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cinq ans encore il continue de voyager, visite le Nord, parcourt l'Italie, enfin revient en France où il arrive précédé d'une réelle réputation. Il passe trois années à Paris, fréquentant de préférence la société des lettrés et et des savants, vivant dans l'intimité des hommes les plus distingués de son temps; bientôt, à la suite d'entretiens avec le cardinal de Bérulle, il se décide à se consacrer tout entier et définitivement à la philosophie. A cette époque, Descartes estimant qu'il n'a plus rien à apprendre, ni dans les traités des philosophes, ni même dans le livre du monde qu'il vient de feuilleter durant quelques années, prend la résolution « d'étudier en luimême et d'employer toutes les forces de son esprit à choisir les chemins qu'il faut suivre ». Il lui semble que l'étude la plus digne de tenter un esprit comme le sien, c'est la connaissance de l'âme humaine et que l'antique. précepte du penseur grec: « Connais-toi toi-même, » est encore le but suprême de la philosophie.

Mais, pour accomplir ce grand dessein, Descartes comprend qu'il lui faut s'éloigner pour toujours du monde et vivre dans la retraite. Il s'est voué au célibat pour n'être distrait de ses méditations par aucune des préoccupations de la famille. Il se résoud à quitter Paris et à s'expatrier. On a dit qu'il allait chercher hors de France une liberté plus grande de philosopher. Il semble avoir voulu surtout se soustraire à l'influence des petites coteries qui composaient alors en France tout le monde. instruit qu'on appellera plus tard la Cour et la Ville,— et qui formaient comme autant de petites académies à côté de la grande qui venait de naître. L'air de Paris est mauvais au penseur; «< il s'en dégage, dit Descartes, un poison subtil qui dispose à la vanité ». C'est en Hollande, loin de ces influences, loin de sa famille et de ses amis, qu'il s'établit et qu'il vivra vingt ans, ayant trouvé la solitude «dans le désert d'un peuple affairé ». Là même il change constamment de résidence pour goûter la liberté de l'incognito et échapper aux importuns;

parfois ses amis les plus chers ignorent le lieu de sa retraite. Seul le R. P. Mersenne, son ancien condisciple, avec lequel il entretint toute sa vie une correspondance suivie et qui fut, suivant une expression spirituelle, « le résident de M. Descartes à Paris », reste en communication constante avec lui.

L'isolement est nécessaire à sa nature. « Hors de ma solitude, dit-il, il est difficile que je puisse avancer en rien dans la recherche de la vérité. » Et sa devise favorite était « Qui bene vixit, bene latuit. Pour bien vivre, il faut vivre caché. »

Ce fut pendant ce séjour de vingt années en Hollande que Descartes publia successivement tous ses ouvrages: Le Discours de la Méthode, en 1637, Les Méditations métaphysiques, en 1641, Les Principes de la Philosophie en 1644, Le Traité des Passions de l'Ame, en 1649.

L'étude de la philosophie lui laisse assez de loisirs pour lui permettre d'explorer à fond toutes les connaissances humaines, mathématiques pures, mécanique, physique, cosmogonie, physiologie, médecine, et de se montrer supérieur en tout. Ne trouve-t-il pas encore le temps d'entretenir avec ses amis Mersenne et Chanut, avec la princesse Palatine Élisabeth, plus tard avec Christine, reine de Suède, cette admirable correspondance qui est peut-être la partie la plus intéressante de son œuvre? C'est là surtout que nous pouvons le mieux juger cet esprit universel, ce génie prodigieux, toujours en éveil, poursuivant dans l'étude des sciences les plus diverses le continuel souci d'une synthèse embrassant le monde entier.

C'est qu'en effet, comme le dit fort justement M. Alfred Fouillée, Descartes n'est pas, comme Malebranche, un métaphysicien entièrement perdu dans le monde idéal. C'est un savant ayant les yeux ouverts sur la nature entière, mais avec sa pensée idéaliste de derrière la tête. « Il faut, dit-il à plusieurs reprises, comprendre les principes de la métaphysique, puis étudier le monde de

la pensée et le monde de l'étendue. » La principale règle qu'il s'était imposée, écrit-il encore à la princesse Elisabeth,« c'est de n'employer que quelques heures par an aux pensées qui n'occupent que le seul entendement, c'est-à-dire à la métaphysique, et quelques heures par jour aux pensées qui occupent l'entendement et l'imagination, c'est-à-dire aux mathématiques et à la physique. » Pour le reste du temps, il conseille les longues promenades, les délassements de l'esprit et le repos du corps assuré par dix grandes heures de sommeil toutes les nuits.

