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sont en quelque façon douteuses, que nous ne nous en servions point du tout; ou même nous ne devons non plus les considérer que si elles n'étaient point; ou plutôt nous ne devons point les considérer, mais nous en devons détourner entièrement notre pensée; je dis aussi qu'elle est légitime, assurée et familière même aux moindres apprentis, et qu'elle a tant de rapport et d'affinité avec la précédente qu'à peine la peut-on distinguer de l'autre.

lorsque nous

RÉPONSE III. Que si cette règle s'entend ainsi recherchons ce qui est certain, nous devons tellement rejeter toutes les choses qui sont douteuses que nous supposions qu'elles ne sont point en effet, ou que leur opposé existe véritablement, et que nous nous servions de cette supposition comme d'un fondement assuré, c'est-à-dire que nous nous servions de ces choses qui ne sont point, et que nous nous appuyions sur leur inexistence; je dis qu'elle n'est pas légitime, mais fausse et contraire à la vraie philosophie, pour ce qu'elle suppose quelque chose de douteux et d'incertain, pour rechercher ce qui est vrai et certain; ou pour ce qu'elle suppose comme certain ce qui peut être tantôt d'une façon, tantôt d'une autre par exemple, que les choses douteuses n'existent point en effet, vu toutefois qu'il se peut faire qu'elles existent.

RÉPONSE IV. Si quelqu'un, entendant cette règle au sens cidessus expliqué, voulait s'en servir pour rechercher ce qui est vrai et certain, sans doute qu'il y perdrait son temps et sa peine, et qu'il travaillerait sans fruit et sans succès, vu qu'il ne prouverait pas plutôt ce qu'il cherche que son opposé. Par exemple, supposons que quelqu'un cherche et examine s'il a un corps ou s'il peut être corporel, et que, pour s'éclaircir de cette vérité, il argumente ainsi : Il n'est pas certain qu'aucun corps existe.

H. Donc, suivant notre règle, j'assurerai et dirai le contraire, à savoir: Aucun corps n'existe. Puis il reprendra ainsi son argument: Aucun corps n'existe; et moi cependant je sais fort bien d'ailleurs que je suis et que j'existe; donc, je ne puis être un corps. A la vérité, c'est fort bien conclu; mais vous voyez comme par le même raisonnement il peut aussi prouver le contraire. Il n'est pas certain, dit-il, qu'aucun corps existe; donc, suivant notre règle, j'assurerai et dirai: Aucun corps n'existe. Mais cette proposition: Aucun corps n'existe, n'est-elle point douteuse? Sans doute qu'elle l'est; et qui me pourrait montrer

le contraire? Si cela est, j'ai ce que je demande. Il est incertain qu'aucun corps n'existe; donc, suivant notre règle, je dirai : Quelque corps existe; or, est-il que je suis et que j'existe : donc je puis être un corps si rien autre chose ne l'empêche. Vous voyez donc que je puis être un corps et que je puis n'être pas un corps. Ètes-vous satisfait? J'ai peur que vous le soyez trop, autant que je le puis conjecturer de ce qui suit. C'est pourquoi je viens à votre seconde question.

QUESTION DEUXIÈME.

SI C'EST UNE BONNE MÉTHODE DE PHILOSOPHER QUE DE FAIRE UNE ABDICATION GÉNÉRALE DE TOUTES LES CHOSES DONT ON PEUT DOUTER.

Vous me demandez, en second lieu, si c'est une bonne méthode de philosopher que de faire une abdication de toutes choses dont ont peut en quelque façon douter; mais vous ne devez point attendre de moi aucune réponse, si vous n'expliquez plus au long quelle est cette méthode, et voici comme vous le faites. Pour philosopher, dites-vous, et pour rechercher s'il y a quelque chose de certain et de très-certain, et savoir quelle est cette chose, voici comme je m'y prends:

