Page images
PDF
EPUB

faut confesser qu'il ne peut s'excuser de s'être grandement mépris. Et je n'ai jamais non plus songé à prouver que moi (c'està-dire une chose qui pense) étais un esprit, que l'autre à prouver qu'il était un architecte. Mais, à dire vrai, notre auteur, avec toute la peine qu'il s'est ici donnée, n'a rien prouvé autre chose sinon que, s'il avait de l'esprit, il n'en avait pas beaucoup. Et encore qu'en poussant son doute métaphysique jusques au bout, on en vienne jusqu'à ce point que de supposer qu'on ne sait si l'on dort ou si l'on veille, il ne sensuit pas mieux que pour cela on ne puisse rien trouver de certain et d'assuré qu'il s'ensuit de ce qu'un architecte qui commence à creuser les fondements ne sait pas s'il trouvera sous le sable ou de la pierre, ou de l'argile, ou quelque autre chose; qu'il s'ensuit, dis-je, qu'il ne pourra jamais en ce lieu-là rencontrer la terre ferme, ou que, l'ayant trouvée, il ne devra point s'y assurer. Et il s'ensuit aussi peu que toutes choses soient inutiles pour a recherche de la vérité, de ce qu'auparavant que de savoir qu'il y a un Dieu chacun a occasion de douter de toutes choses, à savoir, de toutes celles dont on n'a pas la claire perception présente à l'esprit, ainsi que j'ai dit plusieurs fois ; que, de ce que cet architecte avait commandé de rejeter toutes choses de la fosse qu'il faisait pour creuser ses fondements, auparavant et jusques à ce qu'il eût trouvé la terre ferme, il s'ensuivait qu'il n'y avait eu ni mocllons ni pierres dans cette fosse qu'il pût par après employer à bâtir et élever ses fondements. Et ce maçon n'errait pas moins impertinemment en disant que, selon la commune et ancienne architecture, on ne devait pas rejeter toutes ces pierres et tous ces moellons de la fosse que l'on creuse, et qu'on devait avertir les fossoyeurs de les retenir et conserver, que fait aujourd'hui notre auteur, soit en disant qu'il faut << avant toutes choses définir s'il peut y avoir des propositions exemptes de doute, et quelles sont ces propositions» (car, comment pourraient-elles être définies par celui que nous supposons n'en connaître encore pas une?), soit en proposant cela comme un des préceptes de la commune et ancienne philosophie, en laquelle il ne se trouve rien de semblable. Et ce maçon ne feignait pas moins sottement que cet architecte se voulait servir pour fondement de cette fosse vide, et que tout son art en dépendait, que notre auteur se trompe visiblement en disant que je prends pour principe le contraire de ce qui est

<«< douteux, et que j'abuse des choses que j'ai une fois rejetées, <«< comme si la vérité en était dépendante, et qu'elle y fût ap« puyée comme sur son véritable fondement: » ne se ressouvenant pas de ce qu'il avait dit un peu auparavant, et qu'il avait rapporté comme venant de moi, c'est à savoir: « Vous n'assu<«< rerez ni l'un ni l'autre, ni vous le nierez aussi; vous ne vous << servirez ni de l'un ni de l'autre, et vous tiendrez l'un et l'au<< tre pour faux. » Et enfin ce maçon ne montrait pas mieux son ignorance en comparant la fosse que l'on creuse pour jeter les fondements à une machine que l'on ne fait que pour un temps, pour servir seulement à dresser et mettre sur pied une colonne, que fait notre auteur en comparant à cette machine l'abdication générale de tout ce qui est douteux.

4o Il répondait : « Cette manière pèche par excès, c'est-à-dire << qu'elle en fait plus que ne demandent d'elle les lois de la pru«dence, et que jamais personne n'a désiré. Il est bien vrai « qu'il s'en trouve assez qui veulent qu'on leur bâtisse de bons « et solides édifices, mais il ne s'est encore trouvé personne « jusques ici qui n'ait cru que ç'ait été assez que la maison oùt «<il habitait fût aussi ferme que la terre mème qui nous sou«<tient, en sorte qu'il est tout à fait inutile et superflu de re«< chercher en cela une plus grande fermeté. De plus, comme « pour se promener il y a certaines bornes de fermeté et de sta«bilité de la terre qui sont plus que suffisantes pour pouvoir << se promener dessus avec assurance, de même, pour la con<< struction des maisons, il y a certaines bornes de fermeté les« quelles, quand on les a atteintes, on est assuré, » etc.

