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après de telle viande qu'avec horreur, au lieu qu'on la mangeait auparavant avec plaisir. Et on peut remarquer la même chose dans les bêtes; car encore qu'elles n'aient point de raison, ni peut-être aussi aucune pensée, tous les mouvements des esprits et de la glande qui excitent en nous les passions ne laissent pas d'être en elles et d'y servir à entretenir et fortifier, et non pas comme en nous, les passions, mais les mouvements des nerfs et des muscles qui ont coutume de les accompagner. Ainsi, lorsqu'un chien voit une perdrix, il est naturellement porté à courir vers elle; et lorsqu'il voit tirer un fusil, ce bruit l'incite naturellement à s'enfuir; mais néanmoins on dresse ordinairement les chiens couchants en telle sorte que la vue d'une perdrix fait qu'ils s'arrêtent, et que le bruit qu'ils oient après lorsqu'on tire sur elle fait qu'ils y accourent. Or, ces choses sont utiles à savoir pour donner le courage à un chacun d'étudier à regarder ses passions: car, puisqu'on peut, avec un peu d'industrie, changer les mouvements du cerveau dans les animaux dépourvus de raison, il est évident qu'on le peut encore mieux dans les hommes, et que ceux même qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très-absolu sur toutes leurs passions, si on employait assez d'industrie à les dresser et à les conduire.

DEUXIÈME PARTIE.

DU NOMBRE ET DE L'ORDRE DES PASSIONS, ET L'EXPLICATION DES SIX PRIMITIVES.

Art. 51. Quelles sont les premières causes des passions.

On connaît, de ce qui a été dit ci-dessus, que la dernière et plus prochaine cause des passions de l'âme n'est autre que l'agitation dont les esprits meuvent la petite glande qui est au milieu du cerveau. Mais cela ne suffit pas pour les pouvoir distinguer les unes des autres; il est besoin de rechercher leurs

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sources et d'examiner leurs premières causes: or, encore qu'elles puissent quelquefois être causées par l'action de l'âme qui se détermine à concevoir tels ou tels objets, et aussi par le seul tempérament du corps ou par les impressions qui se rencontrent fortuitement dans le cerveau, comme il arrive lorsqu'on se sent triste ou joyeux sans en pouvoir dire aucun sujet, il paraît, néanmoins, par ce qui a été dit, que toutes les mêmes peuvent aussi être excitées par les objets qui meuvent les sens, et que ces objets sont leurs causes les plus ordinaires et principales d'où il suit que pour les trouver toutes il suffit de considérer tous les effets de ces objets.

Art. 52. Quel est leur usage, et comment on les peut dénombrer.

Je remarque, outre cela, que les objets qui meuvent les sens n'excitent pas en nous diverses passions à raison de toutes les diversités qui sont en eux, mais seulement à raison des diverses façons qu'ils nous peuvent nuire ou profiter, ou bien en général être importants; et que l'usage de toutes les passions consiste en cela seul qu'elles disposent l'âme à vouloir les choses que la nature dicte nous être utiles, et à persister en cette volonté, comme aussi la même agitation des esprits qui a coutume de les causer dispose le corps aux mouvements qui servent à l'exécution de ces choses: c'est pourquoi, afin de les dénombrer, il faut seulement examiner par ordre en combien de diverses façons qui nous importent nos sens peuvent être mus par leurs objets; et je ferai ici le dénombrement de toutes les principales passions selon l'ordre qu'elles peuvent ainsi être trouvées.

L'ORDRE ET LE DÉNOMBREMENT DES PASSIONS.

Art. 53. L'admiration.

Lorsque la première rencontre de quelque objet nous surprend, et que nous le jugeons être nouveau, ou fort différent de ce que nous connaissions auparavant, ou bien de ce que nous supposions qu'il devait être, cela fait que nous l'admirons et en sommes étonnés; et pour ce que cela peut arriver avant que nous connaissions aucunement si cet objet nous est conve

nable ou s'il ne l'est pas, il me semble que l'admiration est la première de toutes les passions: et elle n'a point de contraire, à cause que si l'objet qui se présente n'a rien en soi qui nous surprenne, nous n'en sommes aucunement émus, et nous le considérons sans passion.

Art. 54. L'estime et le mépris, la générosité ou l'orgueil, ou l'humilité ou la

bassesse.

A l'admiration est jointe l'estime ou le mépris, selon que c'est la grandeur d'un objet ou sa petitesse que nous admirons. Et nous pouvons ainsi nous estimer ou nous mépriser nousmêmes d'où viennent les passions, et ensuite les habitudes de magnanimité ou d'orgueil, et d'humilité ou de bassesse.

Art. 55. La vénération ou le dédain.

Mais, quand nous estimons ou méprisons d'autres objets, que nous considérons comme des causes libres capables de faire du bien ou du mal, de l'estime vient la vénération, et du simple mépris le dédain.

Art. 56. L'amour et la haine.