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I. « Puisque toutes les choses que j'ai crues autrefois et que << j'ai sues jusques ici sont douteuses et incertaines, je les tiens << toutes pour fausses, et il n'y en a pas une que je ne rejette: « et ainsi je me persuade qu'il n'y a point de terre ni de ciel, ni « pas une des choses que j'ai crues autrefois être dans le monde; « et même aussi qu'il n'y a point de monde, point de corps, <«< point d'esprit, et, en un mot, qu'il n'y a rien du tout. Après << avoir ainsi fait cette abdication générale, et protesté qu'il n'y << a rien du tout dans le monde, j'entre dans ma philosophie, « et, la prenant pour guide, je cherche avec circonspection et « prudence ce qui peut être vrai et certain, de même que s'il y « avait quelque mauvais génie très-puissant et très-rusé qui << employât toute sa force et toute son industrie pour me faire << tomber dans l'erreur. C'est pourquoi, pour ne me point laisser << tromper, je regarde attentivement de tous côtés, et je tiens << pour maxime inébranlable de ne rien admettre pour vrai « qui ne soit tel qu'en cela ce mauvais génie, pour rusé qu'il soit, ne me puisse rien imposer, et que je ne puisse pas même

« m'empêcher de croire, et beaucoup moins le nier. Je pense « donc, je considère, je passe et repasse tout en mon esprit « jusques à ce qu'il se présente quelque chose de tout à fait « certain; et lorsque je l'ai rencontré, je m'en sers, comme du << point fixe d'Archimède, pour en tirer toutes les autres choses, « et par ce moyen je déduis des choses très-certaines et très<< assurées les unes des autres. >>

Tout cela est fort bien ; et s'il n'était question que de l'apparence, je ne ferais point difficulté de répondre que cette méthode me semble fort belle et fort relevée; mais, pour ce que vous attendez de moi une réponse exacte, et que je ne puis vous la rendre, si premièrement je ne me sers de votre méthode et ne la mets en pratique, commençons à en faire l'épreuve par les choses les plus aisées, et voyons nous-mêmes ce qu'elle a de bon; et pour ce que vous en connaissez les détours, les routes et les sentiers, pour y avoir passé plusieurs fois, je vous prie de me servir de guide. Faites et commandez seulement, et vous verrez que je suis tout prêt à vous servir de compagnon ou de disciple. Que pouvez-vous désirer davantage de moi? je veux bien m'exposer dans ce chemin, quoiqu'il me soit tout nouveau et qu'il me fasse peur à cause de son obscurité, tant la beauté et le désir de la vérité m'attirent puissamment. Je vous entends: vous voulez que je fasse tout ce que je vous verrai faire, que je mette le pied où vous mettrez le vôtre. Voilà sans doute une belle façon de commander et de conduire un autre; et, comme elle me plaît, j'attends votre commandement.

SI. -ON OUVRE LA VOIE QUI DONNE ENTRÉE A CETTE MÉTHODE.

Voici comme tout d'abord vous philosophez: « Après que j'ai << fait réflexion, dites-vous, sur toutes les choses que j'ai reçues << autrefois en ma créance, je suis enfin contraint d'avouer qu'il << n'y en a pas une de celles que je croyais alors être vraies << dont je ne puisse douter; et cela non point pour quelques << soupçons légers et mal fondés, mais pour des raisons très« fortes et mûrement considérées, en telle sorte qu'il est néces<< saire que je n'y donne pas plus de créance que je pourrais « faire à des choses qui me paraîtraient évidemment fausses, « si je désire trouver quelque chose de constant et d'assuré <«< dans les sciences; c'est pourquoi je pense que je ne ferai pas

« mal si, prenant un sentiment contraire, j'emploie tous mes « soins à me tromper moi-même, feignant pour quelque temps << que toutes ces opinions sont fausses et imaginaires, jusqu'à «< ce qu'enfin ayant mis, pour ainsi dire, la balance égale entre « mes préjugés, mon jugement ne soit plus maîtrisé par de « mauvais usages, et détourné du droit chemin, qui le peut <«< conduire à la connaissance de la vérité. Je supposerai donc « qu'un mauvais génie, non moins puissant que rusé, a em«ployé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le «< ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les sons, et tou<«tes les choses extérieures que nous apprenons par les sens, << ne sont que des illusions et tromperies dont il se sert pour « surprendre ma crédulité. Je me persuaderai qu'il n'y a rien <«< du tout dans le monde, qu'il n'y a point de ciel, point de terre, << point d'esprits, point de corps.

