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et les idées innées : nous avons remarqué trois manières de sentir, intermédiaires entre ces deux extrêmes, et nous avons eu trois nouvelles idées.

Nous avons noté trois autres idées encore, et trois idées bien distinctes, correspondantes aux trois mots, nature, origine, cause.

C'est ainsi que, toujours pesant, comptant, mesurant, nous avançons peu à peu, attentifs à ne laisser derrière nous que des comptes aisés à vérifier : il n'y a pas d'autre philosophie, d'autre manière de chercher la vérité; il n'y a pas d'autre manière de connaître les choses; car, pour emprunter à Pascal des paroles qu'il a lui-même empruntées d'une autorité plus élevée, Dieu a tout disposé avec poids, nombre et mesure.

SIXIÈME LEÇON.

ÉCLAIRCISSEMENS SUR L'ORIGINE DES IDÉES.

Fausse doctrine de l'école de Descartes, de celle de
Locke, et de toutes les écoles de philosophie.

Après les éclaircissemens que je vous ai donnés sur la nature des idées, je vous dois d'autres éclaircissemens sur leur origine et sur leur cause, ou plutôt sur leurs diverses origines et sur leurs diverses causes.

Vous le savez: on a voulu rendre raison de l'intelligence de l'homme avec les seules modifications que l'âme reçoit à l'occasion du mouvement des organes. On a dit que les plus étonnantes merveilles du génie s'opéraient par les seules sensations: on a été jusqu'à se persuader qu'un seul élément sensitif suffisait à toutes les variétés, à toutes les richesses de la pensée.

Une philosophie qui donne ainsi tout aux sensations n'est guère moins éloignée de la vérité que celle qui leur refuse tout. Rien n'est plus démenti par l'observation, que cet élément unique de notre intelligence: car l'intelligence, telle que nous la possédons, ne peut avoir été formée que par la présence de quatre élémens passifs, qui sont autant de matériaux de connaissances, et par l'énergie de trois élémens actifs qui mettent en œuvre ces matériaux.

Les quatre élémens passifs de nos connaissances, ce

sont nos quatre manières de sentir; les trois élémens actifs, ce sont les trois facultés de l'entendement.

Otez un de ces élémens, actif ou passif, l'intelligence change aussitôt. Sans le sentiment de ses facultés, l'homme ignorera toujours que son âme est un principe d'action; privé du sentiment moral, il ne connaîtra ni la justice, ni la vertu ; que le raisonnement vienne à lui manquer, il est confondu avec les animaux.

Quatre manières de sentir et trois manières d'agir, quatre origines et trois causes d'idées, voilà donc les données de la nature telles sont les conditions nécessaires au développement complet de notre intelligence.

Je me propose d'ajouter quelques réflexions à celles que je vous ai déjà communiquées, et de parler encore de ces origines et de ces causes: aujourd'hui des origines; à la prochaine séance, des causes.

Je me verrai obligé de critiquer les doctrines et le langage des philosophes. Je serai forcé de rejeter presque tout ce qui a été dit et pensé sur l'origine des idées, comme j'ai été forcé de rejeter presque tout ce qui a été dit et pensé sur l'origine des facultés de l'âme '.

Quelque peu d'envie, quelque répugnance même qu'on se sente pour le blâme et la censure, il faut bien pourtant, quand on a consenti à recevoir le titre et qu'on s'est engagé à remplir les devoirs de professeur de logique, ne pas trop craindre de se montrer conséquent.

Or, la manière dont nous avons conçu et résolu le

4. Part. I, leg. xiv.

problème de l'origine de nos connaissances, étant opposée à Platon et à Aristote, à Descartes et à Gassendi, à Leibnitz et à Locke, à Malebranche et à Condillac, aux disciples de Kant et à leurs adversaires, comment nous croire certain d'avoir pour nous la raison, sans tirer la conséquence nécessaire, que tous ces philosophes ont confondu l'erreur avec la vérité?

Nous dirons donc qu'ils se sont trompés, et nous le prouverons, toutes les fois qu'il nous paraîtra utile de le dire et de le prouver.

Les quatre manières de sentir que nous avons remarquées en observant ce qui se passe dans notre ame, ne sont pas le privilége de quelques individus; elles appartiennent à tous les hommes: le sentiment-sensation, le sentiment des opérations de l'âme, le sentiment des rapports et le sentiment moral sont l'apanage de l'espèce humaine tout entière.

Il est vrai que si tous les hommes, en vertu d'une nature qui leur est commune, peuvent sentir de même, il s'en faut bien qu'ils sentent en effet de même, et par conséquent qu'ils aient les mêmes idées et le même nombre d'idées. Dans tous, se trouvent quatre germes de connaissances, quatre sources d'idées; mais dans tous, ces germes ne sont pas également féconds, ces sources ne sont pas également abondantes.

Quelles variétés, quelles différences ne présente pas le sentiment des opérations de l'esprit, si l'on compare le sauvage à l'homme civilisé, l'ignorant qui pense à peine, à un Corneille, à un Pascal; si l'on se compare soi-même à soi-même, en divers instans? Ces diffé

rences entre les sentimens des opérations de l'esprit, ne sont pas moindres pour le nombre et pour les degrés que celles qui se trouvent entre les opérations ellesmêmes; car l'âme ne peut pas agir, qu'en même temps elle ne sente qu'elle agit, comme elle ne peut pas sentir qu'elle agit, qu'elle n'agisse en effet. Penser et ne pas sentir qu'on pense, ou sentir qu'on pense et ne penser pas, sont des choses contradictoires. Mais remarquez bien que je ne dis pas que la pensée soit inséparable de son idée; je dis qu'elle est inséparable de son sentiment. On peut penser sans s'apercevoir qu'on pense, mais non pas sans le sentir.

Or, la plupart des hommes ont une telle indolence à penser, qu'il faut, pour les y contraindre, les besoins les plus pressans de la vie. Combien laissent leur âme plongée dans un sommeil léthargique, en comparaison du très-petit nombre dont l'activité renaît sans cesse d'elle-même! Les premiers ignoreront toujours ce qu'ils peuvent, car d'où leur viendrait l'idée de leurs facultés quand ils n'en ont pas le sentiment? Ceux au contraire qui, agissant continuellement, éprouvent continuellement le sentiment de leur action, trouveront sans peine, dans les variétés de ce sentiment qui ne les abandonne jamais, les idées de toutes leurs facultés, de toutes leurs manières d'agir.

En n'ayant égard qu'à la seconde origine que nous avons assignée aux idées, en ne considérant que le sentiment des opérations de l'âme, il est donc manifeste que tous les hommes ne sauraient avoir une intelligence égale.

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