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tion extérieure du ris, excepté lorsque la tristesse la change en celle des gémissements et des cris qui accompagnent les larmes. A propos de quoi Vivès écrit de soi-même que lorsqu'il avait été longtemps sans manger, les premiers morceaux qu'il mettait en sa bouche l'obligeaient à rire; ce qui pouvait venir de ce que son poumon, vide de sang par faute de nourriture, était promptement enflé par le premier suc qui passait de son estomac vers le cœur, et que la seule imagination de manger y pouvait conduire, avant même que celui des viandes qu'il mangeait y fût parvenu.

Art. 128. De l'origine des larmes.

Comme le ris n'est jamais causé par les plus grandes joies, ainsi les larmes ne viennent point d'une extrême tristesse, mais seulement de celle qui est médiocre et accompagnée ou suivie de quelque sentiment d'amour, ou aussi de joie. Et, pour bien entendre leur origine, il faut remarquer que bien qu'il sorte continuellement quantité de vapeurs de toutes les parties de notre corps, il n'y en a toutefois aucune dont il en sorte tant que des yeux, à cause de la grandeur des nerfs optiques et de la multitude des petites artères par où elles y viennent; et que, comme la sueur n'est composée que des vapeurs qui, sortant des autres parties, se convertissent en eau sur leur superficie, ainsi les larmes se font des vapeurs qui sortent des yeux.

Art. 129. De la façon que les vapeurs se changent en eau.

Or, comme j'ai écrit dans les Météores, en expliquant en quelle façon les vapeurs de l'air se convertissent en pluie, que cela vient de ce qu'elles sont moins agitées ou plus abondantes qu'à l'ordinaire, ainsi je crois que lorsque celles qui sortent du corps sont beaucoup moins agitées que de coutume, encore qu'elles ne soient pas si abondantes, elles ne laissent pas de se convertir en eau, ce qui cause les sueurs froides qui viennent quelquefois de faiblesse quand on est malade; et je crois que lorsqu'elles sont beaucoup plus abondantes, pourvu qu'elles ne soient pas avec cela plus agitées, elles se convertissent aussi en eau, ce qui est cause de la sueur qui vient quand on fait quelque exercice. Mais alors les yeux ne suent point, pour ce que, pendant les exercices du corps, la plupart des esprits allant dans les

muscles qui servent à le mouvoir, il en va moins par le nerf optique vers les yeux. Et ce n'est qu'une même matière qui compose le sang pendant qu'elle est dans les veines ou dans les artères, et les esprits lorsqu'elle est dans le cerveau, dans les nerfs ou dans les muscles, et les vapeurs lorsqu'elle en sort en forme d'air, et, enfin, la sueur ou les larmes lorsqu'elle s'épaissit en eau sur la superficie du corps ou des yeux.

Art. 130. Comment ce qui fait de la douleur à l'œil l'excite à pleurer.

Et je ne puis remarquer que deux causes qui fassent que les vapeurs qui sortent des yeux se changent en larmes. La première est quand la figure des porcs par où elles passent est changée par quelque accident que ce puisse être : car cela retardant le mouvement de ces vapeurs, et changeant leur ordre, peut faire qu'elles se convertissent en eau. Ainsi il ne faut qu'un fétu qui tombe dans l'œil pour en tirer quelques larmes, à cause qu'en y excitant de la douleur il change la disposition de ses pores en sorte que, quelques-uns devenant plus étroits, les petites parties des vapeurs y passent moins vite, et qu'au lieu qu'elles en sortaient auparavant également distantes les unes des autres, et ainsi demeuraient séparées, elles viennent à se rencontrer, à cause que l'ordre de ces pores est troublé, au moyen de quoi elles se joignent, et ainsi se convertissent en larmes.

Art. 131. Comment on pleure de tristesse.

