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QUESTION PREMIÈRE.

S'IL FAUT TENIR LES CHOSES DOUTEUSES POUR FAUSSES, ET COMMENT.

Vous demandez, en premier licu, si c'est une bonne règle pour rechercher la vérité que celle-ci: «Tout ce qui a la moin«dre apparence de doute doit être tenu pour faux. » Mais, afin que je vous puisse répondre là-dessus, j'ai ici auparavant quelques questions à vous faire. La première: Qu'entendez-vous par ces mots : « Ce qui a la moindre apparence de doute? » La seconde: Que veulent dire ceux-ci : « Doit être tenu pour faux? » La troisième: Comment doit-on « tenir une chose pour <<< fausse ? »>

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Quant à la première, qui regarde le doute que l'on peut avoir de quelque chose, voici comme vous y répondez, et en peu de mots. §1. CE QUE C'Est que d'avoir la moindre apparence de doute.

C. Une chose peut être dite avoir quelque apparence de doute, de laquelle je puis douter si elle est ou si elle est telle que je dis qu'elle est, non pour quelques soupçons légers et mal fondés, mais pour de bonnes et solides raisons. De plus, une chose peut être dite avoir quelque apparence de doute qui, bien qu'elle me semble claire, peut néanmoins être sujette aux tromperies de quelque mauvais génie qui prenne plaisir à employer toute son industrie pour faire en sorte que ce qui est faux en effet me paraisse néanmoins clair et assuré. Ce qui est douteux au premier sens a beaucoup d'apparence de doute, par exemple, qu'il y ait une terre, des couleurs; que vous ayez une tête, des yeux, un corps et un esprit. Ce qui l'est au second en a moins, mais pourtant en a assez pour ne pas laisser d'ètre estimé douteux, et pour l'être en effet par exemple, que deux et trois font cinq, que le tout est plus grand que sa partie, et semblables. C'est fort bien répondu. Mais, s'il est ainsi, qu'y a-t-il, je vous prie, qui n'ait quelque apparence de doute? Qu'y aura-t-il qui soit exempt des ruses de ce mauvais génie ?

D. Rien, dites-vous, rien du tout, jusqu'à ce que nous soyons assurés, par les principes inébranlables de la métaphysique, qu'il y a un Dieu, et qu'il ne peut être trompeur; en sorte que l'on peut dire qu'avant que nous sachions « s'il y a un Dieu,

« et, posé qu'il y en ait un, s'il peut être trompeur, nous ne « pouvons jamais être tout à fait certains ni assurés d'aucune «< chose.» Et, pour vous donner ici entièrement à connaître ma pensée, si je ne sais qu'il y a un Dieu, et un Dieu véritable qui empêche ce mauvais génie de me tromper, je pourrai et devrai mème toujours appréhender qu'il ne me séduise par ses arti fices, et que, sous l'apparence du vrai, il ne me fasse voir ce qui est faux comme clair et assuré; mais, lorsque je connaîtrai entièrement qu'il y a un Dieu et qu'il ne peut être ni trompé ni trompeur, et qu'ainsi il empêche nécessairement que ce mauvais génie ne m'abuse dans les choses que j'aurai clairement et distinctement conçues, ce sera pour lors que s'il s'en rencontre de telles, c'est-à-dire s'il arrive que j'en aie conçu clairement et distinctement quelques-unes, je les tiendrai pour véritables et pour certaines. Si bien que je pourrai alors avec assurance établir pour règle de vérité et de certitude que « tout ce que « nous concevons clairement et distinctement est vrai. » Je ne souhaite rien de plus sur cet article.

Je viens maintenant à la seconde question.

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QUE VEUT DIRE CELA TENIR UNE CHOSE POUR FAUSSE?

