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tinguer clairement ce qu'il pense, pour exprimer clairement ce qu'il a compris.

Voltaire avait coutume de dire : « Quand deux philosophes discutent sans se comprendre, ils font de la métaphysique; quand ils ne se comprennent plus eux-mêmes, ils font de la haute métaphysique. » Rien ne ressemble moins à la métaphysique d'école, qualifiée si justement par Taine de « Galimatias double », que la philosophie simple, claire, pratique, telle que Descartes la conçoit et la développe.

Par cette conception nouvelle de son génie, la philosophie grandit en élévation comme en étendue. Ce n'est plus seulement l'art de parler savamment de toutes choses; pour lui, la philosophie est bien la science universelle. «Elle comprendra, comme il le dit si bien, non seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l'invention de tous les arts. >>

A la philosophie spéculative, il veut substituer la philosophie pratique. « Au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver, dit-il, une pratique par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie. »

Qui donc, semble dire Descartes, est le vrai philo

sophe, celui qui se contente d'édifier quelque système métaphysique, intelligible pour quelques-uns, ou bien celui qui, s'emparant des secrets de la nature, emploie ses connaissances au bien de l'humanité, soit en diminuant ou en soulageant par l'invention des machines le travail des hommes, soit en combattant la maladie et en reculant les limites de la vie humaine?

Ainsi comprise, la philosophie est bien la science. universelle, disons presque la science de la sagesse, suivant la définition grecque.

Mais Descartes est plus qu'un philosophe : c'est un penseur. Il ne se contenta pas d'étendre le domaine de la philosophie; il fit faire à la pensée humaine un pas de géant.« Il y a quelque chose de plus grand que d'ajouter à la somme des connaissances humaines, dit justement M. Alf. Fouillée, c'est d'ajouter à la puissance même de l'esprit humain. » Descartes le fit surtout en découvrant le fondement même de la certitude.

IV

Si l'on se reporte par le souvenir au siècle de Descartes, on ne peut se défendre d'une profonde admiration pour l'audace et en même temps pour la sagesse de notre immortel philosophe. Il n'y avait à vrai dire à cette époque, dans le monde où l'on pense, que deux écoles philosophiques : l'une, celle des libertins, c'est-à-dire des esprits forts, qui doutaient de tout, et pour qui le scepticisme de Montaigne et de Charron aboutissait à la négation de tout principe; l'autre, la scholastique, pour qui la métaphysique d'Aristote était devenue parole d'Evangile et qui vénérait la doctrine péripatéticienne à l'égal des vérités révélées. Descartes, et c'est, à mon avis, le trait distinctif de son génie, évita les deux écueils qui

s'offraient à lui; il sut s'affranchir des chaînes du passé, et se soustraire au joug de la tradition, faire justice des préjugés séculaires; mais en même temps il opposa aux désolantes négations des sceptiques l'éclatante affirmation du spiritualisme le plus élevé.

Par un admirable esprit d'indépendance, il émancipa la pensée humaine. Par un esprit de sagesse plus merveilleux encore, il donna à la pensée ainsi affranchie les titres mêmes qui devaient lui assurer la suprématie à laquelle elle a droit. Il ne se contenta pas d'affirmer l'existence de la pensée et de poser en principe qu'elle suffit à tout démontrer; il revendiqua hautement les droits de la raison, il enseigna à l'homme à penser suivant la raison et à ne chercher le critérium de la certitude, ni dans la tradition, ni dans la coutume, ni dans l'opinion du plus grand nombre, ni dans les syllogismes de la scolastique, ni dans les mirages de notre imagination ou de nos sens, mais bien dans l'évidence seule, dans cette pleine et victorieuse évidence qui s'impose à l'esprit subjugué, comme éclate aux yeux la lumière éblouissante du jour.

