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que nous soyons en cela trompés, il est vrai néanmoins que « du connaître à l'être la conséquence est bonne, » parce qu'il est impossible que nous connaissions une chose si elle n'est en effet comme nous la connaissons, à savoir, existante si nous concevons qu'elle existe, ou bien de telle ou telle nature s'il n'y a que sa nature qui nous soit connue.

Il est faux aussi, ou du moins il n'a pas été prouvé qu'il y ait quelque substance qui pense qui soit divisible en plusieurs parties, comme il met dans cette table où il propose les diverses espèces de la substance qui pense, de même que s'il avait été enseigné par un oracle. Car nous ne pouvons concevoir d'étendue en longueur, largeur et profondeur, ni aucune divisibilité des parties en la substance qui pense; et c'est une chose absurde d'affirmer une chose pour vraie qui n'a été ni révélée de Dieu, ni qui ne peut être comprise par l'entendement humain ; et je ne puis ici m'empêcher de dire que cette opinion de la divisibilité de la substance qui pense me semble très-dangereuse et fort contraire à la religion chrétienne, à cause que tandis qu'une personne sera dans cette opinion, jamais il ne pourra reconnaitre par la force de la raison la distinction réelle qui est entre l'âme et le corps.

Ces mots-là, « déterminément, indéterminément; distincte«ment, confusément; explicitement, implicitement, »> étant tout seuls comme ils sont ici, n'ont aucun sens, et ne sont autre chose que des subtilités par lesquelles notre auteur semble vouloir persuader à ses disciples que lorsqu'il n'a rien à leur dire il ne laisse pas de penser quelque chose de bon.

Cette autre maxime qu'il apporte, « Ce qui conclut trop ne «< conclut rien, » ne doit pas non plus être admise sans distintion car si par le mot de trop il entend seulement quelque chose de plus que l'on ne demandait, comme lorsqu'un peu plus bas il reprend les arguments dont je me suis servi pour démontrer l'existence de Dieu, à cause, dit-il, qu'il croit que par ces arguments on conclut quelque chose de plus que n'exigent les lois de la prudence, ou que jamais personne n'a demandé; elle est entièrement fausse et frivole: car plus on en conclut de choses, pourvu que ce que l'on conclut soit bien conclu, et meilleure elle est, et jamais les lois de la prudence n'ont été contraires à cela. Que si par le mot de trop il entend, non pas simplement quelque chose de plus que l'on ne demandait, ma's

quelque chose de faux, alors cette maxime est vraie. Mais le R. P. me pardonnera si je dis qu'il se trompe quand il m'attribue quelque chose de semblable; car quand j'ai raisonné de la sorte: «La connaissance des choses dont l'existence m'est con«nue ne dépend point de celle des choses dont l'existence ne << m'est pas encore connue; or est-il que je sais qu'une chose qui « pense existe, et que je ne sais pas encore si aucun corps <«<existe donc la connaissance d'une chose qui pense ne dépend << point de la connaissance du corps; » je n'ai rien par là conclu de trop, ni rien qui n'ait été bien conclu. Mais lorsqu'il dit : « Je «sais qu'une chose qui pense existe, et je ne sais pas encore si « aucun esprit existe, voire même il n'y en a point qui existe, « il n'y a rien, tout est rejeté, » il dit une chose entièrement fausse et frivole; car je ne puis rien affirmer ou nier de l'esprit si je ne sais auparavant ce que l'on doit entendre par le nom d'esprit; et je ne puis concevoir pas une des choses que l'on a coutume d'entendre par ce nom où la pensée ne soit enfermée : si bien qu'il répugne qu'on puisse savoir qu'une chose qui pense existe sans savoir en même temps qu'un esprit, ou une chose qu'on entend par le nom d'esprit existe. Et ce qu'il ajoute un peu après : « Voire même il n'y a point d'esprit qui existe; <«< il n'y a rien, tout est rejeté, » est si absurde qu'il ne mérite pas de réponse; car, quand après cette abdication on a reconnu l'existence d'une chose qui pense, on a en même temps reconnu l'existence d'un esprit (au moins en tant que par le nom d'esprit on entend une chose qui pense), et partant l'existence d'un esprit n'a pu alors être rejetée.