Puisque, selon vous, c'est une chose douteuse que vous ayez des yeux, une tête, un corps, et même que vous devez tenir cela pour faux, je vous prie donc de me dire ce que c'est que de tenir une chose pour fausse. Ne serait-ce point de croire et de dire: Il est faux que j'aie des yeux, une tête, un corps; ou bien de croire et de dire, par une détermination tout à fait opposée à notre doute: Je n'ai point d'yeux, de tête, ni de corps; et, pour dire en un mot, ne serait-ce point

E. Croire, dire et assurer l'opposé de la chose dont on doute? - C'est cela même, dites-vous. Voilà qui va bien; mais je vous prie de me dire encore votre pensée là-dessus : Ce n'est pas une chose certaine que deux et trois fassent cinq; dois-je donc croire et assurer que deux et trois ne font pas cinq ? Oui, dites-vous, c'est ainsi qu'il le faut croire et assurer. vous demande encore: Il n'est pas assuré si, dis ces choses, je veille ou si je dors; dois-je donc croire et dire: Oui, pendant que je dis ces choses, je ne veille pas, mais je dors?— Voilà, dites-vous, comme il le faut croire et le dire,

. Je

pendant que je

Je ne vous demanderai plus qu'une chose, afin de ne pas vous ennuyer: Il n'est pas certain que ce qui paraît clair et assuré à celui qui doute s'il veille ou s'il dort soit clair et assuré; dois-je donc croire et dire: Ce qui paraît clair et assuré à celui qui doute s'il dort et s'il veille n'est pas clair et assuré, mais est faux et obscur? Pourquoi hésitez-vous là-dessus? Vous ne sauriez rien accorder de trop à votre défiance. Ne vous est-il jamais arrivé, comme à plusieurs, que les mêmes choses qui en dormant vous avaient semblé claires et certaines, vous ont depuis paru fausses et douteuses? Sans doute qu'il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompé.

F.

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Mais, dites-vous, il en est bien autrement des choses qui sont tout à fait certaines; car elles sont telles, qu'à ceux même qui dorment ou qui sont fous, elles ne peuvent jamais paraître douteuses. Est-ce donc tout de bon, je vous prie, que vous dites que les choses tout à fait certaines sont telles qu'elles ne peuvent pas même paraître douteuses à ceux qui dorment ou qui sont fous ? Mais, enfin, où les trouverez-vous, ces choses? Et pourquoi, s'il est vrai qu'à ceux qui dorment ou qui ont l'esprit troublé, les choses qui sont ridicules et absurdes leur paraissent cependant quelquefois non-seulement vraies, mais aussi très-certaines, pourquoi aussi celles qui sont les plus assurées ne leur paraîtront-elles pas fausses et douteuses? Et, pour preuve de ceci, j'ai connu une personne qui, un jour, comme elle sommeillait, ayant entendu sonner quatre heures, se mit à compter ainsi l'horloge, une, une, une, une. Et pour lors l'absurdité qu'elle concevait dans son esprit la fit s'écrier: « Je pense que cette horloge est démontée, elle a sonné quatre fois une heure. » Et en effet, y a-t-il rien de si absurde et de si contraire à la raison qui ne puisse tomber dans l'esprit d'un fou ou d'un homme qui dort? Y a-t-il rien que celui qui rêve n'approuve et ne croie, et dont il ne se flatte comme d'une fort belle chose qu'il aurait trouvée et inventée? Enfin, pour terminer tout en un mot, je dis que vous ne pourrez jamais établir si bien la certitude de cet axiome (c'est à savoir: que tout ce qui semble vrai à celui qui doute s'il dort ou s'il veille est certain, et si certain qu'on le peut prendre pour le fondement d'une science et d'une métaphysique tres-vraie et très-exacte), que je le tienne pour aussi certain que celui-ci :

deux et trois font cinq, ni même pour si certain que personne n'en puisse en aucune façon douter, ni être trompé en cela par quelque mauvais génie. Et cependant je n'appréhende point de passer pour opiniâtre, bien que je persiste dans cette pensée. C'est pourquoi, ou je conclurai ici suivant votre règle : il n'est pas certain que ce qui paraît certain à celui qui doute s'il veille ou s'il dort soit certain, donc ce qui paraît certain à celui qui doute s'il veille ou s'il dort peut et doit être réputé pour faux; ou bien, si vous avez quelque règle particulière, vous prendrez la peine de me la communiquer.

