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scules de rien et de tout, comme par quelque enchantement, il détruisait tout son ouvrage; et enfin tout ce qu'il disait était si conforme à tout ce qui est ici depuis le paragraphe cinquième jusques au neuvième, qu'il n'est pas besoin que je le répète.

Enfin, dans le cinquième acte, voyant un assez grand nombre de peuple autour de soi, il changea tout d'un coup et d'une façon toute nouvelle la gaieté de sa comédie en une tragique sévérité; et après avoir ôté de dessus son visage les marques de chaux et de plâtre qui le faisaient paraître pour ce qu'il était, d'un ton grave et d'un visage sérieux il se mit à raconter et à condamner tout ensemble toutes les fautes de cet architecte, qu'il disait avoir fait remarquer auparavant dans les actes précédents. Et pour vous faire voir le rapport qu'il y a entre notre auteur et ce maître-maçon, je veux vous rapporter ici tout au long le jugement qu'il fit la dernière fois qu'il divertit le peuple par de semblables spectacles. Il feignait avoir été prié par cet architecte de lui dire son avis touchant l'art qu'il a de bâtir, et voici ce qu'il lui répondait :

« 1° Cet art pèche dans les fondements; car il n'en a point, «<et en a une infinité. Et de vrai tous les autres arts qui << prescrivent des règles pour bâtir se servent de fondements « très-fermes, comme de pierres de taille, de briques, de moel«lons, et de mille autres choses semblables, sur lesquelles ils «< appuient leurs édifices, et les élèvent fort haut. Celui-ci, tout « au contraire, pour faire un bâtiment, non de quelque ma«tière, mais de rien, renverse, creuse et rejette tous les an«ciens fondements, sans en réserver quoi que ce soit ; et, prenant « de propos délibéré une méthode toute contraire, pour ne pas <«< manquer tout à fait de moyens, il en invente lui-même qui lui « servent d'ailes, mais d'ailes de cire; et établit des fondements << nouveaux, directement opposés à ceux des anciens; et par ce « moyen, pensant éviter l'instabilité de ceux-ci, il tombe dans <«< une nouvelle : il renverse ce qui est ferme pour s'appuyer sur <«< ce qui ne l'est pas; il invente lui-même des moyens, mais « des moyens ruineux; il prend des ailes, mais des ailes de cire; «il élève bien haut son bâtiment, mais c'est pour tomber; enfin << de rien il veut faire quelque chose, mais en effet il ne fait << rien. »>

«

Or qui vit jamais rien de plus faible que tout ce discours, que

la seule chapelle bâtie auparavant par cet architecte faisait voir manifestement être faux? Car il était aisé de voir que les fondements en étaient très-fermes, qu'il n'avait rien détruit et rien renversé que ce qui le devait être, qu'il ne s'était écarté en quoi que ce soit de la façon ordinaire que lorsqu'il avait eu quelque chose de meilleur, et que son bâtiment était de telle hauteur qu'il ne menaçait point de chute ni de ruine; et enfin, qu'il s'était servi d'une matière très-solide, et non pas de rien, pour élever et construire en l'honneur de Dieu, non pas un édifice vain et chimérique, mais une grande et forte chapelle où Dieu pourrait être longtemps honoré. Je pourrais répondre les mêmes choses à notre auteur pour renverser tout ce qu'il a dit contre moi, puisque les seules méditations que j'ai écrites font assez voir la subtilité de ses objections. Et il ne faut pas ici accuser l'historien de n'avoir pas fait un rapport fidèle des paroles du maçon, de ce qu'il l'introduit donnant des ailes à l'architecture, et plusieurs autres choses qui lui conviennent fort peu; car peut-être l'a-t-il fait tout exprès pour faire voir le trouble où était son esprit; et je ne vois pas que ces choses-là conviennent mieux à la méthode de rechercher la vérité à laquelle pourtant notre auteur les applique.