Or, toutes les passions précédentes peuvent être excitées en nous sans que nous apercevions en aucune façon si l'objet qui les cause est bon ou mauvais. Mais lorsqu'une chose nous est représentée comme bonne à notre égard, c'est-à-dire comme nous étant convenable, cela nous fait avoir pour elle de l'amour; et lorsqu'elle nous est représentée comme mauvaise ou nuisible, cela nous excite à la haine.

Art. 57. Le désir.

De la même considération du bien et du mal naissent toutes les autres passions; mais, afin de les mettre par ordre, je distingue les temps; et, considérant qu'elles nous portent bien plus à regarder l'avenir que le présent ou le passé, je commence par le désir. Car non-seulement lorsqu'on désire acquérir un bien qu'on n'a pas encore, ou bien éviter un mal qu'on juge pouvoir arriver, mais aussi lorsqu'on ne souhaite que la conservation d'un bien ou l'absence d'un mal, qui est tout ce à quoi se peut étendre cette passion, il est évident qu'elle regarde toujours l'avenir.

Art. 58. L'espérance, la crainte, la jalousie, la sécurité et le désespoir.

Il suffit de penser que l'acquisition d'un bien ou la fuite d'un mal est possible pour être incité à la désirer. Mais, quand on considère, outre cela, s'il y a beaucoup ou peu d'apparence qu'on obtienne ce qu'on désire, ce qui nous représente qu'il y en a beaucoup excite en nous l'espérance, et ce qui nous représente qu'il y en a peu excite la crainte, dont la jalousie est une espèce. Lorsque l'espérance est extrême, elle change de nature et se nomme sécurité ou assurance; comme, au contraire, l'extrême crainte devient désespoir.

Art. 59. L'irrésolution, le courage, la hardiesse, l'émulation, la lâcheté

et l'épouvante.

Et nous pouvons ainsi espérer et craindre encore que l'événement de ce que nous attendons ne dépende aucunement de nous; mais, quand il nous est représenté comme dépendant, il peut y avoir de la difficulté en l'élection des moyens ou en l'exécution. De la première vient l'irrésolution, qui nous dispose à délibérer et prendre conseil. A la dernière s'oppose le courage ou la hardiesse, dont l'émulation est une espèce. Et la lâcheté est contraire au courage comme la peur ou l'épouvante à la hardiesse.

Art. 60. Le remords.

Et si on s'est déterminé à quelque action avant que l'irrésolution fût ôtée, cela fait naître le remords de conscience, lequel ne regarde pas le temps à venir, comme les passions précédentes, mais le présent ou le passé.

Art. 61. La joie et la tristesse.

Et la considération du bien présent excite en nous de la joie, celle du mal de la tristesse, lorsque c'est un bien ou un mal qui nous est représenté comme nous appartenant.

Art. 62. La moquerie, l'envie, la pitié.

Mais lorsqu'il nous est représenté comme appartenant à d'autres hommes, nous pouvons les en estimer dignes ou indignes; et lorsque nous les en estimons dignes, cela n'excite point

en nous d'autre passion que la joie, en tant que c'est pour nous quelque bien de voir que les choses arrivent comme elles doivent. Il y a seulement cette différence, que la joie qui vient du bien est sérieuse, au lieu que celle qui vient du mal est accompagnée de ris et de moquerie. Mais si nous les en estimons indignes, le bien excite l'envie, et le mal la pitié, qui sont des espèces de tritesse. Et il est à remarquer que les mêmes passions qui se rapportent aux biens ou aux maux présents peuvent souvent aussi être rapportées à ceux qui sont à venir, en tant que l'opinion qu'on a qu'ils adviendront les représente comme présents.

Art. 63. La satisfaction de soi-même et le repentir.

Nous pouvons aussi considérer la cause du bien ou du mal, tant présent que passé, et le bien qui a été fait par nousmêmes nous donne une satisfaction intérieur qui est la plus douce de toutes les passions; au lieu que le mal excite le repentir, qui est la plus amère.

Art. 64. La faveur et la reconnaissance.

Mais le bien qui a été fait par d'autres est cause que nous avons pour eux de la faveur, encore que ce ne soit point à nous qu'il ait été fait; et si c'est à nous, à la faveur nous joignons la reconnaissance.

Art. 65. L'indignation et la colère.

Tout de même le mal fait par d'autres, n'étant point rapporté à nous, fait seulement que nous avons pour eux de l'indignation; et lorsqu'il y est rapporté, il émeut aussi la colère.

Art. 66. La gloire et la honte.

De plus, le bien qui est ou qui a été en nous, étant rapporté à l'opinon que les autres en peuvent avoir, excite en nous de la gloire; et le mal, de la honte.

Art. 67. Le dégoût, le regret et l'allégresse.

Et quelquefois la durée du bien cause l'ennui ou le dégoût, au lieu que celle du mal diminue la tristesse. Enfin, du bien

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