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comme joint avec ce qu'on aime, en sorte qu'on imagine un tout duquel on pense être seulement une partie, et que la chose aimée en est une autre. Comme, au contraire, en la haine on se considère seul comme un tout, entièrement séparé de la chose pour laquelle on a de l'aversion.

Art. 81. De la distinction qu'on a coutume de faire entre l'amour de concupiscence et de bienveillance.

Or, on distingue communément deux sortes d'amour, l'une desquelles est nommée amour de bienveillance, c'est-à-dire qui incite à vouloir du bien à ce qu'on aime; l'autre est nommée amour de concupiscence, c'est-à-dire qui fait désirer la chose qu'on aime. Mais il me semble que cette distinction regarde sculement les effets de l'amour, et non point son essence; car sitôt qu'on s'est joint de volonté à quelque objet, de quelque nature qu'il soit, on a pour lui de la bienveillance, c'est-à-dire on joint aussi à lui de volonté les choses qu'on croit lui être convenables ce qui est un des principaux effets de l'amour. Et si on juge que ce soit un bien de le posséder ou d'être associé avec lui d'autre façon que de volonté, on le désire : ce qui est aussi l'un des plus ordinaires effets de l'amour.

Art. 82. Comment des passions fort différentes conviennent en ce qu'elles
participent de l'amour.

Il n'est pas besoin aussi de distinguer autant d'espèces d'amour qu'il y a de divers objets qu'on peut aimer; car, par exemple, encore que les passions qu'un ambitieux a pour la gloire, un avaricieux pour l'argent, un ivrogne pour le vin, un brutal pour une femme qu'il veut violer, un homme d'honneur pour son ami ou pour sa maîtresse, et un bon père pour ses enfants, soient bien différentes entre elles, toutefois en ce qu'elles participent de l'amour elles sont semblables. Mais les quatre premiers n'ont de l'amour que pour la possession des objets auxquels se rapporte leur passion, et n'en ont point pour les objets mêmes, pour lesquels ils ont seulement du désir mêlé avec d'autres passions particulières, au lieu que l'amour qu'un bon père a pour ses enfants est si pur qu'il ne désire rien avoir d'eux, et ne veut point les posséder autrement qu'il fait, ni être joint à eux plus étroitement qu'il est déjà; mais, les considérant comme d'autres soi-même, il recherche leur bien comme le sien

propre, ou même avec plus de soin, pour ce que, se représentant que lui et eux font un tout dont il n'est pas la meilleure partie, il préfère souvent leurs intérêts aux siens, et ne craint pas de se perdre pour les sauver. L'affection que les gens d'honneur ont pour leurs amis est de cette nature, bien qu'elle soit rarement si parfaite; et celle qu'ils ont pour leur maîtresse en participe beaucoup, mais elle participe aussi un peu de l'autre.

Art. 83. De la différence qui est entre la simple affection, l'amitié et la dévotion.

On peut, ce me semble, avec meilleure raison, distinguer l'amour par l'estime qu'on fait de ce qu'on aime, à comparaison de soi-même car lorsqu'on estime l'objet de son amour moins que soi, on n'a pour lui qu'une simple affection; lorsqu'on l'estime à l'égal de soi, cela se nomme amitié ; et lorsqu'on l'estime davantage, la passion qu'on a peut être nommée dévotion. Ainsi on peut avoir de l'affection pour une fleur, pour un oiseau, pour un cheval; mais, à moins que d'avoir l'esprit fort déréglé, on ne peut avoir de l'amitié que pour des hommes. Et ils sont tellement l'objet de cette passion, qu'il n'y a point d'homme si imparfait qu'on ne puisse avoir pour lui une amitié très-parfaite lorsqu'on en est aimé et qu'on a l'âme véritablement noble et généreuse, suivant ce qui sera expliqué ci-après en l'article 144 et 146. Pour ce qui est de la dévotion, son principal objet est sans doute la souveraine Divinité, à laquelle on ne saurait manquer d'être dévot lorsqu'on la connait comme il faut; mais on peut aussi avoir de la dévotion pour son prince, pour son pays, pour sa ville, et même pour un homme particulier, lorsqu'on l'estime beaucoup plus que soi. Or, la différence qui est entre ces trois sortes d'amour paraît principalement par leurs effets; car, d'autant qu'en toutes on se considère comme joint et uni à la chose aimée, on est toujours prêt d'abandonner la moindre partie du tout qu'on compose avec elle pour conserver l'autre. Ce qui fait qu'en la simple affection l'on se préfère toujours à ce qu'on aime, et qu'au contraire en la dévotion l'on préfère tellement la chose aimée à soi-même qu'on ne craint pas de mourir pour la conserver. De quoi on a vu souvent des exemples en ceux qui se sont exposés à une mort certaine pour la défense de leur prince ou de leur ville, et même aussi quelquefois pour des personnes particulières auxquelles ils s'étaient dévoués.