Enfin, quand, ayant à se servir d'un argument en forme, il l'exalte comme la véritable méthode de conduire sa raison, laquelle il oppose à la mienne, il semble vouloir insinuer que je n'approuve pas les formes des syllogismes, et partant que je me sers d'une méthode fort éloignée de la raison; mais mes écrits me justifient assez là-dessus, où toutes les fois qu'il a été nécessaire je n'ai pas manqué de m'en servir.

SS. Il propose ici un syllogisme composé de fausses prémisses qu'il dit être de moi; mais quant à moi je le nie: car, pour ce qui est de cette majeure: « Nulle chose qui est telle que je puis << douter si elle existe n'existe en effet, » elle est si absurde que je ne crains pas qu'il puisse jamais persuader à personne qu'elle vienne de moi, si en même temps il ne leur persuade que j'ai

perdu le sens. Et je ne puis assez admirer à quel dessein, avec quelle fidélité, sous quelle espérance et avec quelle confiance il a entrepris cela. Car dans la première Méditation, où il ne s'agissait pas encore d'établir aucune vérité, mais seulement de me défaire de mes anciens préjugés, après avoir montré que toutes les opinions que j'avais reçues dès ma jeunesse en ma créance pouvaient être révoquées en doute, et partant que je ne devais pas moins soigneusement suspendre mon jugement à leur égard qu'à l'égard de celles qui sont manifestement fausses, de peur qu'elles ne m'empêchassent de chercher comme il faut la vérité, j'ai expressément ajouté ces paroles: « Mais il ne suffit « pas d'avoir fait ces remarques, il faut encore que je prenne « soin de m'en souvenir; car ces anciennes et ordinaires opi<<nions me reviennent encore souvent en la pensée, le long et «familier usage qu'elles ont eu avec moi leur donnant droit « d'occuper mon esprit contre mon gré, et de se rendre presque « maîtresses de ma créance. Et je ne me désaccoutumerai ja« mais de leur déférer et de prendre confiance en elles, tant que « je les considérerai telles qu'elles sont en effet, c'est à savoir, << en quelque façon douteuses, comme je viens de montrer, et a toutefois fort probables; en sorte que l'on a beaucoup plus de << raison de les croire que de les nier. C'est pourquoi je pense « que je ne ferai pas mal si, prenant de propos délibéré un <«< sentiment contraire, je me trompe moi-même, et si je fcins << pour quelque temps que toutes ces opinions sont entièrement « fausses et imaginaires, jusqu'à ce qu'enfin, ayant également « balancé mes anciens et mes nouveaux préjugés, mon juge«ment ne soit plus désormais maîtrisé par de mauvais usages, « et détourné du droit chemin qui le peut conduire à la connais«sance de la vérité. » Entre lesquels notre auteur a choisi ces mots et laissé les autres : « Prenant de propos délibéré un sen<< timent contraire, je feindrai que les opinions qui sont en « quelque façon douteuses sont entièrement fausses et imagi«naires. » Et de plus, en la place du mot feindre, il met ceuxci: « Je dirai, je croirai, et croirai même de telle sorte que « j'assurerai pour vrai le contraire de ce qui est douteux; » et a voulu que cela ne servit de maxime ou de règle certaine, non pour me délivrer de mes préjugés, mais pour jeter les fondements d'une métaphysique tout à fait certaine et accomplie. Il est vrai néanmoins qu'il a proposé cela d'abord un peu ambi

