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détermine l'âme à sentir pour celle-là seule toute l'inclination que la nature lui donne à rechercher le bien qu'elle lui représente comme le plus grand qu'on puisse posséder; et cette inclination ou ce désir qui naît ainsi de l'agrément est appelé du nom d'amour plus ordinairement que la passion d'amour qui a ci-dessus été décrite. Aussi a-t-il de plus étranges effets, et c'est lui qui sert de principale matière aux faiseurs de romans et aux poëtes.

Art. 91. La définition de la joie.

La joie est une agréable émotion de l'âme, en laquelle consiste la jouissance qu'elle a du bien que les impressions du cerveau lui représentent comme sien. Je dis que c'est en cette émotion que consiste la jouissance du bien; car, en effet, l'âme ne reçoit aucun autre fruit de tous les biens qu'elle possède; et pendant qu'elle n'en a aucune joie, on peut dire qu'elle n'en jouit pas plus que si elle ne les possédait point. J'ajoute aussi que c'est du bien que les impressions du cerveau lui représentent comme sien, afin de ne pas confondre cette joie, qui est une passion, avec la joie purement intellectuelle, qui vient en l'âme par la seule action de l'âme, et qu'on peut dire être une agréable émotion excitée en elle-même, en laquelle consiste la jouissance qu'elle a du bien que son entendement lui représente comme sien. Il est vrai que pendant que l'âme est jointe au corps cette joie intellectuelle ne peut guère manquer d'être accompagnée de celle qui est une passion; car, sitôt que notre entendement s'aperçoit que nous possédons quelque bien, encore que ce bien puisse être si différent de tout ce qui appartient au corps qu'il ne soit point du tout imaginable, l'imagination ne laisse pas de faire incontinent quelque impression dans le cerveau, de laquelle suit le mouvement des esprits qui excite la passion de la joie.

Art. 92. La définition de la tristesse.

La tristesse est une langueur désagréable en laquelle consiste l'incommodité que l'âme reçoit du mal, ou du défaut que les impressions du cerveau lui représentent comme lui appartenant. Et il y a aussi une tristesse intellectuelle qui n'est pas la passion, mais qui ne manque guère d'en être accompagnée.

Art. 93. Quelles sont les causes de ces deux passions.

Or, lorsque la joie ou la tristesse intellectuelle excite ainsi celle qui est une passion, leur cause est assez évidente; et on voit de leurs définitions que la joie vient de l'opinion qu'on a de posséder quelque bien; et la tristesse, de l'opinion qu'on a d'avoir quelque mal ou quelque défaut. Mais il arrive souvent qu'on se sent triste ou joyeux sans qu'on puisse ainsi distinctement remarquer le bien ou le mal qui en sont les causes, à savoir: lorsque ce bien ou ce mal font leurs impressions dans le cerveau sans l'entremise de l'âme, quelquefois à cause qu'ils n'appartiennent qu'au corps; et quelquefois aussi, encore qu'ils appartiennent à l'âme, à cause qu'elle ne les considère pas comme bien et mal, mais sous quelque autre forme dont l'impression est jointe avec celle du bien et du mal dans le cerveau.

Art. 94. Comment ces passions sont excitées par des biens et des maux qui ne regardent que le corps, et en quoi consistent le chatouillement et la douleur.

Ainsi, lorsqu'on est en pleine santé et que le temps est plus serein que de coutume, on sent en soi une gaieté qui ne vient d'aucune fonction de l'entendement, mais seulement des impressions que le mouvement des esprits fait dans le cerveau; et l'on ne se sent triste en même façon que lorsque le corps est indisposé, encore qu'on ne sache point qu'il le soit. Ainsi le chatouillement des sens est suivi de si près par la joie, et la douleur par la tristesse, que la plupart des hommes ne les distinguent point: toutefois ils diffèrent si fort qu'on peut quelquefois souffrir des douleurs avec joie, et recevoir des chatouillements qui déplaisent. Mais la cause qui fait que pour l'ordinaire la joie suit du chatouillement est que tout ce qu'on nomme chatouillement ou sentiment agréable consiste en ce que les objets des sens excitent quelque mouvement dans les nerfs qui serait capable de leur nuire s'ils n'avaient pas assez de force pour lui résister ou que le corps ne fût pas bien disposé; ce qui fait une impression dans le cerveau laquelle, étant instituée de la nature pour témoigner cette bonne disposition et cette force, la représente à l'âme comme un bien qui lui appartient en tant qu'elle est unie avec le corps, et ainsi excite en elle la joie. C'est presque la même raison qui fait qu'on prend naturellement plaisir à se sentir émouvoir à toutes sortes de passions,

même à la tristesse et à la haine, lorsque ces passions ne sont causées que par les aventures étranges qu'on voit représenter sur un théâtre, ou par d'autres pareils sujets, qui, ne pouvant nous nuire en aucune façon, semblent chatouiller notre âme en la touchant. Et la cause qui fait que la douleur produit ordinairement la tristesse est que le sentiment qu'on nomme douleur vient toujours de quelque action si violente qu'elle offense les nerfs; en sorte qu'étant institué de la nature pour signifier à l'âme le dommage que reçoit le corps par cette action, et sa faiblesse en ce qu'il ne lui a pu résister, il lui représente l'un et l'autre comme des maux qui lui sont toujours désagréables, excepté lorsqu'ils causent quelque bien qu'elle estime plus qu'eux.

Art. 95. Comment elles peuvent aussi être excitées par des biens et des maux que l'âme ne remarque point, encore qu'ils lui appartiennent; comme est le plaisir qu'on prend à se hasarder ou à se souvenir du mal passé.

