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ties; et je pensais qu'il y avait autant de pesanteur dans une masse d'or, ou de quelque autre métal de la longueur d'un pied, qu'il y en avait dans une pièce de bois longue de dix pieds; voire même j'estimais que toute cette pesanteur pouvait être contenue sous un point mathématique. Et même, lorsque cette pesanteur était ainsi également étendue par tout le corps, je voyais qu'elle pouvait exercer toute sa force en chacune de ses parties, parce que, de quelque façon que ce corps fût suspendu à une corde, il la tirait de toute sa pesanteur, comme si toute cette pesanteur eût été renfermée dans la partie qui touchait la corde. Et, certes, je ne conçois point encore aujourd'hui que l'esprit soit autrement étendu dans le corps, lorsque je le conçois être tout entier dans le tout et tout entier dans chaque partie. Mais ce qui fait mieux paraître que cette idée de la pesanteur avait été tirée en partie de celle que j'avais de mon esprit, est que je pensais que la pesanteur portait les corps vers le centre de la terre, comme si elle eût en soi quelque connaissance de ce centre: car certainement il n'est pas possible, ce semble, que cela se fasse sans connaissance, et partout où il y a connaissance il faut qu'il y ait de l'esprit. Toutefois, j'attribuais encore d'autres choses à cette pesanteur, qui ne peuvent pas en même façon être entendues de l'esprit : par exemple, qu'elle était divisible, mesurable, etc. Mais, après que j'eus considéré toutes ces choses, et que j'eus soigneusement distingué l'idée de l'esprit humain des idées du corps et du mouvement corporel, et que je me fus aperçu que toutes les autres idées que j'avais eues auparavant, soit des qualités réelles, soit des formes substantielles, en avaient été par moi composées, ou forgées, par mon esprit, je n'eus pas beaucoup de peine à me défaire de tous les doutes qui sont ici proposés.

Car, premièrement, je ne doutai plus que je n'eusse une claire idée de mon propre esprit, duquel je ne pouvais pas nier que je n'eusse connaissance, puisqu'il m'était si présent et si conjoint. Je ne mis plus aussi en doute que cette idée ne fût entièrement différente de celles de toutes les autres choses, et qu'elle n'eût rien en soi de ce qui appartient au corps pour ce que, ayant recherché très-soigneusement les vraies idées des autres choses, et pensant même les connaître toutes en général, je ne trouvais rien en elles qui ne fût en tout différent de l'idée de mon esprit. Et je voyais qu'il y avait une bien plus grande

différence entre ces choses qui, bien qu'elles fussent tout à la fois en ma pensée, me paraissaient néanmoins distinctes et différentes, comme sont l'esprit et le corps, qu'entre celles dont nous pouvons à la vérité avoir des pensées séparées, nous arrêtant à l'une sans penser à l'autre, mais qui ne sont jamais ensemble en notre esprit que nous ne voyions, bien qu'elles ne peuvent pas subsister séparément : comme, par exemple, l'immensité de Dieu peut bien être conçue sans que nous pensions à sa justice; mais on ne peut pas les avoir toutes deux présentes à son esprit, et croire que Dieu puisse être immense sans être juste. Et l'on peut aussi fort bien connaître l'existence de Dieu sans que l'on sache rien des personnes de la très-sainte Trinité, qu'aucun esprit ne saurait bien entendre s'il n'est éclairé des lumières de la foi; mais, lorsquelles sont une fois bien entendues, je nie qu'on puisse concevoir entre elles aucune distinction réelle à raison de l'essence divine, quoique cela se puisse à raison des relations. Et, enfin, je n'appréhendai plus de m'être peut-être laissé surprendre et prévenir par mon analyse lorsque, voyant qu'il y a des corps qui ne pensent point, ou plutôt concevant très-clairement que certains corps peuvent être sans la pensée, j'ai mieux aimé dire que la pensée n'appartient point à la nature du corps que de conclure qu'elle en est un mode pour ce que j'en voyais d'autres, à savoir, ceux des hommes qui pensent; car, à vrai dire, je n'ai jamais vu ni compris que les corps humains eussent des pensées, mais bien que ce sont les mêmes hommes qui pensent et qui ont des corps. Et j'ai reconnu que cela se fait par la composition et l'assemblage de la substance qui pense avec la corporelle, pour ce que, considérant séparément la nature de la substance qui pense, je n'ai rien remarqué en elle qui pùt appartenir au corps, et que je n'ai rien trouvé dans la nature du corps, considérée toute scule, qui pût appartenir à la pensée. Mais, au contraire, examinant tous les modes tant du corps que de l'esprit, je n'en ai remarqué pas un dont le concept ne dépendit entièrement du concept même de la chose dont il est le mode. Aussi, de ce que nous voyons souvent deux choses jointes ensemble, on ne peut pas pour cela inférer qu'elles ne sont qu'une même chose; mais de ce que nous voyons quelquefois l'une de ces choses sans l'autre, on peut fort bien conclure qu'elles sont diverses. Et il ne faut pas que la puissance de Dieu nous empêche de tirer cette conséquence; car il n'y a pas moins

