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n'est qu'on soit de fort mauvais naturel ou qu'on lui porte beaucoup de haine.

Art. 179. Pourquoi les plus imparfaits ont coutume d'être les plus moqueurs.

Et on voit que ceux qui ont des défauts fort apparents, par exemple, qui sont boiteux, borgnes, bossus, ou qui ont reçu quelque affront en public, sont particulièrement enclins à la moquerie; car, désirant voir tous les autres aussi disgraciés qu'eux, ils sont bien aises des maux qui leur arrivent, et ils les en estiment dignes.

Art. 180. De l'usage de la raillerie.

Pour ce qui est de la raillerie modeste, qui reprend utilement les vices en les faisant paraître ridicules, sans toutefois qu'on en rie soi-même ni qu'on témoigne aucune haine contre les personnes, elle n'est pas une passion, mais une qualité d'honnête homme, laquelle fait paraître la gaieté de son humeur et la tranquillité de son âme, qui sont des marques de vertu, et souvent aussi l'adresse de son esprit, en ce qu'il sait donner une apparence agréable aux choses dont il se moque.

Art. 181. De l'usage du ris et de la raillerie.

Et il n'est pas déshonnête de rire lorsqu'on entend les railleries d'un autre; même elles peuvent être telles que ce serait être chagrin de n'en rire pas; mais lorsqu'on raille soi-même, il est plus séant de s'en abstenir, afin de ne sembler pas être surpris par les choses qu'on dit, ni admirer l'adresse qu'on a de les inventer; et cela fait qu'elles surprennent d'autant plus ceux qui les oient.

Art. 182. De l'envie.

Ce qu'on nomine communément envie est un vice qui consiste en une perversité de nature qui fait que certaines gens se fâchent du bien qu'ils voient arriver aux autres hommes; mais je me sers ici de ce mot pour signifier une passion qui n'est pas toujours vicieuse. L'envie donc, en tant qu'elle est une passion, est une espèce de tristesse mêlée de haine qui vient de ce qu'on voit arriver du bien à ceux qu'on pense en être indignes: ce qu'on ne peut penser avec raison que des biens de fortune;

car pour ceux de l'âme ou même du corps, en tant qu'on les a de naissance, c'est assez en être digne que de les avoir reçus de Dieu avant qu'on fût capable de commettre aucun mal.

Art. 183. Comment elle peut être juste ou injuste.

Mais, lorsque la fortune envoie des biens à quelqu'un dont il est véritablement indigne, et que l'envie n'est excitée en nous que pour ce qu'aimant naturellement la justice nous sommes fâchés qu'elle ne soit pas observée en la distribution de ces biens, c'est un zèle qui peut être excusable, principalement lorsque le bien qu'on envie à d'autres est de telle nature qu'il se peut convertir en mal entre leurs mains; comme si c'est quelque charge ou office en l'exercice duquel ils se puissent mal comporter, même lorsqu'on désire pour soi le même bien et qu'on est empêché de l'avoir, parce que d'autres qui en sont moins dignes le possèdent, cela rend cette passion plus violente, et elle ne laisse pas d'être excusable, pourvu que la haine qu'elle contient se rapporte seulement à la mauvaise distribution du bien qu'on envie, et non point aux personnes qui le possèdent ou le distribuent. Mais il y en a peu qui soient si justes et si généreux que de n'avoir point de haine pour ceux qui les préviennent en l'acquisition d'un bien qui n'est pas com. municable à plusieurs, et qu'ils avaient désiré pour eux-mêmes, bien que ceux qui l'ont acquis en soient autant ou plus dignes. Et ce qui est ordinairement le plus envié, c'est la gloire; car, encore que celle des autres n'empêche pas que nous n'y puissions aspirer, elle en rend toutefois l'accès plus difficile et en renchérit le prix.

Art. 184. D'où vient que les envieux sont sujets à avoir le teint plombé.

Au reste, il n'y a aucun vice qui nuise tant à la félicité des hommes que celui de l'envie: car, outre que ceux qui en sont entachés s'affligent eux-mêmes, ils troublent aussi de tout leur pouvoir le plaisir des autres; et ils ont ordinairement le teint plombé, c'est-à-dire mêlé de jaune et de noir et comme de sang meurtri: d'où vient que l'envie est nommée livor en latin; ce qui s'accorde fort bien avec ce qui a été dit ci-dessus des mouvements du sang en la tristesse et en la haine; car celle-ci fait que la bile jaune, qui vient de la partie inférieure

du foie, et la noire, qui vient de la rate, se répandent du cœur par les artères en toutes les veines; et celle-là fait que le sang des veines a moins de chaleur et coule plus lentement qu'à l'ordinaire, ce qui suffit pour rendre la couleur livide. Mais pour ce que la bile, tant jaune que noire, peut aussi être envoyée dans les veines par plusieurs autres causes, et que l'envie ne les y pousse pas en assez grande quantité pour changer la couleur du teint, si ce n'est qu'elle soit fort grande et de longue durée, on ne doit pas penser que tous ceux en qui on voit cette couleur y soient enclins.

Art. 185. De la pitié.

La pitié est une espèce de tristesse mêlée d'amour ou de bonne volonté envers ceux à qui nous voyons souffrir quelque mal duquel nous les estimons indignes. Ainsi elle est contraire à l'envie à raison de son objet, et à la moquerie à cause qu'elle le considère d'autre façon.

Art. 186. Qui sont les plus pitoyables.

Ceux qui se sentent fort faibles et fort sujets aux adversités de la fortune semblent être plus enclins à cette passion que les autres, à cause qu'il se représentent le mal d'autrui comme leur pouvant arriver; et ainsi ils sont émus à la pitié plutôt par l'amour qu'ils se portent à eux-mêmes que par celle qu'ils ont pour les autres.

