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boré à ce Centenaire, par leur activité au sein du Comité d'organisation, par les conférences où nous avons vu revivre si parfaitement le caractère de l'homme, du lettré, du savant, par les excellentes projections qui nous ont permis de contempler la physionomie de Descartes et de le suivre à travers l'Europe, du berceau à la tombe, aussi bien que par l'offre gracieuse du programme et par la décoration si réussie de la salle.

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Et maintenant que j'ai acquitté, bien faiblement, une première dette, me sera-t-il permis d'en payer une seconde envers celui qui a toujours été l'un des cultes de ma pensée et m'a procuré quelques-unes des meilleures jouissances intellectuelles que j'aie goûtées dans les diverses phases de ma vie?

Je ne l'oublie pas, Descartes s'adressant à l'un de ses familiers, lui écrivait : « Vous ne m'avez pas traité en ami de me louer comme vous avez fait. Ne vous avaisje pas supplié plusieurs fois de. ne me point traiter de la sorte? La manière avec laquelle j'ai toujours vécu dans le passé ne montre-t-elle pas assez que je suis l'ennemi de toutes ces louanges 1? »

Au cours de cette solennité, avons-nous été fidèles à suivre cette recommandation? Non, en apparence; oui, en réalité. L'on doit aux morts vérité et justice; et c'était notre droit, c'était notre devoir de faire mieux connaître ce géant de la pensée, de la science, devant la statue duquel on passait trop souvent jusqu'ici sans penser à celui qui a dit: Cogito, Je pense.

On était au printemps de l'année 1596. Onze ans s'étaient écoulés depuis la naissance, sur les rives du Mable, de celui qui devait être le grand cardinal de Richelieu, dont l'oeuvre a trouvé dans la plume de l'un

1 Lettres de Descartes, t. II, p. 715.

de ses successeurs les plus éminents, M. le Ministre actuel des Affaires étrangères, un historien digne de l'œuvre grandiose de l'incomparable homme d'Etat.

Le siècle, qui inclinait à l'horizon, présageait, dans la pacification des esprits, une ère de renaissance et de gloire inconnues jusque-là. L'heure était favorable aux nobles élans, aux intuitions profondes et aux initiatives fécondes. Au milieu du tressaillement qu'apporte le renouveau de la nature printanière, sous le ciel fortuné de la Touraine, cette Florence de la Gaule, sur les bords de la Creuse, aux eaux profondes, naissait un enfant qui devait porter à des hauteurs ignorées le flambeau de la science.

Parmi les acclamations qui, plus tard, lui vinrent de tous les coins de l'Europe, des rives enchanteresses de la Méditerranée aux rivages moins cléments de la Baltique, Descartes n'oublia pas un instant son pays natal. Sa pensée se reportait volontiers vers le foyer domestique, et il aimait à évoquer le touchant souvenir de sa mère, dont il avait à peine connu les premières caresses à l'aube de la vie et dont les cendres reposaient sous les dalles de l'église Notre-Dame de La Haye.

Descartes ne dissimulait pas combien les sollicitations les plus flatteuses venues du septentrion avaient peu de prise sur un « homme qui est né dans le jardin de la Touraine », laquelle il comparait « aux isles enchantées de Calypso et de Circé ». Toutes les fois qu'il quittait sa retraite de Hollande pour revenir en France, il ne manquait pas de visiter son pays, les parents et les amis qu'il y avait laissés. Au mois d'août 1647, en particulier, il fit un séjour assez prolongé dans la demeure de M. de Perrien, marquis de Crenan, sur la paroisse de SaintChristophe.

Par la magnificence de son génie et par la splendeur de ses travaux, Descartes appartient à la France, à

1 Lettres, t. I, let. 46.

l'Humanité; aussi je n'ai garde de prolonger la complaisance que j'éprouve à rappeler les liens qui l'unissent à la Touraine.

Élevons-nous, quelques instants, au-dessus des limites du temps et de l'espace, pour mieux considérer « cette chère tête si pleine de raison et d'intelligence », selon les expressions de son contemporain Balzac 1. N'éprouvez-vous pas une noble fierté à contempler cette physionomie sereine sur laquelle resplendissent les plus rares qualités que la Providence ait jamais départies à l'homme? On ne sait qu'admirer le plus en lui de la puissance de l'esprit, de la sûreté du jugement, de l'audace et de la mesure des conceptions, de la profondeur de l'intuition, du calme dans la discussion et de l'amour passionné pour la vérité, qu'il appelle si justement. « la santé de l'âme 2 ».

