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DESCARTES

Fier du loisir conquis, son salaire et sa gloire,
L'homme osa détourner son regard des sillons,
Et, s'enivrant d'abord de science illusoire,
Il courut, l'âme ouverte, au devant des rayons !

Dupé par les couleurs dont l'Etre se décore,
Du conseil de Socrate, hélas ! vite oublieux,
Au monde intérieur qu'il dédaignait encore,
Crédule, il préférait le monde offert aux yeux.

Les contours le leurraient, car la forme s'altère,
Et la main n'y perçoit que le vide ou qu'un mur,
Il sentait dans les sons soupirer un mystère.
Tous les signaux des sens ne sont qu'un chiffre obscur.

Leur témoignage ondoie, et leur félon service
Loin d'éclairer voilait l'assuré fondement
Où pourra la pensée asseoir son édifice,
Tour de bronze où le Vrai veille éternellement.

Quelle étrange odyssée avait longtemps fournie
La raison, confiante en ces traîtres appuis,
Quand, douleur par prudence et croyant par génie,
Descartes proclama : « Je pense, donc je suis ! »

Sa foi mâle a sauvé les penseurs du naufrage.
Jouet d'une tourmente aux confuses clameurs,
Sans gouvernail, en proie au ténébreux orage,
Leur galère sombrait, veuve de ses rameurs.

L'équipage anxieux flottait sur des épaves;
Quel salut espérer de l'abîme inclément ?

Or, voici qu'un jeune homme étonnant les plus braves,
Nu, dans le gouffre noir plonge résolument.

Il remonte. La mer l'assaille et le menace ;
Elle soulève et tord sur lui son vert linceul,
Il la domine, il nage, et son regard tenace
Couve le port lointain qu'il a découvert seul.

C'est un roc peu visible, à peine s'il émerge.
Il est rebelle au soc, ignoré des oiseaux ;
De toute approche encore il est demeuré vierge,
Point gris sur le désert tumultueux des eaux;

Mais solide refuge, inviolable asile,

Le pied trahi par l'onde y pose raffermi,

Et l'œil qui, pour tout voir, des champs bornés s'exile, Peut, libre et sans barrière, y sonder l'infini.

Cet îlot solitaire, oublié dans l'espace,

Mais stable, et des penseurs perdus espoir dernier,
Témoin persévérant que pénètre et dépasse
Quelque chose d'immense impossible à nier,

Descartes, c'est ton être, où point ta conscience,
Qui le nomme à lui-même et l'impose à ta foi;

Tu dis, forçant le doute à fonder la croyance :

((

Puis-je douter sans être ? Il me faut croire en moi. »

Fort d'un titre avéré, tu fouilles ton domaine,

Et voilà que tu sens au mur de ton cerveau
Heurter un visiteur plus grand que l'âme humaine,
Un muet formidable, étrangement nouveau.

D'où vient-il? Aussitôt d'inébranlables suites
Surgissent par degrés de ton premier aveu,
Et ces marches d'airain, sur le granit construites,
Escaladent le ciel du fond de l'âme à Dieu !

Les fronts ont salué, tous, du portique au temple,
Dans l'angoisse levés ou posés sur l'autel,

La preuve, désormais plus profonde et plus ample,
D'un soupirail ouvert sur le monde éternel.

Mais, si haute, pourtant, que soit sa destinée,

L'homme est terrestre encore, ô Descartes ! chez lui
La vérité jalouse est rarement innée ;

Combien souvent l'a-t-elle ou fait attendre ou fui !

Bulletin archéologique, t. XI.

2

Il caresse l'erreur que son rève imagine.
Toi-même, tes esprits, qui te servaient si bien,
Ne t'ont pas moins leurré que la froide machine
Qui supplantait, ingrat, le bon cœur de ton chien.

Mais le rêve est parfois d'une audace féconde,
Et, méconnu, renaît trempé par ses revers;
Vois rebondir plus prompt et, renouant sa ronde,
Tourbillonner l'atome, appui de l'Univers !

Je t'envie humblement le merveilleux poème
Où, pour douer l'esprit d'un infaillible essor,
L'algèbre, les yeux clos, transposant le problème,
Aux secrets de l'espace ajuste sa clé d'or.

Le rêve est l'inventeur! et c'est être poète
Qu'apparier le songe et la création!

Tu rôdes, mais la roche où ton ongle s'arrête
Conserve à tout jamais la marque du lion!