On sait que les dernières années de son séjour en Hollande furent troublées par les tracasseries dont il fut victime de la part des théologiens de l'Université protestante d'Utrecht, et comment Voetius, recteur de cette Université, le fit appeler devant les magistrats pour répondre du crime d'athéisme et voir brûler ses livres par la main du bourreau. L'intervention de l'ambassadeur de France arrêta seule cette procédure. Il est permis de supposer que ces attaques odieuses ne furent pas étrangères à la résolution qu'il prit, à la fin de l'année 1619, de se rendre à Stockholm où la reine. Christine l'appelait depuis longtemps. Il y fut reçu avec les plus grands honneurs. Malheureusement, la rigueur du climat eut bientôt raison de sa constitution délicate. Il tomba malade quatre mois après son arrivée. Les médecins appelés auprès de lui voulurent traiter, suivant la mode du temps, la congestion pulmonaire par une saignée. « Messieurs, disait Descartes, épargnez le sang français. » Ce trait d'esprit ne le sauva pas. Il se soumit enfin à leur ordonnance. « Trop tard, » dirent les médecins. Il semble plus vraisemblable que la saignée hâta sa fin. Sa mort fut admirablement chrétienne. Il mourut le 11 février 1650, à l'âge de cinquantetrois ans.

On l'ensevelit à Stockholm où un monument lui fut élevé par ses amis. En 1677, ses restes furent transfé

rés en grande pompe à l'église Sainte-Geneviève-duMont, puis sous la Convention, au Louvre, et enfin, en 1819, sa dépouille mortelle fut déposée à Saint-Germaindes-Prés où elle est encore actuellement.

En 1849, on s'aperçut que Descartes n'avait pas de statue. La Société archéologique de Touraine ouvrit une souscription et, en 1852, la statue fut érigée à Tours sur la place de l'Hôtel-de-Ville, non loin de l'endroit où on la voit aujourd'hui.

Mais Descartes pouvait se passer de statue. Il était de ceux dont la mémoire vit éternellement. Comme savant, comme philosophe, comme penseur, il était, de son vivant, entré tout entier dans l'immortalité.

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On a coutume de distinguer deux cycles dans la vie de Descartes le cycle mathématique et le cycle métaphysique, ce qui veut dire, en langage intelligible, que, pendant la première partie de sa vie, il se livra à l'étude de la science et que, durant la seconde partie, il se consacra tout entier à la philosophie.

Notre éminent collègue, M. l'abbé François Bossebœuf, doit, à l'occasion du troisième centenaire de notre illustre compatriote, vous présenter le mathématicien et le savant; j'ai seulement entrepris de vous parler du philosophe et du penseur.

Toute l'œuvre philosophique de Descartes est, à vrai dire, résumée dans un petit livre qu'on a l'habitude d'appeler, par abréviation, Discours de la Méthode, mais dont le vrai titre est Discours de la Méthode pour bien conduire sa raison et rechercher la vérité dans les sciences. Le titre seul est tout un manifeste. La Vérité ! la Raison! Tout pour la vérité; tout par la raison. La

vérité comme but, la raison, disons le bon sens, comme moyen. N'est-ce pas, à vrai dire, la véritable méthode scientifique moderne ? N'est-ce pas, suivant l'énergique expression de Nisard, la méthode même de l'esprit français ?

Lorsque le Discours de la Méthode parut, ce fut une véritable révolution parmi le monde des érudits et des philosophes. Dans la forme comme dans le fond, il troublait toutes les idées reçues et bouleversait l'enseignement de l'école.

Et d'abord, au point de vue de la forme, Descartes faisait preuve d'une rare audace. Son livre était écrit en langue vulgaire, c'est-à-dire en français, au lieu d'être écrit en latin, comme c'était alors la coutume pour tout ouvrage ayant quelque prétention scientifique.

« Si j'écris en français, qui est la langue de mon pays, dit-il, plutôt qu'en latin, qui est celle de mes précepteurs, c'est à cause que j'espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu'aux livres anciens; et, pour ceux qui joignent le bon sens avec l'étude, ils ne seront point si partiaux pour le latin qu'ils refusent d'entendre mes raisons pour ce que je les explique en langue vulgaire. »>

Il ne se contente pas d'écrire en français, il écrit en langue intelligible, parce qu'il veut que tout le monde, «que les femmes même puissent le comprendre ».

Il rejette toutes les formules barbares de l'école, ce n'est pas sous sa plume qu'on retrouvera les expressions à la mode: de quiddité, de corporéité, d'essence; ce n'est pas lui qui déduira ses raisonnements d'après les syllogismes de la Logique. Ce qu'il recherche avant tout, la seule chose dont il ait souci, c'est la simplicité du raisonnement, c'est la clarté du style. Il y a deux mots qui reviennent à tout instant dans ses œuvres ; ces deux mots sont clairement et distinctement ». Son unique préoccupation, on le voit à chaque ligne, c'est de dis

((

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