Génie profond, pénétrant, universel, Descartes a abordé les problèmes les plus ardus du domaine scientifique et a marqué partout l'empreinte de sa robuste intelligence et de sa méthode féconde. Parcourez du regard les cimes radieuses qui dominent la chaîne de l'humanité, et dites quel sommet s'élève plus sublime vers le firmament.

Sur le sol privilégié de la Grèce, qui fut comme le berceau des lettres et des arts en Occident, au seuil du temple de la philosophie antique, se montrent Platon et Aristote qui, après avoir charmé et conquis les anciens, se partagèrent tour à tour l'enthousiasme des scolastiques du moyen âge. Sous le rayonnement du symbole chrétien, le premier revit dans l'évêque Augustin d'Hippone et, le second, dans le moine Thomas d'Aquin, lesquels, pareils à deux phares étincelants, éclairèrent, durant de longs siècles, l'immensité sombre et voilée de l'océan de la pensée humaine.

Lettre de 1631.

Letires, t. I, p. 137.

Le moyen âge touche à sa fin. Le choc des idées et des écoles, les luttes nationales et internationales, les assauts des intérêts et des passions sous les formes les plus diverses, le progrès de la civilisation, des lettres, des sciences et des arts ont démantelé le Temple de la Philosophie, qui sera bientôt livré à tous les vents de la négation et du pyrrhonisme. Descartes, en possession de l'intuition merveilleuse de Platon et d'Augustin, de la logique indéfectible d'Aristote et de Thomas d'Aquin, se met résolument à l'œuvre. Après avoir déblayé le terrain encombré par l'entassement des hypothèses injustifiées, des subtilités puériles, des systèmes fantaisistes et des théories bâties dans le vide, le penseur, avec la méthode d'un architecte consommé, asseoit, sur des bases inébranlables, le nouvel édifice de la philosophie spiritualiste, sous lequel viendront s'abriter les générations à venir, sur les pas des Mersenne, des Pascal, des Bossuet, des Fénelon, des Malebranche, des Gerdil, des Cousin et des Gratry.

Maître de la pensée au moment où l'ordre et l'harmonie commençaient de pénétrer dans les couches encore troublées du langage, Descartes ne pouvait manquer d'exercer une influence considérable sur la formation de la langue française. Le législateur antique du Parnasse n'a-t-il pas dit:

Scribendi recte sapere est et principium et fons.

Le Discours sur la Méthode de Descartes, publié en 1637, demeure avec le Cid de Corneille, paru l'année précédente, comme le moule puissant duquel notre langue est sortie forte, précise, lumineuse, ciselée pour être l'organe le plus parfait de la pensée humaine dans le monde entier. On n'a pas oublié que Descartes aimait les arts, notamment la Musique, sur laquelle il composa

Horace, Ars poetica, v. 309.

un Traité, et qu'il se plaisait à converser « de la poésie, de la peinture et des autres gentillesses de cette nature », selon ses propres expressions 1.

Si nous passons du domaine des sciences philosophiques à celui des sciences positives et expérimentales, Descartes se montre à nous comme un précurseur, dont le génie n'a jamais été dépassé. Emule des Euclide, des Archimède, des Gallien, des Roger Bacon, des Copernic et des Leibnitz, il a ouvert parfois, élargi souvent, éclairé toujours la carrière scientifique, véritable voie lactée toute resplendissante de merveilles, dont les âges suivants, et notre siècle en particulier, ont raison de célébrer les incomparables magnificences. Avec Viette, Fermat, Roberval, Huyghens et d'autres, il demande aux mathématiques, à la géométrie, à l'algèbre et à la mécanique la solution des problèmes de la sphère céleste et terrestre, de la nature entière qu'il considère comme une mine inépuisable. Avec Galilée, Torricelli, Pascal et Newton, il indique les lois qui régissent l'air et ses divers phénomènes, les liquides et leurs différents états, les mondes dans leur marche à travers l'espace.

La nature est, selon l'expression du Maître, « le livre universel qu'il faut sans cesse étudier»; c'est la source intarissable, la fontaine de Jouvence de l'esprit, de la science et de l'art. « L'eau, dit-il, est toujours semblable à l'eau, mais elle a un tout autre goût lorsqu'elle est puisée à sa source que lorsqu'on la prend dans une cruche ou dans un ruisseau. »>

Si vous étiez tentés de croire à quelque exagération dans cet éloge de notre illustre compatriote, je vous renverrais au célèbre astronome Lalande, qui ne peut être soupçonné de faiblesse pour ses devanciers. «< Descartes, a-t-il écrit, est un de ces génies créateurs qui honore son siècle et son pays. Il a, le premier, embrassé l'ensemble du monde pour en chercher le mécanisme

Lettres, t. II, p. 262.

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