2o Il répondait : « Cette manière d'architecture pèche dans les « moyens; car elle n'en a point, puisqu'elle retranche les an«ciens sans en proposer de nouveaux. Les autres manières ont « une équerre, une règle, un plomb, par la conduite desquels, << ni plus ni moins que par un fil d'Ariane, elles sortent aisé<<ment de leurs labyrinthes, et disposent avec justesse et facilité « les pierres les plus informes. Mais celle-ci, tout au contraire, « corrompt et gâte toute la forme ancienne, lorsqu'elle palit « de crainte à la seule pensée des lutins et des loups-garcus, « lorsqu'elle craint que la terre ne lui manque et ne s'affaisse, « lorsqu'elle appréhende que le sable ne s'échappe et ne s'em« porte. Proposez-lui d'élever une colonne, elle pàlira de crainte « à la seule position de la base, de quelque forme qu'elle puisse « être : peut-être, dira-t-elle, que les lutins la renverseront! Mais « que fera-t-elle quand il faudra dresser son corps? elle trem« blera, et dira qu'il est trop faible; qu'il n'est peut-être que de « plâtre, et non pas de marbre; et que souvent on en a vu qu'on «< croyait bien durs et bien fermes que l'expérience a fait con« naître être très-fragiles. Enfin qu'espérez-vous qu'elle fera

quand il sera question de planter le chapiteau à cette colonne? « elle se défiera de tout, comme si c'était des fers qu'on lui << voulût mettre aux pieds. N'a-t-on pas vu, dira-t-elle, de mau« vais architectes qui en ont dressé plusieurs qu'ils pensaient « bien fermes et qui n'ont pas laissé de tomber d'eux-mêmes? «Que sais-je s'il n'arrivera point la même chose à celui-ci, et << si les lutins n'ébranleront point la terre? Ils sont mauvais, et « je ne sais pas encore si la base est si bien appuyée que ces << malins esprits ne puissent rien contre elle. Que direz-vous à « cela? Et que pourriez-vous faire quand son auteur vous dira << avec une opiniâtreté invincible que vous ne sauriez répondre « de la fermeté du chapiteau si vous, ne savez auparavant que « le corps de la colonne n'est pas d'une matière fragile; qu'il « n'est pas appuyé sur le sable, mais sur la pierre, et même sur «< la pierre si ferme qu'il n'y ait point de malins esprits qui la << puissent ébranler? Que faire quand il vous dira que la ma«tière ni la forme de cette colonne ne vaut rien? » (ici, par une audace plaisante et bouffonne, il montrait à tout le monde le portrait d'une des colonnes que cet architecte avait employées dans le bâtiment de sa chapelle), « et cent autres choses sem« blables, sur lesquelles si vous pensez le presser, il vous dira « tout aussitôt Attendez que je sache si elle est bâtie sur le «roc, et s'il n'y a point d'esprits malins en ce lieu-là. Mais au « moins, me direz-vous, cette manière d'achitecture a-t-elle <«< cela de commode que, ne voulant point du tout de colonnes, «<elle empêche infailliblement qu'on n'en dresse de mauvaises? « La commodité est belle sans doute, et n'est-ce pas comme qui <<< arracherait le nez à un enfant? » etc.; car cela ne vaut pas la peine d'être redit ; et je prie ici les lecteurs de vouloir prendre la peine de comparer chacune de ces réponses à celles de notre auteur.

Or cette réponse, aussi bien que la précédente, était manifestement convaincue de faux par la seule inspection de cette chapelle, puisqu'on y voyait quantité de colonnes très-solides, et entre autres celle-là même dont il avait fait voir le portrait comme d'une chose qui avait été rejetée par cet architecte. Et de la même façon mes seuls écrits font assez voir que je n'improuve point les syllogismes, et même que je n'en change ni n'en corromps point les formes, puisque je m'en suis servi moimême toutes les fois qu'il en a été besoin. Et entre autres celle

là même qu'il rapporte, et dont il dit que je condamne la matière et la forme, est tirée de mes écrits, et on le peut voir sur la fin de la réponse que j'ai faite aux Secondes Objections, dans la proposition première, où je démontre l'existence de Dieu. Et je ne puis deviner à quel dessein il feint cela, si ce n'est peutêtre pour montrer que toutes les choses que j'ai proposées comme vraies et certaines répugnent entièrement à cette abdication générale de tout ce qui est douteux, laquelle il veut faire passer pour la seule méthode que j'aie de rechercher la vérité; ce qui ressemble tout à fait, et qui n'est pas moins puéril et inepte que la pensée impertinente de ce maçon qui faisait consister tout l'art de l'architecture à creuser des fondenients, et qui reprenait tout ce que faisait ensuite cet architecte comme contraire à cela.

