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Art. 193. De la reconnaissance

La reconnaissance est aussi une espèce d'amour excitée en nous par quelque action de celui pour qui nous l'avons, et par laquelle nous croyons qu'il nous a fait quelque bien, ou du moins qu'il en a eu intention. Ainsi elle contient tout le même que la faveur, et cela de plus qu'elle est fondée sur une action qui nous touche et dont nous devons désir de nous revancher: c'est pourquoi elle a beaucoup plus de force, principalement dans les âmes tant soit peu nobles et généreuses.

Art. 194. De l'ingratitude.

Pour l'ingratitude, elle n'est pas une passion, car la nature n'a mis en nous aucun mouvement des esprits qui l'excite; mais elle est seulement un vice directement opposé à la reconnaissance, en tant que celle-ci est toujours vertueuse et l'un des principaux liens de la société humaine : c'est pourquoi ce vice n'appartient qu'aux hommes brutaux et fortement arrogants qui pensent que toutes choses leur sont dues, ou aux stupides qui ne font aucune réflexion sur les bienfaits qu'ils reçoivent, ou aux faibles et abjects qui, sentant leur infirmité et leur besoin, recherchent bassement le secours des autres, et après qu'ils l'ont reçu, ils les haïssent, pour ce que, n'ayant pas la volonté de leur rendre la pareille, ou désespérant de le pouvoir, et s'imaginant que tout le monde est mercenaire comme eux, et qu'on ne fait aucun bien qu'avec espérance d'en être récompensé, ils pensent les avoir trompés.

Art. 195. De l'indignation.

L'indignation est une espèce de haine ou d'aversion qu'on a naturellement contre ceux qui font quelque mal, de quelque nature qu'il soit; et elle est souvent mêlée avec l'envie ou avec la pitié; mais elle a néanmoins un objet tout différent, car on n'est indigné que contre ceux qui font du bien ou du mal aux personnes qui n'en sont pas dignes, mais on porte envie à ceux qui reçoivent ce bien, et on a pitié de ceux qui reçoivent ce mal. Il est vrai que c'est en quelque façon faire du mal que de posséder un bien dont on n'est pas digne; ce qui peut être la cause pourquoi Aristote et ses suivants, supposant que l'envie est toujours

un vice, ont appelé du nom d'indignation celle qui n'est pas vicieuse.

Art. 196. Pourquoi elle est quelquefois jointe à la pitié, et quelquefois

à la moquerie.

C'est aussi en quelque façon recevoir du mal que d'en faire : d'où vient que quelques-uns joignent à leur indignation la pitié, et quelques autres la moquerie, selon qu'ils sont portés de bonne on de mauvaise volonté envers ceux auxquels ils voient commettre des fautes, et c'est ainsi que le ris de Démocrite et les pleurs d'Héraclite ont pu procéder de même cause.

Art. 197. Qu'elle est souvent accompagnée d'admiration, et n'est pas
incompatible avec la joie.

L'indignation est souvent aussi accompagnée d'admiration : car nous avons coutume de supposer que toutes choses seront faites en la façon que nous jugeons qu'elles doivent être, c'est-àdire en la façon que nous estimons bonne. C'est pourquoi, lorsqu'il en arrive autrement, cela nous surprend, et nous l'admirons. Elle n'est pas incompatible aussi avec la joie, bien qu'elle soit plus ordinairement jointe à la tristesse : car, lorsque le mal dont nous sommes indignés ne nous peut nuire, et que nous considérons que nous n'en voudrions pas faire de semblable, cela nous donne quelque plaisir; et c'est peut-être l'une des causes du ris qui accompagne quelquefois cette passion.

Art. 198. De son usage.

Au reste, l'indignation se remarque bien plus en ceux qui veulent paraître vertueux qu'en ceux qui le sont véritablement ; car, bien que ceux qui aiment la vertu ne puissent voir sans quelque aversion les vices des autres, ils ne se passionnent que contre les plus grands et extraordinaires. C'est être difficile et chagrin que d'avoir beaucoup d'indignation pour des choses de peu d'importance; c'est être injuste que d'en avoir pour celles qui ne sont point blåmables, et c'est être impertinent et absurde de ne restreindre pas cette passion aux actions des hommes, et de l'étendre jusques aux œuvres de Dicu ou de la nature, ainsi que font ceux qui, n'étant jamais contents de leur condition ni de leur fortune, osent trouver à redire en la conduite du monde et aux secrets de la Providence.

Art. 199. De la colère.

La colère est aussi une espèce de haine ou d'aversion que nous avons contre ceux qui font quelque mal, ou qui ont tâché de nuire, non pas indifféremment à qui que ce soit, mais particulièrement à nous. Ainsi elle contient tout le même que l'indignation; et cela de plus, qu'elle est fondée sur une action qui nous touche et dont nous avons désir de nous venger, car ce désir l'accompagne presque toujours, et elle est directement opposée à la reconnaissance, comme l'indignation à la faveur; mais elle est incomparablement plus violente que ces trois autres passions, à cause que le désir de repousser les choses nuisibles et de se venger est le plus pressant de tous. C'est le désir joint à l'amour qu'on a pour soi-même qui fournit à la colère toute l'agitation du sang que le courage et la hardiesse peuvent causer; et la haine fait que c'est principalement le sang bilieux qui vient de la rate et des petites veines du foie qui reçoit cette agitation et entre dans le cœur, où, à cause de son abondance et de la nature de la bile dont il est mêlé, il excite une chaleur plus âpre et plus ardente que n'est celle qui peut y être excitée par l'amour ou par la joie.

Art. 200. Pourquoi ceux qu'elle fait rougir sont moins à craindre que ceux

qu'elle fait pâlir.

