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V

Mais il faut raisonner juste! Comme il n'y a qu'une intelligence << qui est toujours la même » et une vérité qui ne change pas, il ne peut y avoir, suivant Descartes, qu'une méthode. Laquelle? Sur ce point, il arrive aux mêmes conclusions que Kant. Où trouve-t-on mieux l'évidence des raisons que dans les mathématiques ? C'est donc la méthode mathématique qui doit être, suivant ses propres expressions, « l'enveloppe » de la vraie méthode.

Raisonnez sur toutes choses avec le même souci des règles que le mathématicien, et vous raisonnerez juste. Apportez à vos déductions, dira Pascal, l'esprit géométrique, et vos démonstrations seront parfaites.

« Ces longues chaînes de raisons, dit Descartes, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles. démonstrations, m'avaient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s'entre-suivent en même façon, et que, pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduire les unes des autres, il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne ni de si cachées qu'on ne découvre. »

Et Pascal s'exprimera presque dans les mêmes termes, lorsqu'il s'appliquera à définir « la méthode des démonstrations géométriques, c'est-à-dire méthodiques et parfaites ».

«Je ne peux faire mieux entendre, dit Pascal, la conduite qu'on doit garder pour rendre les démonstrations convaincantes qu'en expliquant celles que la

géométrie observe. Cette véritable méthode qui formerait les démonstrations dans la plus haute excellence, (s'il était possible d'y arriver), consisterait en deux choses principales l'une de n'employer aucun terme dont on n'eût auparavant expliqué nettement le sens, l'autre de n'avancer jamais aucune proposition qu'on ne démontrât par des vérités déjà connues, c'est-à-dire, en un mot, à définir tous les termes et à prouver toutes les propositions.

>>

D'abord il faut jalonner la route, c'est-à-dire fixer les préceptes qui doivent servir de guides à l'esprit. Descartes les réduit à quatre qu'il n'a cessé de suivre dans toutes ses études.

«Le premier dit-il était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle, c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute;

Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre;

Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, en supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres;

Et le dernier, de faire partout des dénombrements si enliers et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre. >>

Expliquons et développons sa pensée :

Le premier précepte, c'est qu'il existe un certain nombre de vérités absolues, tellement évidentes qu'elles n'ont pas besoin d'être démontrées; se sont celles qui se présentent si clairement et distinctement à l'esprit

qu'on ne peut les révoquer en doute; ce sont de véritables axiomes, comme ces vérités connues en géométrie: « Le tout est plus grand que la partie. La ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre. » Ces vérités absolues, ces éléments irréductibles, sont à vrai dire peu nombreux dans chaque ordre des connaissances humaines. La difficulté consiste précisément à les dégager.

Le second précepte doit nous en fournir les moyens. Dans chaque tout, objectif ou subjectif, dans chaque ensemble, il faut par subdivisions successives chercher l'élément irréductible et simple, ou, au sens tout scientifique, « l'absolu ». C'est le procédé d'analyse qui consiste à expliquer toujours un tout par ses parties, jamais les parties par le tout. C'est, suivant l'observation fort juste de M. Alfred Fouillée, la caractéristique même de la méthode moderne basée sur la doctrine cartésienne.

Ceci fait, il faut recomposer la réalité, reconstituer l'ensemble par le procédé de synthèse; c'est l'objet du troisième précepte. Allons plus loin: groupons les éléments irréductibles semblables dans chaque tout, rapprochons les éléments similaires, comparons dans les objets dissemblables les éléments absolus qui sont communs à plusieurs, nous aurons découvert la classification des idées, base de toute généralisation scientifique.

Enfin, il est un dernier précepte sans lequel les trois autres sont inefficaces. Il est essentiel de n'omettre aucun des éléments que l'analyse a révélés, de ne rien négliger, sous peine de poser des déductions erronées. En un mot, il ne faut pas se hâter de conclure, avant de s'être livré à une étude consciencieuse et approfondie, quelle que soit la matière que l'on traite. Rien n'est plus nuisible aux intérêts de la science que les affirmations trompeuses des demi-savants.

VI

Que si l'on veut maintenant apprécier l'excellence de la méthode de Descartes, il suffira de voir l'application qu'il en fit au problème éternel de l'existence de l'âme et de l'existence de Dieu.

Il est une vérité incontestable, Descartes nous dit même que c'est la vérité primordiale, la scule qui apparaisse comme une réalité évidente. Cette réalité indiscutable, c'est l'existence de la pensée. <<< Par le mot de pensée, dit-il, j'entends toutes les choses que nous trouvons en nous, avec la conscience qu'elles y sont, et autant que la conscience de ces choses est en nous. La pensée est inséparable de l'être. Je ne suis moimême qu'en tant que je pense, et je ne pense qu'en tant que je suis. « C'est l'adage célèbre que la postérité a retenu comme la caractéristique de sa philosophie: Cogito, ergo sum. Je pense, donc je suis,» autrement. dit: « Je suis parce que j'ai conscience que j'existe. » Syllogisme diront les détracteurs de la doctrine cartésienne. Comme si le philosophe qui a si bien montré la stérilité des syllogismes allait se mettre à son tour à syllogiser. L'on oublie qu'il ne s'agit point ici d'une proposition à démontrer, mais bien d'un axiome que Descartes a présenté comme «< une vérité première » qui n'a besoin du secours d'aucun raisonnement. Descartes répète sur tous les tons « qu'il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi »>.

Il voit sa pensée « par une simple inspection de son esprit », par une «< intuition directe et instantanée ». Se peut-il qu'il soit trompé par quelque esprit malin qui lui fait concevoir ce qui n'est pas? Mais il faut être pour

être trompé : « Si fallor, sum, » avait déjà dit saint Augustin dans la Cité de Dieu. Douter c'est encore penser. Pascal dira, après Descartes: « Que fera l'homme en cet état? Doutera-t-il de tout? Doutera-t-il s'il veille? Doutera-t-il s'il doute? Doutera-t-il s'il est? On n'en peut venir là. >>

Donc l'être existe, j'entends l'être pensant, l'être immatériel que Descartes appelle indifféremment « notre âme ou notre pensée ». Ce n'est que de l'existence de l'âme ou de la pensée qu'il va déduire l'existence des corps ou de la matière. N'avons-nous pas la notion claire qu'à côté de l'être qui pense il existe une nature corporelle qui est distincte?« Nous expérimentons sur nous-même, dit-il, que tout ce que nous sentons vient d'autre chose que de notre pensée, les sensations nous viennent uniquement de nos sens, qui nous excitent à apercevoir clairement et distinctement une matière étendue en longueur, largeur et profondeur, dont les parties. ont des figures et des mouvements divers. >>

Il existe donc dans le monde une matière dont « l'idée se forme en nous à l'occasion des corps du dehors », et << nous concevons cette matière comme une chose différente de notre pensée ».

Autrement dit, nous avons deux notions ou idées claires et distinctes, l'une d'une substance créée qui pense, et l'autre d'une substance étendue. L'étendue constitue la nature de la substance corporelle, de même que la pensée constitue la substance de la nature intelligente, c'est-à-dire de l'âme.

Bien plus, « nous devons conclure, ajoute Descartes, qu'un certain corps est plus étroitement uni à notre âme que tous les autres qui sont au monde, parce que nous apercevons clairement que la douleur et plusieurs sentiments nous arrivent sans que nous les ayons prévenus, et que notre âme, par une connaissance qui lui est naturelle, juge que ces sentiments ne procèdent pas d'elle seule en tant qu'elle est une chose qui pense, mais en

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