3o Il répondait : « Cette manière pèche contre la fin, ne pou<< vant rien construire de ferme et de durable. Mais comment le « pourrait-elle, puisqu'elle s'ôte elle-même tous les moyens « pour cela? Vous l'avez vu vous-même et expérimenté avec « moi dans ces détours, ou plutôt ces erreurs semblables à « celles d'Ulysse, que vous m'avez fait prendre, et qui nous ont « tous deux grandement fatigués ; vous souteniez que vous étiez « un architecte, ou que vous en saviez l'art; mais vous ne l'avez « jamais su prouver, et vous êtes demeuré en chemin, embar«rassé de mille difficultés, et cela tant de fois que j'ai de la «< peine à m'en souvenir. Et néanmoins il sera bon de s'en sou<< venir à présent, afin que la réponse que j'ai à vous faire ne << perde rien de sa force. Voici donc les principaux chefs de cette << nouvelle manière d'architecture, par lesquels elle se coupe << elle-même les nerfs, et s'ôte toute espérance de pouvoir ja« mais rien avancer dans cet art. 1o Vous ne savez si au-des« sous de la superficie de la terre vous trouverez le roc; et par<< tant vous ne devez non plus vous fier à cette roche ou cette « pierre (si toutefois vous pouvez jamais vous appuyer sur la << roche) qu'à du sable même. De là vient que tout est incertain « et chancelant, et que l'on ne peut rien bâtir de ferme. Je ne « vous en apporterai point d'exemple; pensez-y vous-même, <<< et parcourez tous les magasins de votre mémoire, et voyez si « vous y trouverez aucune chose qui ne soit infectée de cette «tache; vous me ferez plaisir de m'en montrer quelqu'une. « 2o Auparavant que j'aie trouvé la terre ferme, au-dessus de

« laquelle je sache qu'il n'y a point de sable, ni d'esprits malins « qui puissent l'ébranler, je dois rejeter toutes choses, et avoir << pour suspecte toute sorte de matière; ou pour le moins, selon << la commune et ancienne façon de bâtir, je dois avant toutes « choses définir s'il peut y avoir quelque matière qu'on ne «< doive point rejeter, et quelle est cette matière, et avertir en << même temps les fossoyeurs de la retenir dans leur fosse. D'où <«< il s'ensuit comme auparavant qu'il n'y a rien de ferme; mais <«< que tout est trop faible, et partant inutile, pour la construc<< tion d'un édifice. 3° S'il y a aucune chose qui puisse être tant << soit peu ébranlée, tenez déjà pour certain et faites état qu'elle « est déjà renversée; ne songez qu'à creuser et servez-vous de « cette fosse vide comme d'un fondement. De là il s'ensuit que << tous les moyens pour bâtir lui sont retranchés : car que pour« rait faire cet architecte? il n'a plus ni terre, ni sable, ni pierre, <«< ni aucune autre chose. Et ne me dites point qu'on ne creu<< sera pas toujours, que ce n'est que pour un temps, et jusques « à une certaine profondeur, selon qu'il y aura plus ou moins « de sable. Car je veux que ce ne soit que pour un temps; mais « toujours est-ce pour le temps que vous voulez bâtir, et pendant lequel vous usez et abusez de la vacuité de cette fosse, «< comme si toute l'édification en dépendait, et qu'elle s'appuyât << sur elle comme sur son véritable fondement. Mais, me direz« vous, je m'en sers pour établir et assurer la patte et la base « de ma colonne, comme font ordinairement les autres archi«tectes. N'est-ce pas leur coutume de fabriquer certaines ma«chines qui ne leur servent que pour un temps, afin d'élever «<leurs colonnes et les placer en leur lieu ? » etc.

Or, si en tout cela ce maçon vous a semblé ridicule, je trouve que notre auteur ne l'est guère moins. Car, comme cet architecte, pour avoir commencé à creuser et à rejeter de ces fondements tout ce qui n'était appuyé que sur le sable, n'a pas laissé de bâtir et d'élever une belle et grande chapelle, de même on ne trouvera point que l'abdication que j'ai faite au commencement de tout ce qui peut être douteux m'ait fermé les routes qui peuvent conduire à la connaissance de la vérité, comme l'on peut voir par ce que j'ai démontré dans mes Méditations; ou du moins il devrait me faire voir que je me suis trompé, en m'y faisant remarquer quelque chose de faux ou d'incertain; ce que ne faisant point, et même ce que ne pouvant faire, il

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