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ports, par une suite de son erreur sur leur nature, en ce qu'il introduit partout un troisième terme, soit qu'il l'appelle les lois mécaniques du monde, ou que, revenant à la première forme de sa philosophie, il l'appelle la volonté de Dieu 1.

CONCLUSIONS GÉNÉRALES.

Il faut considérer dans l'œuvre de Descartes la fondation de l'indépendance philosophique, du rationalisme moderne et de l'école cartésienne proprement dite.

Sur le premier point le succès a été complet. Descartes ne parut point en plein moyen âge. Il vint au moment où la réforme était possible, et avec toutes les qualités d'un réformateur sérieux, la hardiesse et la prudence. Le seizième siècle, en changeant de joug, avait fait l'apprentissage de la liberté.

1 Descartes dit expressément : « Pour ce qui est du mouvement, il me semble qu'il est évident qu'il n'y en a point d'autre cause que Dieu. » Principes, 36. — Et plus loin : « De cela que Dieu n'est point sujet à changer et qu'il agit toujours de même sorte, nous pouvons parvenir à la connaissance de certaines règles, que je nomme les lois de la nature, et qui sont les causes secondes des divers mouvements que nous remarquons en tous les corps. » Ibid., 37. — Les lois de la nature considérées comme causes secondes, voilà déjà un point digne de remarque; et cependant on voit par ce passage, que Descartes, dans le fond, a toujours recours à l'action de Dieu, et met les lois de la nature dans les choses comme la marque de cette volonté divine en elles. Mais malgré cela, ou peut-être à cause de cela, il fait partout la supposition des machines; et ce sont ces suppositions, dont il fait ensuite tout dépendre, qui constituent le caractère de sa physique générale. Il faut se rappeler, à propos de l'intervention divine, ce passage de Malebranche, II. : « Les hommes ne peuvent s'empêcher de reconnaitre que les créatures dépendent de Dieu; ils diminuent cette dépendance autant qu'il leur est possible, soit par une secrète aversion pour Dieu, soit par une stupidité et par une insensibilité effroyable à l'égard de son opération, etc. »

Ces vieilles et immobiles théories du moyen âge, ce jargon des écoles, cette autorité inexorable qui arrêtait l'élan de l'imagination et de la science, à force d'avoir duré, finirent, comme toutes les tyrannies, par augmenter l'énergie des forces novatrices si longtemps et si durement contenues. De toutes parts se lèvent en un moment de fiers et nobles esprits, amoureux du grand style et des brillantes pensées, dégoûtés du passé, ardents pour l'avenir, ou remontant dans les souvenirs de l'humanité au delà de cette agonie du moyen âge, de cette oppression, de cette barbarie, jusqu'aux plus beaux âges de la philosophie grecque, quand Platon et ses disciples, n'aimant que le beau et le vrai, ignorés du monde et s'élevant au-dessus de lui, vivaient dans le palais de leurs pensées, dans ce temple majestueux et serein élevé par la doctrine des sages, Edita doctrina sapientum templa serena. Ce mouvement, qui décidait de l'avenir du monde, le monde n'y participait pas encore les moines s'agitaient dans leurs cloîtres, les savants dans leurs écoles; mais le peuple n'avait pas secoué le joug, la lumière n'avait pas brillé aux regards de tous. L'inquisition brûlait Giordano Bruno à Rome, pour inaugurer le dix-septième siècle par un auto-da-fé; Descartes vivait quand sur la place du Salin, à Toulouse, il fallut employer des tenailles pour arracher la langue de Vanini poussant des cris de bête féroce, et jetant du haut de son bûcher sa malédiction à ses bourreaux. Descartes lui-même, dans tout l'éclat de sa gloire, condamna à l'oubli, pour un temps du moins, son plus important ouvrage, quand il apprit la condamnation de Galilée; et ce grand homme, quoique copernicien à outrance, comme le dit Leibniz, fut obligé plus tard de dissimuler sa doctrine sur le mouvement de la terre et de l'envelopper dans des termes ambigus, pour éviter la persécution. Malebranche déplorait encore après lui l'autorité d'Aristote survivant dans les écoles, et se plaignait que de son temps, si l'on faisait une découverte et qu'Aristote y fût con

traire, on renonçait à sa raison et à l'expérience plutôt qu'à la foi péripatéticienne. Cependant le parti de l'autorité tombait chaque jour, et sa cause était perdue à jamais. Le Discours de la Méthode, écrit en langue vulgaire, accessible à tous, et renfermé tout entier dans le scepticisme méthodique et le Je pense, donc je suis, avait opéré ce grand prodige. Il avait mis dans le monde une lumière qui ne se pouvait plus éteindre, et accompli une de ces révolutions immenses, nécessaires, dont les résultats vont toujours croissant, parce qu'elles ouvrent à l'esprit une voie nouvelle, et le mettent en possession d'une de ces vérités qu'on ne peut, quand on les possède, abandonner sans périr.