Ainsi, le plaisir que prennent souvent les jeunes gens à entreprendre des choses difficiles et à s'exposer à de grands périls, encore même qu'ils n'en espèrent aucun profit ni aucune gloire, vient en eux de ce que la pensée qu'ils ont que ce qu'ils entreprennent est difficile fait une impression dans leur cerveau qui, étant jointe avec celle qu'ils pourraient former s'ils pensaient que c'est un bien de se sentir assez courageux, assez heureux, assez adroit ou assez fort pour oser se hasarder à tel point, est cause qu'ils y prennent plaisir; et le contentement qu'ont les vieillards lorsqu'ils se souviennent des maux qu'ils ont soufferts vient de ce qu'ils se représentent que c'est un bien d'avoir pu nonobstant cela subsister.

Art. 96. Quels sont les mouvements du sang et des esprits qui causent les cinq passions précédentes.

Les cinq passions que j'ai ici commencé à expliquer sont tellement jointes ou opposées les unes aux autres, qu'il est plus aisé de les considérer toutes ensemble que de traiter séparément de chacune, ainsi qu'il a été traité de l'admiration; et leur cause n'est pas comme la sienne dans le cerveau seul, mais aussi dans le cœur, dans la rate, dans le foie, et dans toutes les autres parties du corps, en tant qu'elles servent à la production du sang et ensuite des esprits: car, encore que toutes les veines

conduisent le sang qu'elles contiennent vers le cœur, il arrive néanmoins quelquefois que celui de quelques-unes y est poussé avec plus de force que celui des autres; il arrive aussi que les ouvertures par où il entre dans le cœur, ou bien celles par où il en sort, sont plus élargies ou plus resserrées une fois que l'autre.

Art. 97. Les principales expériences qui servent à connaître ces mouvements en l'amour.

Or, en considérant les diverses altérations que l'expérience fait voir de notre corps pendant que notre âme est agitée de diverses passions, je remarque en l'amour quand elle est seule, c'est-à-dire quand elle n'est accompagnée d'aucune forte joie, ou désir, ou tristesse, que le battement du pouls est égal et beaucoup plus grand et plus fort que de coutume; qu'on sent une douce chaleur dans la poitrine, et que la digestion des viandes se fait fort promptement dans l'estomac, en sorte que cette passion est utile pour la santé.

Art. 98. En la haine.

Je remarque, au contraire, en la haine, que le pouls est inégal et plus petit, et souvent plus vite; qu'on sent des froideurs entremêlées de je ne sais quelle chaleur âpre et piquante dans la poitrine; que l'estomac cesse de faire son office, et est enclin à vomir et rejeter les viandes qu'on a mangées, ou du moins à les corrompre et convertir en mauvaises humeurs.

Art. 99. En la joie.

En la joie, que le pouls est égal et plus vite qu'à l'ordinaire, mais qu'il n'est pas si fort ou si grand qu'en l'amour; et qu'on sent une chaleur agréable qui n'est pas seulement en la poitrine, mais qui se répand aussi en toutes les parties extérieures du corps avec le sang qu'on y voit venir en abondance; et que cependant on perd quelquefois l'appétit à cause que la digestion se fait moins que de coutume.

Art. 100. En la tristesse.

En la tristesse, que le pouls est faible et lent, et qu'on sent comme des liens autour du cœur qui le serrent, et des glaçons

qui le gèlent et communiquent leur froideur au reste du corps; et que cependant on ne laisse pas d'avoir quelquefois bon appétit, et de sentir que l'estomac ne manque point à faire son devoir, pourvu qu'il n'y ait point de haine mêlée avec la tristesse.

Art. 101. Au désir.

Enfin je remarque cela de particulier dans le désir, qu'il agite le cœur plus violemment qu'aucune des autres passions, et fournit au cerveau plus d'esprits, lesquels, passant de là dans les muscles, rendent tous les sens plus aigus et toutes les parties du corps plus mobiles.

Art. 102. Le mouvement du sang et des esprits en l'amour.

Ces observations, et plusieurs autres qui seraient trop longues à écrire, m'ont donné sujet de juger que, lorsque l'entendement se représente quelque objet d'amour, l'impression que cette pensée fait dans le cerveau conduit les esprits animaux, par les nerfs de la sixième paire, vers les muscles qui sont autour des intestins et de l'estomac, en la façon qui est requise pour faire que le suc des viandes, qui se convertit en nouveau sang, passe promptement vers le cœur sans s'arrêter dans le foie, et qu'y étant poussé avec plus de force que celui qui est dans les autres parties du corps, il y entre en plus grande abondance et y excite une chaleur plus forte, à cause qu'il est plus grossier que celui qui a déjà été raréfié plusieurs fois en passant et repassant par le cœur ; ce qui fait qu'il envoie aussi des esprits vers le cerveau, dont les parties sont plus grosses et plus agitées qu'à l'ordinaire et ces esprits, fortifiant l'impression que la première pensée de l'objet aimable y a faite, obligent l'âme à s'arrêter sur cette pensée; et c'est en cela que consiste la passion d'amour.

Art. 103. En la haine.

Au contraire, en la haine, la première pensée de l'objet qui donne de l'aversion conduit tellement les esprits qui sont dans le cerveau vers les muscles de l'estomac et des intestins, qu'ils empêchent que le suc des viandes ne se mêle avec le sang en resserrant toutes les ouvertures par où il a coutume d'y couler; et elle les conduit aussi tellement vers les petits nerfs de la rate et de la partie inférieure du foie, où est le réceptacle de la bile,

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