gument, et comme en hésitant, dans les second et troisième paragraphe de la première question; et même, dans ce troisième paragraphe, après avoir supposé que suivant cette règle il devait croire que deux et trois ne faisaient pas cinq, il demande si tout aussitôt il doit tellement le croire qu'il se persuade que cela ne peut être autrement. Et, pour satisfaire à cette belle demande, après plusieurs paroles ambigues et superflues, il m'introduit lui répondant de la sorte: « Vous ne l'assurerez ni << ne le nierez; vous ne vous servirez ni de l'un ni de l'autre, « mais vous tiendrez l'un et l'autre pour faux. » D'où il est manifeste qu'il a fort bien su que je ne tenais pas pour vrai le contraire de ce qui est douteux, et que personne, selon moi, ne s'en pouvait servir pour majeure d'un syllogisme duquel on dût attendre une conclusion certaine; car il y a de la contradiction entre ne point assurer, ne point nier, ne se servir ni de l'un ni de l'autre, et assurer pour vrai l'un des deux et s'en servir. Mais, perdant par après insensiblement la mémoire de ce qu'il avait rapporté comme étant mon opinion, il n'a pas seulement assuré le contraire, mais il l'a même si souvent répété et inculqué qu'il ne reprend presque que cela seul dans toute sa dissertation, et ne compose aussi que de cela seul ces douze fautes qu'il m'attribue dans toute la suite de son traité. D'où il suit, ce me semble, très-manifestement que non-seulement ici, où il m'attribue cette majeure: « Nulle chose qui est telle que l'on « peut douter si elle existe n'existe en effet, » mais aussi en tous les autres endroits où il m'attribue des choses semblables, il parle contre son sentiment et contre la vérité. Et quoique ce soit à regret que je lui fasse ce reproche, néanmoins la défense de la vérité que j'ai entreprise m'oblige à ne pas être plus réservé envers une personne qui n'a pas eu plus de respect pour elle. Et comme dans toute sa dissertation il n'a, ce me semble, presque point d'autre dessein que de persuader et d'inculquer dans l'esprit de ses lecteurs cette fausse maxime qu'il a déguisée en cent façons, je ne vois point d'autre moyen pour l'excuser que de dire qu'il en a si souvent parlé qu'à la fin il se l'est persuadée à lui-même et n'en a plus reconnu la fausseté.

Pour ce qui est maintenant de la mineure, savoir est: « Or est« il que tout corps est tel que je puis douter s'il existe; » ou bien, «Or est-il que tout esprit est tel que je puis douter s'il existe; » si on l'entend indéfiniment de toute sorte de temps, ainsi qu'elle

doit être entendue pour servir de preuve à la conclusion qu'on en tire, elle est encore fausse, et je nie qu'elle soit de moi. Car un peu après le commencement de la seconde Méditation, où j'ai certainement reconnu qu'une chose qui pense existait, laquelle, suivant l'usage ordinaire, on appelle du nom d'esprit, je n'ai pu douter davantage qu'un esprit existât. De même, après la sixième Méditation, dans laquelle j'ai reconnu l'existence du corps, je n'ai pu aussi douter davantage de son existence. Admirez cependant l'excellence de l'esprit de notre auteur, d'avoir eu l'adresse d'inventer si ingénieusement deux fausses prémisses que, les employant en bonne forme dans un syllogisme, il s'en soit ensuivi une fausse conclusion! Mais je ne comprends point pourquoi il ne veut pas que j'aie ici sujet de rire; car je ne trouve dans toute sa dissertation que des sujets de joie pour moi, non pas à la vérité fort grande, mais portant véritable et solide: d'autant que, reprenant là plusieurs choses qui ne sont point de moi, mais qu'il m'a seulement attribuées, il fait voir clairement qu'il a fait tout son possible pour trouver dans mes écrits quelque chose digne de censure, sans en avoir pourtant jamais pu rencontrer.

TT. Et de vrai il paraît bien qu'il n'a pas ri du bon du cœur, par la sérieuse réprimande dont il conclut toute cette partie; ce que les réponses qui suivent font encore mieux voir, dans lesquelles il ne paraît pas seulement triste et sévère, mais même chagrin et cruel. Car, n'ayant aucune raison de me vouloir du mal, et n'ayant aussi rien trouvé dans mes écrits qui pût mériter sa censure, si vous exceptez cette fausse maxime qu'il a lui-même controuvée, et qu'il ne m'a pu légitimement attribuer; toutefois, parce qu'il croit l'avoir entièrement persuadé à ses lecteurs, non pas à la vérité par la force de ses raisons, car il n'en a point, mais, premièrement, par cette admirable confiance qu'il a eue de le dire, et que dans un homme de sa profession on ne soupçonne pas pouvoir être fausse, et de plus par une fréquente et constante répétition de la même maxime, qui fait souvent qu'à force d'entendre la même chose nous acquérons l'habitude de recevoir pour vrai ce que nous savons être faux (ces deux moyens sont ordinairement plus puissants que toutes les raisons pour persuader le peuple et ceux qui n'examinent pas de près les choses); il insulte superbement au vancu; et, comme un brave pédagogue, me prenant pour un

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