Et pourquoi donc, nous dit Descartes, faudrait-il se soumettre aveuglément aux enseignements surannés des dieux de l'Ecole? - Quelle vertu supérieure ont-ils donc pour que nous soyions contraints d'accepter sans contradiction leurs affirmations qui, souvent, révoltent notre raison?« J'ai appris dès le collège, dit-il, que l'on ne saurait rien imaginer de si étrange et de si peu croyable. qui n'ait été dit par quelqu'un des philosophes. >> Aristote et ses disciples sont-ils infaillibles parce qu'ils sont anciens? Mais, ajoute-t-il très justement, leur antiquité même n'est qu'un argument contre la supériorité de leur doctrine. Ce qu'on nomme l'antiquité n'était vraiment que l'enfance et la jeunesse du genre humain. «< A nous convient plutôt le nom d'anciens; car le monde est plus vieux qu'alors et nous avons une plus grande expérience. »>

Bulletin archéologique, t. XI.

3

L'humanité n'est-elle pas perfectible de sa nature, et le progrès n'est-il pas la résultante des efforts combinés des générations qui se succèdent? « Les derniers venus commenceront, dit-il, où les précédents auront achevé, et ainsi, joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous irons tous ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne pourrait faire. >>

Mais, si l'autorité des anciens ne suffit pas à fonder la certitude, que dire de la coutume et de l'exemple. Il n'y a pas de base plus fragile, suivant Descartes. «< En voyageant, dit-il, j'ai reconnu que tous ceux qui ont des sentiments fort contraires aux nôtres ne sont pas pour cela barbares ni sauvages; et ayant considéré combien un même homme, avec son même esprit, étant nourri dès son enfance entre des Français ou des Allemands, devient différent de ce qu'il serait s'il avait toujours vécu entre des Chinois et des cannibales, et comment, jusques aux modes de nos habits, la même chose qui nous a plu il y a dix ans, nous semble maintenant extravagante et ridicule: en sorte que c'est bien plus la coutume et l'exemple qui nous persuade qu'aucune connaissance certaine. >>

L'opinion du plus grand nombre ne vaut asssurément pas mieux. « La pluralité des voix, dit-il, n'est pas une preuve qui vaille rien pour les vérités un peu malaisées à découvrir, à cause qu'il est bien plus vraisemblable qu'un homme seul les ait rencontrées que tout un peuple.» Les syllogismes de la logique servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu'on sait, ou même à parler sans jugement de celles qu'on ignore, qu'à les apprendre.

D'autre part, quelle confiance pouvons-nous avoir dans les impressions de nos sens et les fantômes de notre imagination? Ne sommes-nous pas trompés par <«< nos sens qui ne nous enseignent pas la réelle nature des choses », mais seuiement leur apparence tangible? Ne sait-on pas qu'une tour carrée, vue à une certaine

distance, parait ronde? « Encore que nous voyions le soleil très clairement, nous ne devons pas pour cela, dit Descartes, juger qu'il ne soit que de la grandeur que nous le voyons. » De même pour l'imagination. « Nous pouvons imaginer distinctement une tête de lion entée sur le corps d'une chèvre, sans qu'il faille conclure pour cela qu'il existe au monde une chimère. »

Il faut donc chercher ailleurs le fondement de la certitude, et Descartes le trouve dans la raison. Il ne se lasse de le répéter. Tout ce qui est vrai est raisonnable; tout ce qui est raisonnable est clair et distinct. La pensée certaine est celle dont on a l'idée claire et distincte : toute idée claire en elle-même et distincte du reste entraîne l'évidence.

Cette valeur objective que Descartes attribue à nos idées claires et distinctes fonde la certitude de la science. «Tout ce que nous concevons clairement et distinctement est vrai; la seule difficulté est de savoir ce que nous concevons distinctement. » Pour cela, dit-il, il faut être sincère sur son état de conscience; ne rien affirmer au-delà de sa vision intellectuelle, ne pas se mentir à soi-même, ne pas mentir aux autres. Vous voyez clairement; dites : « Je vois »; vous voyez obscurément: dites: « Je vois mal». Vous doutez; dites : « Je doute ». Soyez véridique; c'est la probité du savant. Qu'on ne nous parle plus d'autorités étrangères à notre conscience. Descartes ne veut même pas « savoir s'il y a eu des hommes avant lui ». Pour lui, entre l'être et la pensée tout intermédiaire est inutile. Chacun porte en soi sa propre infaillibilité. La vérité est en nous. La raison suffit à nous la faire découvrir.

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