Art. 187. Comment les plus généreux sont touchés de cette passion.

Mais néanmoins ceux qui sont les plus généreux et qui ont l'esprit le plus fort, en sorte qu'ils ne craignent aucun mal pour eux et se tiennent au delà du pouvoir de la fortune, ne sont pas exempts de compassion lorsqu'ils voient l'infirmité des autres hommes et qu'ils entendent leurs plaintes; car c'est une partie de la générosité que d'avoir de la bonne volonté pour un chacun. Mais la tristesse de cette pitié n'est plus amère; et, comme celle que causent les actions funestes qu'on voit représenter sur un théâtre, elle est plus dans l'extérieur et dans le sens que dans l'intérieur de l'âme, laquelle a cependant la satisfaction de penser qu'elle fait ce qui est de son devoir, en ce qu'elle compatit avec des affligés. Et il y a en cela de la dif

férence, qu'au lieu que le vulgaire a compassion de ceux qui se plaignent, à cause qu'il pense que les maux qu'ils souffrent sont fort fâcheux, le principal objet de la pitié des plus grands hommes est la faiblesse de ceux qu'ils voient se plaindre, à cause qu'ils n'estiment point qu'aucun accident qui puisse arriver soit un si grand mal qu'est la lâcheté de ceux qui ne le peuvent souffrir avec constance; et, bien qu'ils haïssent les vices, ils ne haïssent point pour cela ceux qu'ils y voient sujets, ils ont seulement pour eux de la pitié.

Art. 188. Qui sont ceux qui n'en sont point touchés.

Mais il n'y a que les esprits malins et envieux qui haïssent naturellement tous les hommes, ou bien ceux qui sont si brutaux et tellement aveuglés par la bonne fortune ou désespérés par la mauvaise qu'ils ne pensent point qu'aucun mal leur puisse arriver, qui soient insensibles à la pitié.

Art. 189. Pourquoi cette passion excite à pleurer.

Au reste, on pleure fort aisément en cette passion, à cause que l'amour, envoyant beaucoup de sang vers le cœur, fait qu'il sort beaucoup de vapeurs par les yeux, et que la froideur de la tristesse, retardant l'agitation de ces vapeurs, fait qu'elles se changent en larmes, suivant ce qui a été dit ci-dessus.

Art. 190. De la satisfaction de soi-même.

La satisfaction qu'ont toujours ceux qui suivent constamment la vertu est une habitude en leur âme qui se nomme tranquillité et repos de conscience; mais celle qu'on acquiert de nouveau lorsqu'on a fraîchement fait quelque action qu'on pense bonne est une passion, à savoir, une espèce de joie, laquelle je crois être la plus douce de toutes, pour ce que sa cause ne dépend que de nous-mêmes. Toutefois, lorsque cette cause n'est pas juste, c'est-à-dire lorsque les actions dont on tire beaucoup de satisfaction ne sont pas de grande importance, ou même qu'elles sont vicieuses, elle est ridicule et ne sert qu'à produire un orgueil et une arrogance impertinente: ce qu'on peut particulièrement remarquer en ceux qui, croyant être dévots, sont seulement bigols et superstitieux; c'est-à-dire qui, sous ombre qu'ils vont souvent à l'église, qu'ils récitent force prières, qu'ils portent les

cheveux courts, qu'ils jeûnent, qu'ils donnent l'aumône, pensent être entièrement parfaits, et s'imaginent qu'ils sont si grands amis de Dieu qu'ils ne sauraient rien faire qui lui déplût, et que tout ce que leur dicte leur passion est un bon zèle, bien qu'elle leur dicte quelquefois les plus grands crimes qui puissent être commis par des hommes, comme de trahir des villes, de tuer des princes, d'exterminer des peuples entiers pour cela seul qu'ils ne suivent pas leurs opinions.

Art. 191. Du repentir.

Le repentir est directement contraire à la satisfaction de soimême, et c'est une espèce de tristesse qui vient de ce qu'on croit avoir fait quelque mauvaise action; et elle est très-amère, pour ce que sa cause ne vient que de nous : ce qui n'empêche pas néanmoins qu'elle soit fort utile lorsqu'il est vrai que l'action dont nous nous repentons est mauvaise et que nous en avons une connaissance certaine, pour ce qu'elle nous incite à mieux faire une autre fois. Mais il arrive souvent que les esprits faibles se repentent des choses qu'ils ont faites sans savoir assurément qu'elles soient mauvaises; ils se le persuadent seulement à cause qu'ils le craignent; et s'ils avaient fait le contraire, ils s'en repentiraient en même façon : ce qui est en eux une imperfection digne de pitié; et les remèdes contre ce défaut sont les mêmes qui servent à ôter l'irrésolution.

Art. 192. De la faveur.

La faveur est proprement un désir de voir arriver du bien à quelqu'un pour qui on a de la bonne volonté; mais je me sers ici de ce mot pour signifier cette volonté en tant qu'elle est excitée en nous par quelque bonne action de celui pour qui nous l'avons, car nous sommes naturellement portés à aimer ceux qui font des choses que nous estimous bonnes, encore qu'il ne nous en revienne aucun bien. La faveur, en cette signification, est une espèce d'amour, non point de désir, encore que le désir de voir du bien à celui qu'on favorise l'accompagne toujours; et elle est ordinairement jointe à la pitié, à cause que les disgrâces que nous voyons arriver aux malheureux sont cause que nous faisons plus de réflexion sur leurs mérites.

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