Je viens à ma troisième question, qui regarde la façon dont on doit tenir une chose pour fausse.

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Je vous demande, puisque je ne suis pas assuré que deux et trois font cinq, et que par la règle précédente je dois croire et dire que deux et trois ne font pas cinq, si tout aussitôt je ne dois pas tellement le croire que je me persuade que la chose ne peut être autrement, et partant qu'il est certain que deux et trois ne font pas cinq. Vous vous étonnez que je vous fasse cette demande; mais je ne m'en étonne pas, puisque cela m'a aussi surpris moi-même. Si est-ce pourtant qu'il est nécessaire que vous y répondiez si vous voulez aussi que je vous réponde. Voulez-vous donc que je tienne pour certain que deux et trois ne font pas cinq? Je vois bien que vous le voulez, et même que vous voulez que tout le monde le croie et le tienne pour si certain qu'il ne puisse être rendu douteux par les ruses de ce mauvais génie.

Vous vous moquez, me dites-vous; cela peut-il tomber dans l'esprit d'un homme sage? · Quoi donc ! cela sera-t-il aussi douteux et incertain que ceci: deux et trois font cinq? S'il est ainsi, si c'est une chose douteuse que deux et trois ne font pas cinq, je n'en croirai rien, et dirai, suivant votre règle, que cela est faux, et partant j'admettrai le contraire, et ainsi je dirai: Deux et trois font cinq, et j'en ferai de même partout ailleurs. Et pour ce qu'il ne semble pas certain qu'il y ait aucun corps au monde, je dirai qu'il n'y en a point du tout; mais aussi, pour ce que ce n'est pas une chose certaine qu'il n'y ait aucun corps au monde, je dirai par opposition qu'il y a

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quelque corps au monde; et ainsi en même temps il y aura quelque corps au monde et il n'y en aura point.

G. Il est vrai, dites-vous, c'est ainsi qu'il faut faire, et c'est proprement ce qu'on appelle douter, aller et revenir sur ses pas, avancer et reculer, affirmer ceci et cela et aussitôt le nier, s'arrêter à une chose et puis s'en départir.

Il ne se peut rien de mieux; mais, pour me servir des choses qui seront douteuses, que ferai-je ? Par exemple, que fe rai-je de celle-ci, deux et trois font cinq? et de cette autre, il y a quelque corps? L'assurerai-je ou le nierai-je ?

Vous ne l'assurerez (dites-vous) ni ne le nierez; vous ne vous servirez ni de l'un ni de l'autre, mais vous tiendrez l'un et l'autre pour faux, et n'attendrez rien que de chancelant, de douteux et d'incertain des choses qui sont ainsi chancelantes et incertaines.

— Puisqu'il ne me reste plus rien à vous demander, je m'en vais répondre à toutes vos questions l'une après l'autre sitôt que j'aurai fait ici une brève récapitulation de toute votre doctrine. 1° Nous pouvons douter de toutes choses, et principalement des choses matérielles, pendant que nous n'aurons point d'autres fondements dans les sciences que ceux que nous avons eus jusqu'à présent. 2o Tenir quelque chose pour fausse, c'est refuser son approbation à cette chose comme si elle était manifestement fausse, ou même feindre que l'on a d'elle la même opinion que d'une chose fausse et imaginaire. 3° Ce qui est douteux doit tellement être tenu pour faux que son opposé soit aussi douteux et tenu pour faux.

RÉPONSES.

RÉPONSE I. Si dans la recherche que nous faisons de la vérité, cette règle, à savoir, que « tout ce qui a la moindre apparence de doute doit être tenu pour faux,» s'entend ainsi lorsque nous recherchons ce qui est certain, nous ne devons en aucune façon nous appuyer sur ce qui n'est pas certain ou sur ce qui a quelque apparence de doute, je dis qu'elle est bonne, qu'elle est en usage, et communément reçue de tous les philosophes.

RÉPONSE II. Si cette règle dont nous parlons s'entend ainsi : lorsque nous recherchons ce qui est certain, nous devons tellement rejeter toutes les choses qui ne sont pas certaines, ou qui

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