Art. 84. Qu'il n'y a pas tant d'espèces de haine que d'amor.

Au reste, encore que la haine soit directement opposée à l'amour, on ne la distingue pas toutefois en autant d'espèces, à cause qu'on ne remarque pas tant la différence qui est entre les maux desquels on est séparé de volonté qu'on fait celle qui est entre les biens auxquels on est joint.

Art. 85. De l'agrément et de l'horreur.

Et je ne trouve qu'une seule distinction considérable qui soit pareille en l'une et en l'autre. Elle consiste en ce que les objets tant de l'amour que de la haine peuvent être représentés à l'âme par les sens extérieurs, ou bien par les intérieurs et par sa propre raison car nous appelons communément bien ou mal ce que nos sens intérieurs ou notre raison nous font juger convenable ou contraire à notre nature; mais nous appelons beau ou laid ce qui nous est ainsi représenté par nos sens extérieurs, principalement par celui de la vue, lequel seul est plus considéré que tous les autres: d'où naissent deux espèces d'amour, à savoir, celle qu'on a pour les choses bonnes, et celle qu'on a pour les belles, à laquelle on peut donner le nom d'agrément, afin de ne la pas confondre avec l'autre, ni aussi avec le désir, auquel on attribue souvent le nom d'amour: et de là naissent en même façon deux espèces de haine, l'une desquelles se rapporte aux choses mauvaises, l'autre à celles qui sont laides; et cette dernière peut être appelée horreur ou aversion, afin de la distinguer. Mais ce qu'il y a ici de plus remarquable, c'est que ces passions d'agrément et d'horreur ont coutume d'être plus violentes que les autres espèces d'amour ou de haine, à cause que ce qui vient à l'âme par les sens la touche plus fort que ce qui lui est représenté par sa raison, et que toutefois elles ont ordinairement moins de vérité : en sorte que de toutes les passions ce sont celles-ci qui trompent le plus, et dont on doit le plus soigneusement se garder.

Art. 86. La définition du désir.

La passion du désir est une agitation de l'âme causée par les esprits qui la disposent à vouloir pour l'avenir les choses qu'elle se représente lui être convenables. Ainsi on ne désire pas seule

ment la présence du bien absent, mais aussi la conservation du présent, et de plus l'absence du mal, tant de celui qu'on a déjà que de celui qu'on croit pouvoir recevoir au temps à venir.

Art. 87. Que c'est une passion qui n'a point de contraire.

