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au collège de la Flèche, qui était alors, sous la direction des Jésuites, « une des plus célèbres écoles de l'Europe ». Il était déjà d'esprit si curieux et si réfléchi que son père le surnommait « son petit philosophe ». Il se mit au travail avec passion, ayant l'extrême désir d'apprendre les lettres, parce qu'on lui avait persuadé <«< que, par ce moyen, on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie ». Mais la désillusion vint vite, et, lorsqu'à l'âge de seize ans, il eut achevé « tout ce cours d'études au bout duquel on a coutume d'être reçu au rang des doctes », il ne tarda pas à changer entièrement d'opinion. Il sortait du collège, tout comme nos modernes bacheliers, sachant fort peu de chose, et rien que d'inutile, «< n'ayant eu, comme il le dit, d'autre profit en tâchant de s'instruire, que de découvrir de plus en plus son ignorance ».

Avec quelle charinante ironie, confirmant les impressions qu'il avait ressenties au sortir du collège, il analysera plus tard le corps de doctrine enseigné alors à la jeunesse « Je ne laissais pas, dit-il, d'estimer les exercices auxquels on s'occupe dans les écoles. Je savais que les langues qu'on y apprend sont nécessaires pour l'intelligence des livres anciens; que la gentillesse des fables réveille l'esprit; que les actions mémorables des histoires le relèvent, et, qu'étant lues avec discrétion, elles aident à former le jugement; que la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées; que l'éloquence a des forces et des beautés incomparables; que la poésie a des délicatesses et des douceurs très ravissantes; que les mathématiques ont des inventions très subtiles, et qui peuvent beaucoup servir tant à contenter les curieux qu'à faciliter tous les arts et diminuer le travail des hommes; que les écrits qui traitent des mœurs contiennent plusieurs enseigne

ments et plusieurs exhortations à la vertu qui sont fort utiles; que la théologie enseigne à gagner le ciel; que la philosophie donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses et se faire admirer des moins savants; que la jurisprudence, la médecine et les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent; et enfin qu'il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connaître leur juste valeur et se garder d'en être trompé. »

L'étude n'avait fait que développer en lui le doute sur l'excellence des vérités professées. Il avait appris tout ce que les autres apprenaient à l'école; ne s'étant pas contenté des sciences qu'on y enseignait, et ayant parcouru tous les livres qui traitent de celles qu'on estimait les plus curieuses et les plus rares, « il s'en était trouvé embarrassé de tant de doutes et d'erreurs qu'il avait pris la liberté de penser qu'il n'y avait aucune doctrine dans le monde telle qu'on le lui avait fait espérer ».

Les langues mortes et l'étude de l'antiquité lui semblent plaisir de bel esprit plutôt que connaissances utiles pour la pratique de la vie: « Lorsqu'on est trop curieux des choses qui se pratiquaient aux siècles passés, dit-il, on demeure ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci. »>

« Il n'est pas plus du devoir d'un honnête homme ajoute-t-il, de savoir le grec et le latin que le suisse ou le bas-breton et l'histoire de l'empire germano-romanique que celle du plus petit Etat qui se trouve en Europe. » Il dira plus tard à la reine Christine qui étudiait le grec «< qu'il en avait appris tout son saoul dans le collège, étant petit garçon, mais qu'il se savait bon gré d'avoir tout oublié lorsqu'il était parvenu à l'âge du raisonnement ».

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L'éloquence et la poésie le charment, mais il les considère plutôt comme des dons de l'esprit que comme des fruits de l'étude.

<< Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu'ils proposent, encore qu'ils ne parlassent que basbreton et qu'ils n'eussent jamais appris de rhétorique ; et ceux qui ont les inventions les plus agréables, qui les savent exprimer avec le plus d'ornement et de douceur, ne laisseraient pas d'être les meilleurs poètes, encore que l'art poétique leur fût inconnu. >>

La jurisprudence et la médecine ne sont, à vrai dire, utiles qu'à ceux qui les exercent « et qui en tirent honneurs et richesses ».

La théologie, pour lui, est «< un moyen de gagner le ciel », mais « le chemin n'est pas moins ouvert aux plus ignorants qu'aux plus doctes, et les vérités révélées qui y conduisent étant au-dessus de notre intelligence, il serait téméraire de les soumettre à la faiblesse de nos raisonnements ».