K. « Je dis point d'esprits et point de corps, etc.; c'est ici une «< chose à remarquer, et la principale. Je me considérerai moi<< même comme n'ayant point de mains, point d'yeux, point de «< chair, point de sang; comme n'ayant aucun sens, mais <«< croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai « obstinément attaché à cette pensée. »>

- Arrêtous-nous un peu ici, s'il vous plaît, pour reprendre de nouvelles forces. La nouveauté de la chose m'a un peu ému et étonné: ne recommandez-vous pas que je rejette toutes les choses que par le passé j'ai reçues en ma créance? — Qui, je veux que vous les rejetiez toutes.

L.

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Quoi, toutes? car qui dit tout n'excepte rien. Je l'entends ainsi, ajoutez-vous. - Je vous obéis, mais c'est avec bien de la peine; car c'est une chose fort dure, et, pour vous le dire franchement, je ne le fais pas sans scrupule; c'est pourquoi, si vous ne m'en délivrez, je crains fort que nous ne nous égarions dès l'entrée. Vous avouez que toutes les choses que vous avez autrefois reçues en votre créance sont toutes douteuses;

M. Et vous dites vous-même que vous êtes forcé à le croire; pourquoi ne faites-vous pas une pareille violence à mon esprit, afin que je sois aussi contraint d'avouer la même chose que vous? Qui vous a, je vous prie, ainsi contraint? Je viens d'apprendre tout à l'heure que ç'ont été des raisons très-fortes et mûrement considérées. Mais quelles sont-elles enfin, ces raisons? car, si elles sont bonnes, pourquoi les rejeter? que ne les

retenez-vous plutôt? et si elles sont douteuses et pleines de soupçons, par quelle force, je vous prie, ont-elles pu vous contraindre?

-Les voici, dites-vous, tout le monde les sait; et j'ai coutume de les faire toujours marcher devant, comme on faisait autrefois les tireurs de fronde et les archers pour commencer le choc nos sens nous trompent quelquefois; quelquefois nous rêvons; il y a quelquefois certains fous qui pensent voir ce qu'ils ne voient pas, et ce qui peut-être n'est point et ne sera jamais.

- Sont-ce là toutes vos raisons? Lorsque vous en avez promis de fortes et mûrement considérées, je me suis aussi attendu qu'elles seraient certaines et exemptes de toute sorte de doute, telles que les demande votre règle, dont nous nous servons à présent, qui est exacte jusques à ce point qu'elle n'admet pas même la moindre ombre de doute. Mais ces raisons que vous venez d'apporter, à savoir: nos sens nous trompent quelquefois, quelquefois nous rêvons, il y a des fous, sont-elles certaines et exemptes de doute ? ou plutôt ne sont-ce pas simplement de purs doutes et soupçons? Qui vous a appris qu'elles sont certaines et hors de tout doute, et conformes à cette règle que vous avez toujours à la main, à savoir: « qu'il faut bien se donner « de garde de rien admettre pour vrai que nous ne puissions << prouver être tel: » y a-t-il eu un temps auquel vous ayez pu dire: Certainement et indubitablement mes sens me trompent à présent, je le sais fort bien; maintenant je rêve; un peu aupa ravant je rêvais; celui-ci est fou, et pense voir ce qu'il ne voit point, et il ne ment point? Si vous dites que oui, prenez garde comment vous le prouverez; voire même prenez garde que ce mauvais génie dont vous parlez ne vous ait peut-être déçu ; car il est fort à craindre qu'à l'heure même que vous apportez ceci comme une raison bien forte de douter et mûrement considérée Les sens nous trompent quelquefois, ce rusé génie ne vous montre au doigt, et ne se moque de vous de vous être ainsi laissé abuser.

N. Si vous dites que non, pourquoi dites-vous si assurément que quelquefois nous rêvons? Pourquoi, suivant votre première règle, ne dites-vous pas plutôt ainsi : Il n'est pas tout à fait certain que les sens nous aient quelquefois trompés, que nous ayons quelquefois rêvé, qu'il y ait eu quelquefois des fous; donc

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