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et en expliquer la formation et les mouvements. Il est le premier qui ait compris les principes et les effets de la matière et du mouvement: il les applique au ciel et à la terre, à l'homme et aux animaux; il a eu le premier des idées physiques auxquelles Bacon n'avait pu s'élever faute de géométrie. Descartes est encore un créateur en mathématiques, par l'application de l'algèbre à la géométrie. Il a ouvert une carrière nouvelle dans laquelle Newton est entré. Mais Newton avait des concurrents pour la découverte du calcul infinitésimal et la loi de l'attraction, et Descartes n'en avait point eu pour les sciences 1. »>

Et ici l'on me permettra de saluer, en passant, un savant distingué qui honore à la fois la Touraine et la France. C'est à Tours, ainsi que i'indique une plaque commémorative posée sur la maison qu'il habita, rue Bernard-Palissy, que M. Mouchot, alors professeur au lycée Descartes, inventa l'appareil pour l'application de la chaleur solaire à l'industrie, découverte qui lui mérita le grand prix à l'Exposition de 1879. Aussi modeste que passionné pour la science cultivée pour elle-même, M. Mouchot travaille dans une solitude qui rappelle bien l'ermitage de Descartes; son ouvrage de mathématiques, d'une haute portée, est la continuation de l'œuvre de celui que nous fêtons. Aussi suis-je heureux d'associer, en ce jour, dans une même pensée le maître du xvII° siècle et le disciple du XIX° siècle.

En vérité, comment ne serions-nous pas fiers de René Descartes dont la carrière superbe est toute constellée de travaux qui suffiraient à immortaliser plusieurs hommes? De quelle admiration reconnaissante et émue ne devons-nous pas entourer la mémoire de ce grand Français, qui nous dispense d'envier Leibnitz à l'Allemagne, Newton à l'Angleterre et Galilée à l'Italie!

1 Journal de Paris du 30 mai 1796.

Chez Descartes, le génie n'était pas une sorte d'étoile solitaire au firmament de l'âme. Les rares qualités de l'esprit et du cœur formaient comme autant de satellites, que nous n'avons pas le droit d'isoler du centre autour duquel elles gravitent. Si le penseur porte le front avancé, si les grands yeux scrutateurs accusent le travail de la méditation patiente et féconde, la force et la sérénité de l'intelligence, à leur tour, les lèvres bien ouvertes sous le nez saillant indiquent la droiture et la bonté du cœur, et, par leur douceur, tempèrent l'austérité de la physionomie. Mais je m'aperçois que j'ai commencé à pénétrer dans l'intimité du Maître; je ne résisterai pas à la tentation d'esquisser son portrait par le côté plus familier et moins connu.

Descartes était d'une taille un peu au-dessus de la moyenne et bien prise. La tête, d'une forte carrure, montrait un front large et proéminent qui fut ombragé, d'abord, par des cheveux, puis vers la cinquantaine, par une perruque que, même au cours de ses voyages, il faisait confectionner à Paris. Les yeux gris noir, d'une profondeur inexprimable, étincelaient dans un visage au teint légèrement pâle. La lèvre inférieure débordait un peu au-dessous d'un nez fort, mais proportionné. La figure était empreinte d'une remarquable sérénité qui s'éclairait d'un sourire affable, bon et courtois. La voix gardait une douceur exempte de notes rudes ou aiguës, et la délicatesse de la poitrine l'empêchait de devenir trop ardente dans la discussion.

Jeune, René Descartes rechercha les divertissements et le jeu, en donnant ses préférences à ceux dans lesquels l'habileté laisse au hasard le moins de place possible. Mais, en véritable sage, de bonne heure mûri par l'expérience, il ne tarda pas à organiser sa vie d'une façon digne d'un chrétien convaincu, d'un penseur d'élite, d'un savant passionné pour la recherche de la vérité,

dans la possession ou la recherche de laquelle il plaçait le souverain contentement.

La sobriété présidait en maîtresse au régime de vie du philosophe. Descartes buvait très peu de vin et évitait les aliments trop nourrissants; les légumes avaient ses préférences, ainsi que les racines et les fruits. « Après la vertu, disait-il, la santé est le principal des biens que l'on puisse posséder. » La pratique continue des règles de l'hygiène lui faisait concevoir une naturelle répulsion pour les potions des Empiriques, dont le rôle doit consister, pensait-il, à aider l'action ou la réaction de la nature. Il accordait au sommeil tout le temps réclamé pour la réparation des forces et aimait à méditer dans son lit; il réservait au travail intellectuel les heures de la matinée, qu'il considérait comme les plus favorables aux exercices de l'esprit.

Après ses repas, il se plaisait dans la conversation de quelques intimes et s'adonnait à la culture de son jardin, ou bien à la promenade tantôt à pied et tantôt à cheval. Lorsque la vie sédentaire eut affaibli ses forces, il sortait en carrosse ou en gondole: on sait qu'il passa une partie de son existence au pays des canaux, dans la Venise du Nord.