Ainsi, toujours en marche, a gravi ta pensée
Du plus intime val au faîte universel.
Elle erre quelquefois, mais n'est pas distancée,
Car elle étreint ensemble et la terre et le ciel.

Ton aile est ton ouvrage et l'audace l'anime ;
Nouvel Icare, au vol désormais haut et sûr,
Icare du savoir, dans ta quête sublime
Ton regard vise au loin la clarté non l'azur.

Amphion du langage, à des pierres confuses
Tu fis dresser un ferme et pur entablement;
Laisse donc aujourd'hui le chœur entier des Muses
Te rajeunir le front de leur baiser charmant !

Honneur à toi! La foule aveuglément heureuse,
Initiée à peine aux cultes qu'elle rend,

S'abreuve au bord des puits que le savoir lui creuse:
Apprenons-lui pourquoi ton nom qu'elle aime est grand!

Pour t'offrir une gloire à jamais sans rivale
Demain nous bâtirons, avec tous les écrits,
Par les mains de la France une arche triomphale
Où passera l'armée auguste des esprits !

SULLY PRUDHOMME,
De l'Académie française.

DESCARTES

L'HOMME ET LE PENSEUR

Il semble qu'il ne reste plus rien à dire, depuis tantôt trois siècles, sur le compte de notre immortel Descartes, et que ce soit œuvre téméraire de prétendre y trouver quelque nouveauté. Aussi bien n'aurais-je pas pareille présomption, si, à mon avis, cette physionomie si originale et si attachante n'avait été défigurée, à force de retouches successives, par ceux qui se sont ingéniés à la retracer, et si la pensée simple et nette de ce grand homme de bon sens n'avait été trop souvent défigurée par ceux qui l'ont travestie, sous prétexte de la commenter. Lui-même avait le sentiment très net des déformations que sa doctrine devait subir, plus encore de la part de ses disciples que de ses détracteurs. « Je suis bien aise, dit-il, de prier ici nos neveux de ne croire jamais que les choses qu'on leur dira viennent de moi, lorsque je ne les aurai point moi-même divulguées; et je ne m'étonne aucunement des extravagances qu'on attribue à tous les anciens philosophes dont nous n'avons pas les écrits, ni ne juge pas pour cela que leurs pensées aient été fort déraisonnables, vu qu'ils étaient des meilleurs esprits de leur temps, mais qu'on nous les a mal rapportées. »

Le plus bel hommage qu'on puisse lui rendre aujourd'hui, c'est de dégager sa pensée des voiles qui la cachent et de la présenter toute claire, de façon qu'elle puisse être distinctement comprise par tous, surtout par ceux à qui Descartes s'adressait de préférence et qui n'ont d'autre guide scientifique que leur raison. J'aspire done

à refaire son portrait aussi voisin que possible de l'original, à le suivre dans les étapes successives de sa vie, à recommencer enfin avec lui ce qu'il a appelé l'Histoire de son esprit. Et cela, je le tenterai, en laissant de côté les dissertations philosophiques, en évitant les discussions d'école qu'il avait lui-même en médiocre estime, en remettant en lumière les grandes vérités toutes simples. qu'il a découvertes, de telle sorte que cette étude, très modeste et débarrassée des formules abstraites, qui sont intelligibles seulement pour quelques-uns, pourra prendre comme sous-titre Portrait d'un savant par un ignorant.

René Descartes naquit le 31 mars 1596 à la Haye, petite ville de Touraine située sur les confins du Poitou. Il était fils de Joachim Descartes et de Jeanne Brocbard, fille du lieutenant-général près le siège de Poitiers. Toute sa famille paternelle et maternelle était originaire de Châtellerault. Son père, conseiller au Parlement de Bretagne, ne venait à Rennes que pendant le semestre où ses fonctions l'y appelaient; il passait le reste de l'année dans ses propriétés de la Haye qui étaient le vrai siège de la famille. C'est là que Descartes, ayant eu le malheur de perdre sa mère, peu de temps après sa naissance, fut élevé par les soins d'une nourrice à laquelle il témoigna toujours une profonde reconnaissance. Il avait hérité de sa mère « une toux sèche avec une couleur pâle, que j'ai gardée, dit-il, jusqu'à l'âge de vingt ans et qui faisait que tous les médecins qui m'ont vu avant ce temps me condamnaient à mourir jeune ». Toute son enfance s'écoula sur les bords de la Creuse, où, pour fortifier sa santé chancelante, on l'abandonna presque à lui-même sans exiger de lui aucun travail. A l'âge de huit ans, il fut envoyé

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