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pas une explication positive, mais négative, du comment de la création. Encore une fois, Descartes attribue la création à la volonté seule de Dieu, pour établir qu'elle ne provient pas de deux principes, ni d'un principe agissant par une impulsion nécessaire. Cette volonté n'est point analogue à celle de l'homme. Elle est créatrice, c'est-à-dire que, par une puissance qui ne nous est connue que par ses effets, son produit existe comme être ou substance distincte et séparable, de cela seul 'qu'elle l'a voulu.

Descartes admet donc véritablement la création, c'est-àdire l'existence substantielle ou séparée des êtres finis; seulement il n'accorde pas que cette substance une fois produite ne tienne pas sa durée du même principe dont elle tient son être. Jusque-là rien de mieux, et la substance n'en est pas moins substance; et il y a contradiction à penser que l'œuvre de Dieu vive sans lui lorsqu'elle ne peut commencer d'être sans lui. Mais quand, par une déviation à ses propres principes, Descartes admet la création continue dans la cause comme dans l'effet, il jette le trouble dans toute la théorie des rapports de la durée à l'unité, c'est-à-dire du monde à Dieu, compromet la réalité des substances créées autant qu'on peut la compromettre saus l'anéantir, et jette à son insu les fondements du spinozisme.

DE LA THÉORIE GÉNÉRALE DES CAUSES ET DES SUBSTANCES.

La réalité à donner aux substances finies pour échapper à l'éléatisme ou au panthéisme a gêné à l'excès tous les philosophes; et, par une tendance naturelle quoique peu logique, ils ont cherché à atténuer cette réalité, croyant se rapprocher de la solution en même temps qu'ils diminuaient les données du problème. Ainsi ont fait les alexandrins, qui, forcés de

produire le monde, l'ont rattaché à Dieu aussi étroitement qu'ils l'ont pu par la loi des émanations, et ne l'ont fait sortir du sein de l'un que pour l'y rappeler aussitôt par la loi de l'amour. Ainsi fait Descartes par cette continuité de création admise dans le Créateur, et qui non-seulement empêché l'unité de l'acte de Dieu, mais compromet la stabilité des lois dans le monde créé, c'est-à-dire la seule chose qui donne quelque fixité et quelque réalité au multiple1. Mais outre que par cette atténuation du problème on ne diminue en rien la difficulté, et qu'elle reste toute pour la production de la réalité, si on peut le dire, la moins réelle, la conception même du multiple par Dieu sans la création est déjà un problème insoluble; et quand Dieu ne ferait que concevoir le monde sans le produire, il y aurait là quelque chose d'impénétrable à la raison humaine. C'est à cette conception, en effet, que le langage humain commence à balbutier et à affirmer l'être du non-être par une fiction sans laquelle il ne peut sortir de la proposition identique qui est tout l'éléatisme, savoir: Dieu est celui qui est.

La difficulté de concevoir le comment de la création tient à la difficulté plus générale de concevoir le comment de la causalité. Nous croyons savoir comment une cause produit un effet, et nous confessons ignorer comment une cause produit un être. Au fond nous ne comprenons pas plus une cause ordinaire qu'une cause créatrice; mais parce que nous sommes nous-mêmes une cause, nous croyons connaitre la cause, et en général tout ce qui a quelque analogie avec notre

1 Là est l'origine de cette opinion anti-philosophique de Descartes, la proscription des causes finales. On ne peut affirmer aucune stabilité dans la nature, sans prendre sur soi de déterminer la volonté libre de Dieu. Il faut rapprocher de cette opinion le soin excessif que prend Descartes de ne pas diminuer cette liberté, et le motif qu'il allègue quand il se refuse d'affirmer expressément l'immortalité de l'âme.

être et ses modifications. De là tant de métaphores prises pour des solutions, de là l'incompréhensibilité d'un fait donnée pour raison d'une impossibilité, tandis qu'une contradiction seule implique l'impossibilité. Parce que nous voyons le contact accompagner très-souvent la production d'un effet, le vulgaire croit qu'il n'y a point d'effet sans contact avec la cause, et que le contact explique la cause. Un philosophe remarque qu'il ne l'explique point, et, n'en trouvant point d'autre explication, il la nie 1. A moins d'être sceptique, on ne peut nier ni la notion de cause ni la réalité de l'effort; mais on nie l'efficace de la cause, comme incompréhensible. Or, qui ne voit qu'il faudrait nier à fortiori toute efficace? Nous savons que Dieu produit hors de lui des êtres; et nous le croyons sans le comprendre, parce que nous découvrons clairement la nécessité de le croire sur quel fondement contester ensuite l'efficace humaine, qui ne produit que des modifications, et n'a que la force de diriger des forces et non d'en produire? La question de l'efficace des causes secondes doit donc suivre le sort de la question de l'efficace de la cause première; et la théorie de l'impossibilité de l'action externe d'une force est nécessairement