Et les signes extérieurs de cette passion sont différents, selon les divers tempéraments des personnes et la diversité des autres passions qui la composent ou se joignent à elle: ainsi on en voit qui pâlissent ou qui tremblent lorsqu'ils se mettent en colère, et on en voit d'autres qui rougissent ou même qui pleurent; et on juge ordinairement que la colère de ceux qui pâlissent est plus à craindre que n'est la colère de ceux qui rougissent dont la raison est que, lorsqu'on ne veut ou qu'on ne peut se venger autrement que de mine et de paroles, on emploie toute sa chaleur et toute sa force dès le commencement qu'on est ému, ce qui est cause qu'on devient rouge; outre que quelquefois le regret et la pitié qu'on a de soi-même, pour ce qu'on ne peut se venger d'autre façon, est cause qu'on pleure; et, au contraire, ceux qui se réservent et se déterminent à une plus grande vengeance deviennent tristes de ce qu'ils pensent

y être obligés par l'action qui les met en colère; et ils ont aussi quelquefois de la crainte des maux qui peuvent suivre de la résolution qu'ils ont prise, ce qui les rend d'abord pâles, froids et tremblants; mais, quand ils viennent après à exécuter leur vengeance, ils se réchauffent d'autant plus qu'ils ont été plus froids au commencement, ainsi qu'on voit que les fièvres qui commencent par le froid ont coutume d'être les plus fortes.

Art. 201. Qu'il y a deux sortes de colère, et que ceux qui ont le plus de bonté sont les plus sujets à la première.

Ceci nous avertit qu'on peut distinguer deux espèces de colère: l'une qui est fort prompte et se manifeste fort à l'extérieur, mais néanmoins qui a peu d'effet et peut facilement être apaisée; l'autre qui ne paraît pas tant à l'abord, mais qui ronge davantage le cœur et qui a des effets dangereux. Ceux qui ont beaucoup de bonté, beaucoup d'amour sont les plus sujets à la première; car elle ne vient pas d'une profonde haine, mais d'une prompte aversion qui les surprend, à cause qu'étant portés à imaginer que toutes choses doivent aller en la façon qu'ils jugent être la meilleure, sitôt qu'il en arrive autrement ils admirent et s'en offensent, souvent même sans que la chose les touche en leur particulier, à cause qu'ayant beaucoup d'affection ils s'intéressent pour ceux qu'ils aiment en même façon que pour eux-mêmes: ainsi ce qui ne serait qu'un sujet d'indignation pour un autre est pour eux un sujet de colère; et pour ce que l'inclination qu'ils ont à aimer fait qu'ils ont beaucoup de chaleur et beaucoup de sang dans le cœur, l'aversion qui les surprend ne peut y pousser si peu de bile que cela ne cause d'abord une grande émotion dans ce sang; mais cette émotion ne dure guère, à cause que la force de la surprise ne continue pas, et que sitôt qu'ils s'aperçoivent que le sujet qui les a fàchés ne les devait pas tant émouvoir, ils s'en repentent.

Art. 202. Que ce sont les âmes faibles et basses qui se laissent le plus
emporter à l'autre.

L'autre espèce de colère, en laquelle prédomine la haine et la tristesse, n'est pas si apparente d'abord, sinon peut-être en ce qu'elle fait [âlir le visage; mais sa force est augmentée peu à peu par l'agitation d'un ardent désir de se venger excité dans le sang, lequel, étant mêlé avec la bile qui est poussée vers le cœur

de la partie inférieure du foie et de la rate, y excite une chaleur fort âpre et fort piquante. Et comme ce sont les âmes les plus généreuses qui ont le plus de reconnaissance, ainsi ce sont celles qui ont le plus d'orgueil et qui sont les plus basses et les plus infirmes qui se laissent le plus emporter à cette espèce de colère; car les injures paraissent d'autant plus grandes que l'orgueil fait qu'on s'estime davantage, et aussi d'autant qu'on estime davantage les biens qu'elles ôtent, lesquels on estime d'autant plus qu'on a l'âme plus faible et plus basse, à cause qu'ils dépendent d'autrui.

Art. 203. Que la générosité sert de remède contre ses excès.

Au reste, encore que cette passion soit utile pour nous donner de la vigueur à repousser les injures, il n'y en a toutefois aucune dont on doive éviter les excès avec plus de soin, pour ce que, troublant le jugement, ils font souvent commettre des fautes dont on a par après du repentir, et même que quelquefois ils empêchent qu'on ne repousse si bien ces injures qu'on pourrait faire si on avait moins d'émotion. Mais, comme il n'y a rien qui la rende plus excessive que l'orgueil, ainsi je crois que la générosité est le meilleur remède qu'on puisse trouver contre ses excès, pour ce que, faisant qu'on estime fort peu tous les biens qui peuvent être ôtés, et qu'au contraire on estime beaucoup la liberté et l'empire absolu sur soi-même, qu'on cesse d'avoir lorsqu'on peut être offensé par quelqu'un, elle fait qu'on n'a que du mépris ou tout au plus de l'indignation pour les injures dont les autres ont coutume de s'offenser.

Art. 204. De la gloire.

Ce que j'appelle ici du nom de gloire est une espèce de joie fondée sur l'amour qu'on a pour soi-même, et qui vient de l'opinion ou de l'espérance qu'on a d'être loué par quelques autres. Ainsi elle est différente de la satisfaction intérieure qui vient de l'opinion qu'on a d'avoir fait quelque bonne action; car on est quelquefois loué pour des choses qu'on ne croit point être bonnes, et blâmé pour celles qu'on croit être meilleures : mais elles sont l'une et l'autre des espèces de l'estime qu'on fait de soi-même, aussi bien que des espèces de joie; car c'est un sujet pour s'estimer que de voir qu'on est estimé par les

autres.

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