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ou le comique des rapprochements qui viennent agréablement surprendre le lecteur. A la variété des pensées, des sujets, des couleurs, il a joint la variété non seulement des styles, mais celle de la coupe et de la mesure des vers. Il y a beaucoup d'art à cela, quoique l'art disparaisse sous les apparences mêmes de cette facilité.

Il est indubitable que La Fontaine travaillait beaucoup ses fables; il ne faut donc pas prendre au pied de la lettre le nom de fablier que lui donnait la duchesse de Bouillon, comme s'il avait produit des fables par instinct, et pour ainsi dire sans y penser, de même qu'un arbre porte naturellement des fruits.

C'est par cette réunion de qualités singulières et éminentes que La Fontaine, sans avoir presque rien inventé, a mérité d'être regardé comme le plus original de nos poètes. « Il n'a rien inventé, dit judicieusement La Harpe, mais il a inventé son style et son secret lui est demeuré. » En imitant les autres, il est devenu inimitable et c'est lui particulièrement, et peut-être lui seul, que cette épithète désigne. L'abbé DE FELETZ.

J'

A MONSEIGNEUR LE DAUPHIN (').

E chante les héros dont Ésope est le père;

Troupe de qui l'histoire, encor que mensongère,
Contient des vérités qui servent de leçons.

Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons :
Ce qu'ils disent s'adresse à tous tant que nous sommes:
Je me sers d'animaux pour instruire les hommes.
Illustre rejeton d'un prince aimé des cieux,
Sur qui le monde entier a maintenant les yeux,
Et qui, faisant fléchir les plus superbes têtes,

1. Louis, Dauphin de France, âgé alors de cinq ans et demi.

Comptera désormais ses jours par ses conquêtes,
Quelque autre te dira d'une plus forte voix
Les faits de tes aïeux et les vertus des rois :
Je vais t'entretenir de moindres aventures,
Te tracer en ces vers de légères peintures;
Et si de t'agréer je n'emporte le prix,
J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris.

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Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue:
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine

Chez la fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu'à la saison nouvelle.
« Je vous paîrai, lui dit-elle,
Avant l'oût (1), foi d'animal,
Intérêt et principal. »

La fourmi n'est pas prêteuse :
C'est là son moindre défaut.

<< Que faisiez-vous au temps chaud?
Dit-elle à cette emprunteuse.

Nuit et jour à tout venant

Je chantais, ne vous déplaise.

- Vous chantiez ! j'en suis fort aise :
Eh bien! dansez maintenant (2). »

I. Avant la moisson, qui se fait au mois d'août.

2. La leçon que donne cette fable n'est pas conforme à la saine morale, car, s'il convient d'éviter l'imprévoyance de la cigale, il ne faut pas imiter la dureté railleuse de la fourmi. (GERUZEZ.) Voir le Castoiement d'un père à son fils, page 11, et Antoine de Baïf, page 45.

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M

LE CORBEAU ET LE RENARD.

AITRE corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.

Maître renard, par l'odeur alléché,

Lui tint à peu près ce langage:

« Hé! bonjour, Monsieur du Corbeau (1), Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau ! Sans mentir, si votre ramage

Se rapporte à votre plumage,

Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »
A ces mots le corbeau ne se sent pas de joie ;
Et, pour montrer sa belle voix,

Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le renard s'en saisit, et dit : « Mon bon monsieur
Apprenez que tout flatteur

Vit aux dépens de celui qui l'écoute (2):
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. »
Le corbeau, honteux et confus,

Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.

LA GRENOUILLE QUI VEUT SE FAIRE AUSSI
GROSSE QUE LE BOEUF.

NE grenouille vit un boeuf

UNE

Qui lui sembla de belle taille.

Elle, qui n'était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille

Pour égaler l'animal en grosseur,

Disant : « Regardez bien, ma sœur ;

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Est-ce assez ? dites-moi ; n'y suis-je point encore?
-Nenni.-M'y voici donc?-Point du tout.—M'y voilà?

1. L'idée d'anoblir le corbeau pour le flatter est d'un comique parfait. (LEMAITRE.)

2. Il est plaisant de mettre la morale dans la bouche de celui qui profite de la sottise. Cela rend cette petite scène théâtrale et comique. CHAMFORT.) Voir, page 38, la fable de Gilles Corrozet.

- Vous n'en approchez point. » La chétive pécore
S'enfla si bien qu'elle creva.

Le monde est plein de gens qui ne sonɩ pas plus sages.
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.

DE

LES DEUX MULETS.

EUX mulets cheminaient, l'un d'avoine chargé,
L'autre portant l'argent de la gabelle (1).

Celui-ci, glorieux d'une charge si belle,

N'eût voulu pour beaucoup en être soulagé.
Il marchait d'un pas relevé,
Et faisait sonner sa sonnette;
Quand l'ennemi se présentant,
Comme il en voulait à l'argent,
Sur le mulet du fisc une troupe se jette,
Le saisit au frein, et l'arrête.

Le mulet, en se défendant,

Se sent percé de coups; il gémit, il soupire.
< Est-ce donc là, dit-il, ce qu'on m'avait promis?
Ce mulet qui me suit du danger se retire;

Et moi, j'y tombe, et je péris!

Ami, lui dit son camarade,

Il n'est pas toujours bon d'avoir un haut emploi :
Si tu n'avais servi qu'un meunier, comme moi,
Tu ne serais pas si malade. »

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LE LOUP ET LE CHIEN. (2)

loup n'avait que les os et la peau,

Tant les chiens faisaient bonne garde :

Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,

Gras, poli (3), qui s'était fourvoyé par mégarde.

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2. Voir, plus loin, le même sujet mis en scène

- 3. Luisant.

L'attaquer, le mettre en quartiers,
Sire loup l'eût fait volontiers :
Mais il fallait livrer bataille ;
Et le mâtin était de taille

A se défendre hardiment.

Le loup donc l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint qu'il admire.

<< Il ne tiendra qu'à vous, beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui repartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères et pauvres diables,

Dont la condition est de mourir de faim.

Car, quoi! rien d'assuré ! point de franche lippée (1),
Tout à la pointe de l'épée !

Suivez-moi, vous aurez un bien meilleur destin. >>

Le loup reprit; «Que me faudra-t-il faire?
Presque rien, dit le chien: donner la chasse aux gens
Portant bâtons, et mendiants;

Flatter ceux du logis, à son maître complaire :

Moyennant quoi votre salaire

Sera force reliefs (2) de toutes les façons,
Os de poulets, os de pigeons ;
Sans parler de mainte caresse. >>

Le loup déjà se forge une félicité

Qui le fait pleurer de tendresse.

Chemin faisant, il vit le coup du chien pelé.

« Qu'est-ce là? lui dit-il. — Rien. — Quoi! rien ! - Peu

Mais encor?

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[de chose.

Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause (3).

Attaché ! dit le loup: vous ne courez donc pas

Où vous voulez ? Pas toujours; mais qu'importe ?

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1. Lippée, du mot saxon lip, lèvre : c'est ce que les lèvres peuvent saisir. (L'abbé GUILLON.) 2. Restes de repas.

-

3. Le chien n'ose

affirmer ce qu'il sait mieux que personne. Ce défaut de franchise dans la servitude est un trait de mours. (GERUZEZ.)

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