DESCARTES Fier du loisir conquis, son salaire et sa gloire, Dupé par les couleurs dont l'Etre se décore, Les contours le leurraient, car la forme s'altère, Leur témoignage ondoie, et leur félon service Quelle étrange odyssée avait longtemps fournie Sa foi mâle a sauvé les penseurs du naufrage. L'équipage anxieux flottait sur des épaves; Or, voici qu'un jeune homme étonnant les plus braves, Il remonte. La mer l'assaille et le menace ; C'est un roc peu visible, à peine s'il émerge. Mais solide refuge, inviolable asile, Le pied trahi par l'onde y pose raffermi, Et l'œil qui, pour tout voir, des champs bornés s'exile, Peut, libre et sans barrière, y sonder l'infini. Cet îlot solitaire, oublié dans l'espace, Mais stable, et des penseurs perdus espoir dernier, Descartes, c'est ton être, où point ta conscience, Tu dis, forçant le doute à fonder la croyance : (( Puis-je douter sans être ? Il me faut croire en moi. » Fort d'un titre avéré, tu fouilles ton domaine, Et voilà que tu sens au mur de ton cerveau D'où vient-il? Aussitôt d'inébranlables suites Les fronts ont salué, tous, du portique au temple, La preuve, désormais plus profonde et plus ample, Mais, si haute, pourtant, que soit sa destinée, L'homme est terrestre encore, ô Descartes ! chez lui Combien souvent l'a-t-elle ou fait attendre ou fui ! Bulletin archéologique, t. XI. 2 Il caresse l'erreur que son rève imagine. Mais le rêve est parfois d'une audace féconde, Je t'envie humblement le merveilleux poème Le rêve est l'inventeur! et c'est être poète Tu rôdes, mais la roche où ton ongle s'arrête Ainsi, toujours en marche, a gravi ta pensée Ton aile est ton ouvrage et l'audace l'anime ; Amphion du langage, à des pierres confuses Honneur à toi! La foule aveuglément heureuse, S'abreuve au bord des puits que le savoir lui creuse: Pour t'offrir une gloire à jamais sans rivale SULLY PRUDHOMME, DESCARTES L'HOMME ET LE PENSEUR Il semble qu'il ne reste plus rien à dire, depuis tantôt trois siècles, sur le compte de notre immortel Descartes, et que ce soit œuvre téméraire de prétendre y trouver quelque nouveauté. Aussi bien n'aurais-je pas pareille présomption, si, à mon avis, cette physionomie si originale et si attachante n'avait été défigurée, à force de retouches successives, par ceux qui se sont ingéniés à la retracer, et si la pensée simple et nette de ce grand homme de bon sens n'avait été trop souvent défigurée par ceux qui l'ont travestie, sous prétexte de la commenter. Lui-même avait le sentiment très net des déformations que sa doctrine devait subir, plus encore de la part de ses disciples que de ses détracteurs. « Je suis bien aise, dit-il, de prier ici nos neveux de ne croire jamais que les choses qu'on leur dira viennent de moi, lorsque je ne les aurai point moi-même divulguées; et je ne m'étonne aucunement des extravagances qu'on attribue à tous les anciens philosophes dont nous n'avons pas les écrits, ni ne juge pas pour cela que leurs pensées aient été fort déraisonnables, vu qu'ils étaient des meilleurs esprits de leur temps, mais qu'on nous les a mal rapportées. » Le plus bel hommage qu'on puisse lui rendre aujourd'hui, c'est de dégager sa pensée des voiles qui la cachent et de la présenter toute claire, de façon qu'elle puisse être distinctement comprise par tous, surtout par ceux à qui Descartes s'adressait de préférence et qui n'ont d'autre guide scientifique que leur raison. J'aspire done à refaire son portrait aussi voisin que possible de l'original, à le suivre dans les étapes successives de sa vie, à recommencer enfin avec lui ce qu'il a appelé l'Histoire de son esprit. Et cela, je le tenterai, en laissant de côté les dissertations philosophiques, en évitant les discussions d'école qu'il avait lui-même en médiocre estime, en remettant en lumière les grandes vérités toutes simples. qu'il a découvertes, de telle sorte que cette étude, très modeste et débarrassée des formules abstraites, qui sont intelligibles seulement pour quelques-uns, pourra prendre comme sous-titre Portrait d'un savant par un ignorant. René Descartes naquit le 31 mars 1596 à la Haye, petite ville de Touraine située sur les confins du Poitou. Il était fils de Joachim Descartes et de Jeanne Brocbard, fille du lieutenant-général près le siège de Poitiers. Toute sa famille paternelle et maternelle était originaire de Châtellerault. Son père, conseiller au Parlement de Bretagne, ne venait à Rennes que pendant le semestre où ses fonctions l'y appelaient; il passait le reste de l'année dans ses propriétés de la Haye qui étaient le vrai siège de la famille. C'est là que Descartes, ayant eu le malheur de perdre sa mère, peu de temps après sa naissance, fut élevé par les soins d'une nourrice à laquelle il témoigna toujours une profonde reconnaissance. Il avait hérité de sa mère « une toux sèche avec une couleur pâle, que j'ai gardée, dit-il, jusqu'à l'âge de vingt ans et qui faisait que tous les médecins qui m'ont vu avant ce temps me condamnaient à mourir jeune ». Toute son enfance s'écoula sur les bords de la Creuse, où, pour fortifier sa santé chancelante, on l'abandonna presque à lui-même sans exiger de lui aucun travail. A l'âge de huit ans, il fut envoyé |