1 « M. Descartes a cru que l'âme pourrait avoir le pouvoir de changer la direction des mouvements qui se font dans le corps, à peu près comme un cavalier, quoiqu'il ne donne point de force à son cheval qu'il monte, ne laisse pas de le gouverner en dirigeant cette force du côté que bon lui semble. Mais comme cela se fait par le moyen du frein, du mors, des éperons, et d'autres aides matérielles, on conçoit comment cela se peut mais il n'y a point d'instruments dont l'àme se puisse servir pour cet effet; rien enfin, ni dans l'âme, ni dans le corps, c'est-à-dire ni dans la pensée ni dans la masse, qui puisse servir à expliquer ce changement de l'un par l'autre. En un mot, que l'âme change la quantité de la force et qu'elle change la ligne de la direction, ce sont des choses également inexplicables. >>

(Leibniz, Théodicée, Essai sur la bonté de
Dieu, part. 1, § 60.)

ou fausse ou universelle, c'est-à-dire qu'elle est nécessairement fausse.

Les successeurs de Descartes nient l'efficace des causes secondes; Descartes en partie la nie at en partie l'accorde. Il l'accorde explicitement, mais implicitement il la nie. La question de la persistance des substances se retrouve ici sous un point de vue nouveau. Sans doute l'être existant à toutes les parties de sa durée par le seul effet de la volonté créatrice dépend de cette volonté quant à sa substance et quant à ses modes, ce qui semble détruire l'efficace des causes secondes. Mais il y a lieu de distinguer: si cette dépendance provient de l'acte unique qui produit toute la création, comme elle ne peut être niée dans aucun système, elle ne constitue point un caractère du cartésianisme; la production des causes secondes, douées d'une efficace subordonnée à celle de la cause première, rentre dans la question générale de la création, et n'est sujette tout au plus qu'à l'objection peu profonde de Malebranche sur le double emploi. Si, au contraire, l'acte de Dieu est conçu comme n'étant pas unique, outre qu'on rouvre par là la porte à toutes les difficultés sur la conservation et la Providence, la substance devient purement passive dans cette continuelle expiration, et le même acte qui crée l'être, créant aussi les phénomènes, ne laisse ni efficace ni but même aux causes secondes. On ne peut être surpris qu'avec cette opinion de l'action continue de Dieu, Descartes ait négligé d'établir le concours des causes secondes dans la production actuelle de leurs présentes modifications; quant à leur accorder de la puissance au delà d'un instant indivisible, et à les considérer comme capables de produire un développement, même interne, dans un moment à venir, il est clair qu'il ne le pouvait pas. Sur quoi l'on peut remarquer deux choses: l'une, que dans cette théorie il n'y a plus d'autre puissance que la possibilité logique; l'autre, que si dans le système de Leibniz la séparation des monades

rigoureusement maintenue ne permet à aucune force de s'exercer sur les monades du dehors, dans Descartes la séparation non moins rigoureuse des moments de la durée n'aurait pu permettre à la force d'une substance de s'exercer sur les modes à venir de cette même substance. Descartes n'a pas eu lieu d'exposer cette conclusion, parce que le caractère général de sa doctrine l'a toujours écarté de la considération des causes secondes; et cela se conçoit aisément : il a fait sortir de Dieu tout le mouvement, et l'a employé dans ses combinaisons mécaniques comme une sorte de matière générale que l'influence des causes secondes pouvait modifier seulement. C'est par là qu'il renouvelle toutes les difficultés d'abord résolues de la création, de la conservation et de la cause; et qu'il introduit toutes ces théories sur la nature de la substance, sur la nature et l'efficace des causes secondes, qui ont tant égaré son école.

DES AXIOMES et des lois GÉNÉRALES.

Il tombe lui-même, par ces motifs, dans un inconvénient qui lui est particulier : c'est de présenter Dieu comme agissant suivant des lois. Descartes s'est trompé de deux manières relativement aux lois qui gouvernent le monde; il les a attribuées à la volonté de Dieu, et non pas les unes à sa nature, les autres à sa volonté. Il a considéré les lois qui dépendent de la volonté de Dieu comme étant quelque chose en Dieu, et non pas quelque chose dans les effets de la volonté de Dieu. Or, premièrement, Dieu n'agit pas constamment, il n'agit pas suivant des lois; il agit, si je l'ose dire, uniquement, éternellement. La loi est ce qui reste dans l'effet, de l'unité qui est dans la cause. Et secondement, les lois ne sont ni des êtres intermédiaires entre Dieu et le monde, ni les conclusions né

d.

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