L'autre cause est la tristesse suivie d'amour ou de joie, ou généralement de quelque cause qui fait que le cœur pousse beaucoup de sang par les artères; la tristesse y est requise, à cause que, refroidissant tout le sang, elle étrécit les pores des yeux mais, pour ce qu'à mesure qu'elle les étrécit, elle diminue aussi la quantité des vapeurs auxquelles ils doivent donner passage, cela ne suffit pas pour produire des larmes si la quantité de ces vapeurs n'est à même temps augmentée par quelque autre cause; et il n'y a rien qui l'augmente davantage que le sang qui est envoyé vers le cœur en la passion de l'amour : aussi voyons-nous que ceux qui sont tristes ne jettent pas continuellement des larmes, mais seulement par intervalles, lorsqu'ils font quelque nouvelle réflexion sur les objets qu'ils affectionnent.

Art. 132. Des gémissements qui accompagnent les larmes.

Et alors les poumons sont aussi quelquefois enflés tout à coup par l'abondance du sang qui entre dedans et qui en chasse l'air qu'ils contenaient, lequel sortant par le sifflet engendre les gémissements et les cris qui ont coutume d'accompagner les larmes; et ces cris sont ordinairement plus aigus que ceux qui accompagnent le ris, bien qu'ils soient produits quasi en même façon dont la raison est que les nerfs qui servent à élargir ou étrécir les organes de la voix, pour la rendre plus grosse ou plus aiguë, étant joints avec ceux qui ouvrent les orifices du cœur pendant la joie et les étrécissent pendant la tristesse, ils font que ces organes s'élargissent ou s'étrécissent au même temps.

Art. 133. Pourquoi les enfants et les vieillards pleurent aisément.

Les enfants et les vieillards sont plus enclins à pleurer que ceux de moyen âge, mais c'est pour diverses raisons. Les vieillards pleurent souvent d'affection et de joie car ces deux passions jointes ensemble envoient beaucoup de sang à leur cœur, et de là beaucoup de vapeur à leurs yeux; et l'agitation de ces vapeurs est tellement retardée par la froideur de leur naturel qu'elles se convertissent aisément en larmes, encore qu'aucune tristesse n'ait précédé. Que si quelques vieillards pleurent aussi fort aisément de fâcherie, ce n'est pas tant le tempérament de leur corps que celui de leur esprit qui les y dispose; et cela n'arrive qu'à ceux qui sont si faibles qu'ils se laissent entièrement surmonter par de petits sujets de douleur, de crainte ou de pitié. Le même arrive aux enfants, lesquels ne pleurent guère de joie, mais bien plus de tristesse, même quand elle n'est point accompagnée d'amour car ils ont toujours assez de sang pour produire beaucoup de vapeurs; le mouvement desquelles étant retardé par la tristesse, elles se convertissent en larmes.

Art. 134. Pourquoi quelques enfants påâlissent au lieu de pleurer.

Toutefois il y en a quelques-uns qui pâlissent au lieu de pleurer quand ils sont fâchés ; ce qui peut témoigner en eux un jugement et un courage extraordinaire, à savoir, lorsque cela vient de ce qu'ils considèrent la grandeur du mal et se prépa

rent à une forte résistance, en même façon que ceux qui sont plus àgés; mais c'est plus ordinairement une marque de mauvais naturel, à savoir, lorsque cela vient de ce qu'ils sont enclins à la haine ou à la peur: car ce sont des passions qui diminuent la matière des larmes, et on voit au contraire que ceux qui pleurent fort aisément sont enclins à l'amour et à la pitié.

Art. 135. Des soupirs.