Je sais bien que communément dans l'école on oppose la passion qui tend à la recherche du bien, laquelle seule on nomme désir, à celle qui tend à la fuite du mal, laquelle on nomme aversion. Mais, d'autant qu'il n'y a aucun bien dont la privation ne soit un mal, ni aucun mal considéré comme une chose positive dont la privation ne soit un bien, et qu'en recherchant, par exemple, les richesses, on fuit nécessairement la pauvreté, en fuyant les maladies on recherche la santé, et ainsi des autres, il me semble que c'est toujours un même mouvement qui porte à la recherche du bien, et ensemble à la fuite du mal qui lui est contraire. J'y remarque seulement cette différence, que le désir qu'on a lorsqu'on tend vers quelque bien est accompagné d'amour, et ensuite d'espérance et de joie; au lieu que le même désir, lorsqu'on tend à s'éloigner du mal contraire à ce bien, est accompagné de haine, de crainte et de tristesse ; ce qui est cause qu'on le juge contraire à soi-même. Mais si on veut le considérer lorsqu'il se rapporte également en même temps à quelque bien pour le rechercher, et au mal opposé pour l'éviter, on peut voir très-évidemment que ce n'est qu'une seule passion qui fait l'un et l'autre.

Art. 88. Quelles sont ces diverses espèces.

Il y aurait plus de raison de distinguer le désir en autant de diverses espèces qu'il y a de divers objets qu'on recherche; car, par exemple, la curiosité, qui n'est autre chose qu'un désir de connaître, diffère beaucoup du désir de gloire, et celui-ci du désir de vengeance, et ainsi des autres. Mais il suffit ici de savoir qu'il y en a autant que d'espèces d'amour ou de haine, et que les plus considérables et les plus forts sont ceux qui naissent de l'agrément et de l'horreur.

Art. 89. Quel est le désir qui naît de l'horreur.

Or, encore que ce ne soit qu'un même désir qui tend à la recherche d'un bien et à la fuite du mal qui lui est contraire,

ainsi qu'il a été dit, le désir qui naît de l'agrément ne laisse pas d'être fort différent de celui qui naît de l'horreur, car cet agrément et cette horreur, qui véritablement sont contraires, ne sont pas le bien et le mal qui servent d'objets à ces désirs, mais seulement deux émotions de l'âme qui la disposent à rechercher deux choses fort différentes; à savoir: l'horreur est instituée de la nature pour représenter à l'âme une mort subite et inopinée, en sorte que, bien que ce ne soit quelquefois que l'attouchement d'un vermisseau, ou le bruit d'une feuille tremblante, ou son ombre, qui fait avoir de l'horreur, on sent d'abord autant d'émotion que si un péril de mort très-évident s'offrait aux sens, ce qui fait subitement naître l'agitation qui porte l'âme à employer toutes ses forces pour éviter un mal si présent; et c'est cette espèce de désir qu'on appelle communément la fuite et l'aversion.

Art. 90. Quel est celui qui naît de l'agrément.

Au contraire, l'agrément est particulièrement institué de la nature pour représenter la jouissance de ce qui agrée comme le plus grand de tous les biens qui appartiennent à l'homme, ce qui fait qu'on désire très-ardemment cette jouissance. Il est vrai qu'il y a diverses sortes d'agréments, et que les désirs qui en naissent ne sont pas tous également puissants; car, par exemple, la beauté des fleurs nous incite seulement à les regarder, et celle des fruits à les manger. Mais le principal est celui qui vient des perfections qu'on imagine en une personne qu'on pense pouvoir devenir un autre soi-même; car, avec la différence du sexe, que la nature a mise dans les hommes ainsi que dans les animaux sans raison, elle a mis aussi certaines impressions dans le cerveau qui font qu'en certain âge et en certain temps on se considère comme défectueux, et comme si on n'était que la moitié d'un tout dont une personne de l'autre sexe doit être l'autre moitié, en sorte que l'acquisition de cette moitié est confusément représentée par la nature comme le plus grand de tous les biens imaginables. Et encore qu'on voie plusieurs personnes de cet autre sexe, on n'en souhaite pas pour cela plusieurs en même temps, d'autant que la nature ne fait point imaginer qu'on ait besoin de plus d'une moitié. Mais lorsqu'on remarque quelque chose en une qui agrée davantage que ce qu'on remarque au même temps dans les autres, cela

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