Le triomphe du rationalisme ne fut pas aussi grand, mais il le fut autant qu'il pouvait l'être. Descartes eut le bonheur de rencontrer deux adversaires puissants, Gassendi et Hobbes, l'un le plus érudit et le plus habile, l'autre le plus radical et le plus conséquent des sensualistes. Il caractérisa si nettement la spiritualité de l'àme que le corps devint douteux, non l'esprit, et que ce fut comme un problème pour quelquesuns de ses successeurs de savoir si le corps était matériel. Il ne reste rien à faire après Descartes pour la séparation de l'âme et du corps : l'autorité de la conscience distincte et séparée de la perception sensible, et mise au-dessus d'elle; les idées innées considérées comme le fond même et la partie positive de toutes nos conceptions, telle est en effet la base suffisante, complète, du spiritualisme et du rationalisme. Quant à l'objection de savoir si nos idées innées ont une réalité objective, Descartes prenait ce point comme démontré par la seule considération de leur nature; et de là l'importance toute spéciale qu'il donne à sa démonstration de l'existence de Dieu par la simple conception de son essence. Les cartésiens comprenaient que l'on pût discuter sur la réalité objective des idées factices, parce que le moi en possède la réalité éminente; mais ils n'admettaient pas de doute sur

la réalité objective des idées innées, parce que leur objet a la réalité éminente du moi. Il faut voir comment Spinoza traite par avance le rationalisme subjectif de Kant, qu'il appelle une maladie et non un système 1, C'est donc un rationalisme complet que constitue l'école de Descartes; c'est la conscience percevant le je suis dans le je pense, c'est-àdire découvrant immédiatement l'être sous le phénomène ; c'est la raison fournissant à l'homme, naturellement, et par cela seul qu'il pense, c'est-à-dire qu'il est un esprit, des idées positives, complètes, nécessaires, et prouvant par le fait seul de leur existence la réalité de leur objet.

Il n'en est pas de même des doctrines qui restèrent propres à l'école, et qui embrassent toute la théorie de la cause, et en général la science des rapports. Descartes, dans cette partie de la philosophie, laissa deux réformes à faire, aujourd'hui commencées et non accomplies; l'une dans le monde matériel et dans la théorie métaphysique de la force, par Leibniz; l'autre dans la physiologie et dans l'étude de la vie animale, par Stahl,

Soit qu'on envisage la psychologie ou la physique générale de Descartes, on y trouve la même faute. Quand il construit la science et qu'il la commence par les idées et par les sources de nos idées, il fait dépendre avec raison la connaissance de la substance de la connaissance des phénomènes, et considère comme un criterium suffisant de la connaissance l'évidence des perceptions, et comme criterium de la distinction même réelle, la simple conception de la séparation ou réelle ou modale: il en conclut que les modes perçus par la conscience, c'est-à-dire indépendamment des sens et de leurs objets, existent dans une autre substance que celle dont les

1 Voyez aussi, dans ce volume, la réponse de Descartes à cette objection du P. Bourdin, que « du connaître à l'être la conséquence n'est pas bonne. >>

phénomènes frappent nos sens. La distinction à laquelle il arrive ainsi est d'autant plus radicale que, sous le point de vue de la logique, la conscience est certaine d'une certitude immédiate, et la perception sensible d'une certitude indirecte et à posteriori seulement. Entre la pensée, d'une part, et l'étendue, de l'autre, il n'y a point d'analogie. Elles ont de commun, dans la nature de l'homme, de tomber sous la quantité; mais avec cette différence profonde, que la quantité, du moins quant à l'espace, qui est une de ses deux formes, est inhérente à la nature du corps, et même la constitue; tandis qu'elle ne se rencontre que comme un accident et un défaut dans la nature de l'esprit. La pensée dans le temps est une pensée enveloppée et caduque; la mémoire, l'induction, le raisonnement, ou ne s'étendent pas au loin, ou ne donnent que des probabilités, et tiennent par conséquent, non à la nature de notre âme, mais à ses défauts. Elles sont en nous pour suppléer à ce qui nous manque, et parce que l'àme n'est pas actuellement une entéléchie, mais une puissance qui se développe successivement dans le temps.

La pensée et l'étendue diffèrent donc de la façon la plus complète; et Descartes, en employant ces deux attributs pour éléments différentiels des deux substances, les a éloignées l'une de l'autre autant que cela se pouvait faire. Aussi la distinction de l'âme et du corps est-elle un des dogmes les mieux établis dans son école; et Malebranche put dire qu'elle n'avait jamais été bien connue « que dans ces derniers temps. » Descartes, Malebranche et Leibniz ont en effet si bien connu la séparation de l'âme du corps, qu'ils n'en ont pas vu l'union. Tout est passif d'ailleurs dans la psychologie de Descartes il faut qu'il monte jusqu'à Dieu pour trouver une cause librc, et jusqu'aux lois de la nature pour trouver des causes secondes. Quand il sort de son doute méthodique, la première pensée qu'il admet est une pensée qu'il

!

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