La cause des soupirs est fort différente de celle des larmes, encore qu'ils présupposent comme elles la tristesse : car, au lieu qu'on est incité à pleurer quand les poumons sont pleins de sang, on est incité à soupirer quand ils en sont presque vides, et que quelque imagination d'espérance ou de joie ouvre l'orifice de l'artère veineuse que la tristesse avait étréci, pour ce qu'alors le peu de sang qui reste dans les poumons tombant tout à coup dans le côté gauche du cœur par cette artère veineuse, et y étant poussé par le désir de parvenir à cette joie, lequel agite en même temps tous les muscles du diaphragme et de la poitrine, l'air est poussé promptement par la bouche dans les poumons pour y remplir la place que laisse ce sang; et c'est cela qu'on nomme soupirer.

Art. 136. D'où viennent les effets des passions qui sont particulières à certains hommes.

Au reste, afin de suppléer ici en peu de mots à tout ce qui pourrait y être ajouté touchant les divers effets ou les diverses causes des passions, je me contenterai de répéter le principe sur lequel tout ce que j'en ai écrit est appuyé, à savoir, qu'il y a telle liaison entre notre âme et notre corps, que, lorsque nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque pensée, l'une des deux ne se présente point à nous par après que l'autre ne s'y présente aussi, et que ce ne sont pas toujours les mêmes actions qu'on joint aux mêmes pensées; car cela su'ût pour rendre raison de tout ce qu'un chacun peut remarquer de particulier en soi ou en d'autres, touchant cette matière, qui n'a point été ici expliqué. Et, pour exemple, il est aisé de penser que les étranges aversions de quelques-uns qui les empêchent de souffrir l'odeur des roses, ou la présence d'un chat, ou choses semblables, ne viennent que de ce qu'au commencement de leur vie ils ont été fort offensés par

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quelques pareils objets, ou bien qu'ils ont compati au sentiment de leur mère qui en a été offensée étant grosse: car il est certain qu'il y a du rapport entre tous les mouvements de la mère et ceux de l'enfant qui est en son ventre, en sorte que ce qui est contraire à l'un nuit à l'autre. Et l'odeur des roses peut avoir causé un grand mal de tête à un enfant lorsqu'il était encore au berceau, ou bien un chat le peut avoir fort épouvanté, sans que personne y ait pris garde ni qu'il en ait eu après aucune mémoire, bien que l'idée de l'aversion qu'il avait alors pour ces roses ou pour ce chat demeure imprimée en son cerveau jusques à la fin de sa vie.

Art. 137. De l'usage des cinq passions ici expliquées en tant qu'elles se rapportent au corps.

Après avoir donné les définitions de l'amour, de la haine, du désir, de la joie, de la tristesse, et traité de tous les mouvements corporels qui les causent ou accompagnent, nous n'avons plus ici à considérer que leur usage. Touchant quoi il est à remarquer que, selon l'institution de la nature, elles se rapportent toutes au corps, et ne sont données à l'âme qu'en tant qu'elle est jointe avec lui: en sorte que leur usage naturel est d'inciter l'âme à consentir et contribuer aux actions qui peuvent servir à conserver le corps, ou à le rendre en quelque facon plus parfait; et en ce sens la tristesse et la joie sont les deux premières qui sont employées. Car l'âme n'est immédiatement avertie des choses qui nuisent au corps que par le sentiment qu'elle a de la douleur, lequel produit en elle premièrement la passion de la tristesse, puis ensuite la haine de ce qui cause cette douleur, et en troisième lieu le désir de s'en délivrer; comme aussi l'âme n'est immédiatement avertie des choses utiles an corps que par quelque sorte de chatouillement qui excite en elle de la joie, fait ensuite naître l'amour de ce qu'on croit en être la cause, et enfin le désir d'acquérir ce qui peut faire qu'on continue en cette joie ou bien qu'on jouisse encore après d'une semblable. Ce qui fait voir qu'elles sont toutes cinq très-utiles au regard du corps, et même que la tristesse est en quelque façon première et plus nécessaire que la joie, et la haine que l'amour, à cause qu'il importe davantage de repousser les choses qui nuisent et peuvent détruire que d'acquérir celles qui ajoutent quelque perfection sans laquelle on peut subsister.

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