La relation de Samuel de Sorbière, qui visita Descartes dans sa solitude du village de Eyndegeest, près de Leyde, au commencement de l'année 1642, nous introduit dans l'intérieur du philosophe. « Je remarquai avec beaucoup de joie, dit-il, la civilité de ce gentilhomme, sa retraite et son économie. Il était dans un petit château en très belle situation, aux portes d'une grande et belle université, à trois lieues de la cour et à deux petites heures de la mer. Il avait un nombre suffisant de domestiques, toutes personnes choisies et bien faites; un assez beau jardin, au bout duquel était un verger, et tout à l'entour des prairies, d'où l'on voyait sortir quantité de clochers plus ou moins élevés, jusqu'à ce qu'au bord de l'horizon il n'en paraissait plus que quel

ques pointes. Il allait à une journée de là par canal à Utrecht, à Delft, à Rotterdam, à Dordrecht, à Harlem et quelquefois à Amsterdam. Il pouvait aller passer la moitié du jour à La Haye, revenir au logis le même jour, et faire cette promenade par le plus beau chemin du monde, par des prairies et des maisons de plaisance, puis dans un grand bois qui touche ce village. »

Philosophe gentilhomme, et non gentilhomme philosophe, Descartes possédait assez de revenus, consistant surtout en domaines situés dans le Poitou, pour jouir de l'indépendance nécessaire à ses travaux. Les dons de la richesse le laissaient indifférent, et il avait pour maxime que l'on doit « tâcher plutôt à se vaincre soimême que la fortune, et à changer ses désirs que l'ordre du monde ». Content de son sort et de son avoir avis il donnait libéralement ce qui lui restait de superflu, et, à sa mort, on ne lui trouva que 200 rischedales, dont une moitié alla à son valet et l'autre servit à payer ses frais de sépulture.

rara

Descartes avait une nature aimante, affectueuse, toujours prête à éclairer, à secourir et à consoler. Il traitait ses domestiques avec une parfaite égalité d'humeur et une touchante condescendance, qui ne l'empêchait pas, d'ailleurs, d'être diligent pour le soin des affaires. Par une heureuse contradiction avec sa théorie sur l'automatisme animal, son cabinet de travail avait pour familier un compagnon appelé Monsieur Grat, lui aussi sans doute quelque peu philosophe, de cette race dont la Providence a voulu, semble-t-il, faire le type de la fidélité et de la reconnaissance.

La générosité envers les humbles occupait les moments qu'il ne donnait pas à la méditation. Ses serviteurs, dont il cultivait l'intelligence, devenaient parfois ses collaborateurs, et sa nourrice fut comme une seconde mère, dont il assura l'existence par une pension viagère. Ses amis lui vouèrent une fidélité qui n'avait d'égal que l'attachement qu'il nourrissait lui-même à

l'égard de ceux que les relations de parenté, d'enfance, d'étude et de sympathie avaient rapprochés de sa personne. Lorsque l'intérêt de la vérité, qui fut la grande passion de son âme, l'amena à contredire quelque contemporain, comme l'illustre mathématicien Fermat, il ne tarda pas à conquérir son adversaire, en gagnant l'esprit par la puissance de ses raisons et le cœur par l'aménité de ses procédés. On sait que, toute sa vie, il garda la plus profonde reconnaissance aux éducateurs de sa jeunesse.

Absente ou présente, la Patrie trouvait, dans la meilleure partie de lui-même, le culte que lui gardent tous les cœurs bien nés. Souvent, sur ses lèvres et sous sa plume, on voit revenir le nom de la France, de la France qu'il aime plus encore, s'il est possible, sous le voile de ses deuils que dans la pourpre de ses triomphes. «Ma philosophie, écrit-il, ne m'enseigne point à rejeter l'usage des passions et j'en ai d'aussi violentes pour souhaiter le calme et la dissipation des orages en France, qu'en scauroit avoir aucun de ceux qui y sont engagés1.» Brave sans fanfaronnade, mais aussi sans craindre de sacrifier sa vie, Descartes ne voulait pas que l'on fit bon marché de la sève généreuse de notre tempérament national. Au cours de sa dernière maladie, sous les dehors d'une fine plaisanterie qui traduisait bien le fond de son âme, il dit au médecin suédois qui, selon l'usage d'alors, pratiquait sur lui une large saignée : <«< Monsieur, épargnez le sang français ! »

Toujours en quête de solitude, le Maître aspirait sans trêve à la recherche et à la possession de la vérité. Mais, tout en exaltant « la félicité de la vie retirée, la richesse des plus médiocres fortunes »> ce sont ses expressions, il se gardait de la misanthropie et ne se dérobait à la curiosité publique que pour trouver le calme et l'indépendance nécessaires à ses travaux. En

1 Lettres, t. I, 219, 479.

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