Or, quoique ce maçon eût tort de reprendre ainsi cet architecte, notre auteur me semble avoir eu encore moins de raison de me reprendre comme il a fait en un sujet presque pareil; car il est bien vrai qu'en matière de bâtiment il y a certaines bornes de fermeté au-dessous de la plus grande au delà desquelles il est inutile de passer; et ces bornes sont diverses, selon la diversité et la grandeur des bâtiments qu'on veut élever : car les cabanes et les cases des bergers se peuvent même sûrement appuyer sur le sable, et il n'est pas moins propre et moins ferme pour les soutenir que le roc l'est pour soutenir les grandes tours. Mais il n'en va pas de même quand il est question d'établir les fondements de la philosophie; car on ne peut pas dire qu'il y ait certaines bornes de douter au-dessous de la plus grande cer

titude, au delà desquelles il est inutile de passer, et sur qui même nous pouvons avec raison et assurance nous appuyer; car la vérité consistant dans un indivisible, il peut arriver que ce que nous ne voyons pas être tout à fait certain, pour probable qu'il nous paraisse, soit néanmoins absolument faux; et sans doute que celui-là philosopherait fort mal qui n'aurait point d'autres fondements en sa philosophie que des choses qu'il reconnaîtrait pouvoir être fausses. Mais, que répondra-t-il aux sceptiques, qui vont au delà de toutes les limites de douter? Comment les réfutera-t-il? Sans doute qu'il les mettra au nombre des désespérés et des incurables. Cela est fort bien; mais cependant en quel rang pensez-vous que ces gens-là le mettront? Et ne me dites point que cette secte est à présent abolie: elle est en vigueur autant qu'elle fut jamais; et la plupart de ceux qui pensent avoir un peu plus d'esprit que les autres, ne trouvant rien dans la philosophie ordinaire qui les satisfasse, et n'en voyant point de meilleure, se jettent aussitôt dans celle des sceptiques; et ce sont principalement ceux qui veulent qu'on leur démontre l'existence de Dieu et l'immortalité de leur âme. De sorte que ce qui est dit ici par notre auteur sonne mal et est de fort mauvais exemple, vu principalement qu'il passe pour habile homme; car cela montre qu'il croit qu'on ne saurait réfuter les erreurs des sceptiques, qui sont athées; et ainsi il les soutient et les confirme autant qu'il est en lui. Car tous ceux qui sont aujourd'hui sceptiques ne doutent point, quant à la pratique, qu'ils n'aient une tête, et que deux joints avec trois ne fassent cinq, et choses semblables; mais ils disent seulement qu'ils s'en servent comme de choses vraies, pour ce qu'elles leur semblent telles; mais qu'ils ne les croient pas certainement vraies, pour ce qu'ils n'en sont pas pleinement persuadés et convaincus par des raisons certaines et invincibles. Et d'autant qu'il ne leur semble pas de même que Dieu existe et que leur âme est immortelle, de là vient qu'ils n'estiment pas qu'ils s'en doivent servir comme de choses vraies, même quant à la pratique, si premièrement on ne leur prouve ces deux choses par des raisons plus certaines qu'aucune de celles qui leur font embrasser celles qui leur paraissent. Or, les ayant ainsi prouvées toutes deux dans mes Méditations, ce que personne, que je sache, avant moi, n'avait fait, il me semble qu'on ne saurait rien controuver de plus dé