de répugnance à penser que des choses que nous concevons clairement et distinctement comme deux choses diverses soient faites une même chose en essence et sans aucune composition, que de penser qu'on puisse séparer ce qui n'est aucunement distinct. Et partant, si Dieu a mis en certains corps la faculté de penser, comme en effet il l'a mise dans ceux des hommes, il peut quand il voudra l'en séparer, et ainsi elle ne laisse pas d'être réellement distincte de ces corps. Et je ne m'étonne pas d'avoir autrefois fort bien compris, avant même que je me fusse délivré des préjugés de mes sens, que « deux et trois joints ensemble font « le nombre de cinq, » et que, « lorsque de choses égales on «ôte choses égales, les restes sont égaux; » et plusieurs choses semblables, bien que je ne songeasse pas alors que l'âme de l'homme fût distincte de son corps; car je vois très-bien que ce qui a fait que je n'ai point en mon enfance donné de faux jugement touchant ces propositions, qui sont reçues généralement de tout le monde, a été parce qu'elles ne m'étaient pas encore pour lors en usage, et que les enfants n'apprennent point à assembler deux avec trois qu'ils ne soient capables de juger s'ils font le nombre de cinq, etc. Tout au contraire, dès ina plus tendre jeunesse j'ai conçu l'esprit et le corps dont je voyais confusément que j'étais composé comme une seule et même chose; et c'est le vice presque ordinaire de toutes les connaissances imparfaites d'assembler en un plusieurs choses, et les prendre toutes pour une même; c'est pourquoi il faut par après avoir la peine de les séparer, et par un examen plus exact les distinguer les unes des autres.

Mais je m'étonne grandement que des personnes très-doctes et accoutumées depuis trente années aux spéculations métaphysiques, après avoir lu mes Méditations plus de sept fois, se persuadent que « si je les relisais avec le même esprit que je « les examinerais si elles m'avaient été proposées par une per« sonne ennemie, je ne ferais pas tant de cas et n'aurais pas une <«< opinion si avantageuse des raisons qu'elles contiennent que « de croire que chacun se devrait rendre à la force et au poids « de leurs vérités et liaisons, » vu cependant qu'ils ne font voir eux-mêmes aucune faute dans tous mes raisonnements. Et certes ils m'attribuent beaucoup plus qu'ils ne doivent, et qu'on ne doit pas même penser d'aucun homme, s'ils croient que je me serve d'une telle analyse que je puisse par son moyen ren

verser les démonstrations véritables, ou donner une telle couleur aux fausses que personne n'en puisse jamais découvrir la fausseté; vu qu'au contraire je professe hautement que je n'en ai jamais recherché d'autre que celle au moyen de laquelle on pût s'assurer de la certitude des raisons véritables, et découvrir le vice des fausses et captieuses. C'est pourquoi je ne suis pas tant étonné de voir des personnes très-doctes n'acquiescer pas encore à mes conclusions, que je suis joyeux de voir qu'après une si sérieuse et fréquente lecture de mes raisons, ils ne me blâment point d'avoir rien avancé mal à propos, ou d'avoir tiré aucune conclusion autrement que dans les formes. Car la difficulté qu'ils ont à recevoir mes conclusions peut aisément être attribuée à la coutume invétérée qu'ils ont de juger autrement de ce qu'elles contiennent, comme il a déjà été remarqué des astronomes, qui ne peuvent s'imaginer que le soleil soit plus grand que la terre, bien qu'ils aient des raisons très-certaines qui le démontrent; mais je ne vois pas qu'il puisse y avoir d'autre raison pourquoi ni ces messieurs, ni personne que je sache, n'ont pu jusqu'ici rien reprendre dans mes raisonnements, sinon parce qu'ils sont entièrement vrais et indubitables; vu principalement que les principes sur quoi ils sont appuyés ne sont point obscurs ni inconnus, ayant tous été tirés des plus certaines et des plus évidentes notions qui se présentent à un esprit qu'un doute général de toutes choses a déjà délivré de toutes sortes de préjugés; car il suit de là nécessairement qu'il ne peut y avoir d'erreurs que tout homme d'esprit un peu médiocre n'eût pu facilement remarquer. Et ainsi je pense que je n'aurai pas mauvaise raison de conclure que les choses que j'ai écrites ne sont pas tant affaiblies par l'autorité de ces savants hommes qui, après les avoir lues attentivement plusieurs fois, ne se peuvent pas encore laisser persuader par elles, qu'elles sont fortifiées par leur autorité même, de ce qu'après un examen si exact et des revues si générales, ils n'ont pourtant remarqué aucunes erreurs ou paralogismes dans mes démonstrations.

SEPTIÈMES OBJECTIONS

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DISSERTATION

TOUCHANT LA PHILOSOPHIE PREMIERE.

MONSIEUR,

A. Les demandes que vous me faites touchant votre nouvelle méthode de chercher la vérité dans les sciences sont en grand nombre et importantes; et quoique, pour tirer réponse de moi, vous n'usiez pas de simples prières, mais de conjurations fort pressantes,

B. Je me tairai pourtant, et ne satisferai point à votre désir, si premièrement vous ne me promettez que, dans tout ce discours, nous n'aurons égard en aucune façon à pas un de ceux qui ont ci-devant écrit ou enseigné quelque chose touchant cette matière, et que vous réglerez tellement vos demandes qu'on ne pourra pas croire que vous ayez dessein de savoir ce qu'ils ont pensé là-dessus et avec quel succès ils ont écrit ; mais, comme si jamais personne avant vous n'avait ni pensé, ni dit, ni écrit aucune chose sur ce sujet, que vous me proposerez seulement les difficultés qui se pourront rencontrer dans la recherche que vous faites d'une nouvelle méthode de philosopher, afin que par ce moyen, non-seulement nous cherchions la vérité, mais que nous la cherchions aussi de telle sorte que nous ne blessions point les lois de l'amitié et du respect qui se doit garder entre les savants. Puisque vous en êtes d'accord et que vous me le promettez, je vous promets aussi de répondre à toutes vos demandes.

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