De la philosophie, il ne veut rien dire, «< sinon que, voyant qu'elle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s'y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, il n'avait point assez de présomption pour espérer d'y rencontrer mieux que les autres; et que, considérant combien il peut y avoir de diverses opinions touchant une même matière qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu'il y en puisse avoir jamais plus d'une seule qui soit vraie, il réputait presque pour faux tout ce qui n'était que vraisemblable

Les autres sciences qui empruntaient alors leurs principes à la philosophie, la physique qui n'était que de la métaphysique, la chimie qui n'était que de l'alchimie, l'astronomie qui n'était que de l'astrologie, lui paraissent non moins imparfaites, « jugeant, dit-il, qu'on ne pouvait rien avoir bâti qui fût solide sur des fondements si peu fermes ».

Scules les mathématiques donnent quelque satisfaction à la netteté et à la précision de son esprit, et, bien qu'il ne connût pas encore leur vrai usage, «< pensant alors qu'elles ne servaient qu'aux arts mécaniques, » il reconnaît qu'elles lui plaisent, << surtout à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons ».

Ce n'est que plus tard qu'il découvrira la méthode géométrique qu'il devait appliquer d'une façon si remarquable à toutes les déductions scientifiques.

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A dix-sept ans, à peine « sorti de la sujétion de ses précepteurs »>, Descartes vient à Paris où il mène joyeuse vic, à l'instar des jeunes gens de sa condition, apportant à la recherche du plaisir l'ardeur qu'il montrait en toutes choses. Mais ce goût de la dissipation dure peu, et, bientôt ressaisi par la passion de l'étude, il disparaît et devient invisible à ses amis qui le croient retiré en Bretagne. De fait, il étudiait le Droit à Poitiers où M. Beaussire a retrouvé sur les registres de la Faculté, des 9 et 10 novembre 1616, la mention de ses examens: Nobilissimus dominus Renatus Descartes creatus fuit baccalaureus in utroque jure.

L'année suivante, il se résolut à ne plus chercher d'autre science « que celle qu'il trouverait en lui-même ou dans le grand livre du monde ». Sa situation de fortune lui permettait de vivre librement sans embrasser une carrière: « Je n'étais point, grâce à Dieu, dit-il, de condition qui m'obligeât à faire un métier de ma science pour le soulagement de ma fortune. » Le fief du Perron, dont il était propriétaire et qui lui assurait six mille livres de rente, suffisait amplement à ses goûts. Il prit donc le parti de voyager, estimant qu'il est «< bon de savoir quelque chose des mœurs des divers peuples, afin

de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit ridicule et contre raison, ainsi qu'ont coutume de faire ceux qui n'ont rien vu ».

Pour pouvoir voyager en toute sécurité, au milieu des guerres de religion qui troublaient alors si profondément. l'Europe, il prend le parti des armes et s'engage à l'âge de vingt-et-un ans en Hollande au service de Maurice de Nassau. Mais, pour ne pas perdre sa liberté, il ne voulut jamais être que volontaire, s'entretenant à ses frais, refusant toute solde et renonçant à toute charge. L'instinct qui le poussait à cette époque vers la carrière des armes, n'était, dit-il, que « l'effet d'une chaleur de foie qui s'éteignit par la suite ». Plus tard, il avait de la peine à donner place parmi les « professions honorables >> au métier de la guerre, tel qu'il était alors pratiqué par les aventuriers de toutes sortes qui formaient les armées de mercenaires et qui n'y étaient poussés que « par l'oisiveté et le libertinage ».

Au bout de deux ans, Descartes passe en Allemagne. et prend part, dans les armées de l'électeur de Bavière, aux premières luttes de la guerre de Trente Ans, mais sans épouser plus vivement les querelles des princes catholiques que celles des protestants. Au milieu des camps, il ne songe qu'à la science et à la philosophie; il observe le cœur humain, étudie la mécanique, jette sur le papier l'ébauche des pensées qui fermentent dans son esprit. Rien ne lui importe moins que les événements politiques auxquels il est mêlé. Il se contente « de voyager, de voir des cours et des armées, de fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, de recueillir diverses expériences » et de faire «< telles réflexions dont il peut tirer profit, tâchant, dit-il, en roulant çà et là dans le monde, d'y rester spectateur plutôt qu'acteur dans les comédies qui s'y jouent ».

En 1621, Descartes abandonne le métier des armes pour avoir plus de loisirs et se livrer à l'étude. Pendant

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