raisonnable que de m'imputer, comme fait notre auteur en cent endroits de sa dissertation, une affectation trop grande de douter, qui est l'unique erreur en quoi consiste toute la secte des sceptiques. Et certainement il est tout à fait libéral à faire le dénombrement de mes fautes; car, bien qu'en ce lieu-là il dise que « ce n'est pas une petite louange d'aller plus loin que « les autres, et de traverser un gué qui n'a jamais été tenté de « personne, » et qu'il n'ait aucune raison de croire que je ne l'aie pas fait au sujet dont il s'agit, comme je ferai voir tout maintenant, néanmoins il met cela au nombre de mes fautes : parce, dit-il, que « la louange n'est grande que lorsqu'on peut « le traverser sans se mettre en danger de périr: » où il semble vouloir persuader aux lecteurs que j'ai fait ici naufrage, et que j'ai commis quelque faute insigne : et néanmoins, ni il ne le croit pas lui-même, ni il n'a aucune raison de le soupçonner; car s'il en avait pu trouver quelqu'une, tant légère qu'elle eût été, pour faire voir que je me suis écarté du droit chemin dans tout le cours que j'ai pris pour conduire notre esprit de la connaissance de sa propre existence à celle de l'existence de Dieu, et de la distinction de soi-même d'avec le corps, sans difficulté qu'il ne l'aurait pas omise dans une dissertation si longue, si pleine de paroles et si vide de raisons; et il aurait sans doute beaucoup mieux aimé la produire que de changer toujours de question comme il a fait lorsque le sujet demandait qu'il en parlât, et de m'introduire disputant sottement si la chose qui pense est esprit. Il n'a donc eu aucune raison de croire ni même de soupçonner que j'aie commis la moindre faute en tout ce que j'ai dit et avancé, et par quoi j'ai renversé tout le premier ce doute énorme des sceptiques; il confesse que cela est digne d'une grande louange; et néanmoins il ne feint point de me reprendre comme coupable de cette faute, et de m'attribuer ce doute des sceptiques, qui pourrait à plus juste raison être attribué à tout autre qu'à moi.

5o Ce maçon répondait : « Cette manière de bâtir pèche par « défaut : c'est-à-dire que, voulant entreprendre plus qu'elle « ne peut, elle ne vient à bout de rien. Je ne veux point pour « cela d'autre témoin ni d'autre juge que vous. Qu'avez-vous « fait jusques ici avec tout ce magnifique appareil? Que vous a « servi de tant creuser? et à quoi bon cette fosse si grande et « si universelle, que vous n'avez pas même retenu les pierres

« les plus dures et les plus solides, et qui ne vous a rien appris « autre chose que ce que chacun sait déjà, savoir est, que la « pierre ou le roc qui est au-dessous du sable et de la terre « mouvante est ferme et solide? » etc.

Je pensais que ce maçon dût ici prouver quelque chose, comme aussi notre auteur en pareille occasion; mais comme celui-là reprochait à cet architecte de n'avoir fait autre chose en creusant que de découvrir le roc, ne faisant pas semblant de savoir que sur ce roc il avait bâti sa chapelle; ainsi notre auteur semble me reprocher que je n'ai fait autre chose, en rejetant tout ce qui est douteux, que de découvrir la vérité de ce vieux dictum Je pense, donc je suis; à cause peut-être qu'il compte comme pour rien que par son moyen j'ai prouvé l'existence de Dieu, et plusieurs autres choses qui sont démontrées dans mes Méditations; et a bien l'assurance de me prendre seul ici à témoin de la liberté qu'il se donne de dire ce que bon lui semble; comme en d'autres endroits, sur des sujets aussi peu croyables, il ne laisse pas de dire que « tout le monde le croit «< comme il le dit; » que « les pupitres ne chantent autre «< chose; » que « nous avons tous appris la même chose de nos << maîtres, depuis le dernier jusques à Adam, » etc. A quoi l'on ne doit pas ajouter plus de foi qu'aux serments de certaines personnes qui s'emportent d'autant plus à jurer que ce qu'ils tâchent de persuader aux autres est moins croyable et plus éloigné de la vérité.

6o Il répondait : « Cet architecte, par sa manière de bâtir, « tombe dans la faute qu'il reprend dans les autres. Car il « s'étonne de voir que tous les hommes, sans exception, disent << tous unanimement et croient que le sable ou la poussière qui << nous soutient est assez ferme, que la terre sur laquelle nous << sommes ne branle point, etc.; et il ne s'étonne point de voir « qu'avec une assurance pareille ou plus grande il dit hardi«ment qu'il faut rejeter le sable et tout ce qui est mêlé avec « lui, » etc.

Ce qui était aussi peu raisonnable que tout ce que dit notre auteur en pareille occasion.

7° Il répondait : « Cet art pèche, et nous jette dans une faute << qui lui est particulière. Car ce que le reste des hommes tient << pour aucunement ferme, à savoir, la terre où nous som«mes, du sable, des pierres; cet art, par un dessein qui lui

« PreviousContinue »