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choses qu'il a créées. Car si quelque raison ou apparence de bonté eût précédé sa préordination, elle l'eût sans doute déterminé à faire ce qui était de meilleur. Mais, tout au contraire, parce qu'il s'est déterminé à faire les choses qui sont au monde, pour cette raison, comme il est dit en la Genèse, « elles sont très-bonnes, » c'est-à-dire que la raison de leur bonté dépend de ce qu'il les a ainsi voulu faire. Et il n'est pas besoin de dedemander en quel genre de cause cette bonté, ni toutes les autres vérités, tant mathématiques que métaphysiques, dépendent de Dieu; car, les genres de causes ayant été établis par ceux qui peut-être ne pensaient point à cette raison de causalité, il n'y aurait pas lieu de s'étonner quand ils ne lui auraient point donné de nom; mais néanmoins ils lui en ont donné un, car elle peut être appelée efficiente; de la même façon que la volonté du roi peut être dite la cause efficiente de la loi, bien que la loi même ne soit pas un être naturel, mais seulement, comme ils disent en l'école, un être moral. Il est aussi inutile de demander comment Dieu eût pu faire de toute éternité que deux fois quatre n'eussent pas été huit, etc., car j'avoue bien que nous ne pouvons pas comprendre cela; mais puisque d'un autre côté je comprends fort bien que rien ne peut exister, en quelque genre d'être que ce soit, qui ne dépende de Dieu, et qu'il lui a été très-facile d'ordonner tellement certaines choses que les hommes ne pussent pas comprendre qu'elles eussent pu être autrement qu'elles sont, ce serait une chose tout à fait contraire à la raison de douter des choses que nous comprenons fort bien, à cause de quelques autres que nous ne comprenons pas et que nous ne voyons point que nous ne devions comprendre. Ainsi donc il ne faut pas << penser que les vérités éternelles dépendent de l'entendement << humain ou de l'existence des choses, » mais seulement de la volonté de Dieu, qui, comme un souverain législateur, les a ordonnées et établies de toute éternité.

IX. Pour bien comprendre quelle est la certitude du sens, il faut distinguer en lui trois sortes de degrés. Dans le premier, on ne doit rien précisément considérer que ce que les objets extérieurs causent immédiatement dans l'organe corporel; et cela ne peut être autre chose que le mouvement des particules de cet organe, et le changement de figure et de situation qui provient de ce mouvement. Le second contient tout ce qui résulte

immédiatement en l'esprit de ce qu'il est uni à l'organe corporel ainsi mu et disposé par ses objets; tels sont les sentiments de la douleur, du chatouillement, de la faim, de la soif, des couleurs, des sons, des saveurs, des odeurs, du chaud, du froid et autres semblables que nous avons dits dans la sixième Méditation provenir de l'union, et, pour ainsi dire, du mélange de l'esprit avec le corps. Et, enfin, le troisième comprend tous les jugements que nous avons coutume de faire depuis notre jeunesse, touchant les choses qui sont autour de nous, à l'occasion des impressions ou mouvements qui se font dans les organes de nos sens. Par exemple, lorsque je vois un bâton, il ne faut pas s'imaginer qu'il sorte de lui de petites images voltigeantes par l'air, appelées vulgairement des espèces intentionnelles, qui passent jusqu'à mon œil; mais seulement que les rayons de la lumière réfléchis de ce bâton excitent quelques mouvements dans le nerf optique, et par son moyen dans le cerveau même, ainsi que j'ai ampiement expliqué dans la Dioptrique; et c'est en ce mouvement du cerveau, qui nous est commun avec les bêtes, que consiste le premier degré du sentiment. De ce premier suit le second, qui s'étend seulement à la perception de la couleur et de la lumière qui est réfléchie de ce bâton, et qui provient de ce que l'esprit est si intimement conjoint avec le cerveau qu'il se ressent même et est comme touché par les mouvements qui se font en lui; et c'est tout ce qu'il faudrait rapporter au sens si nous voulions le distinguer exactement de l'entendement. Car, que de ce sentiment de la couleur, dont je sens l'impression, je vienne à juger que ce bâton qui est hors de moi est coloré, et que de l'étendue de cette couleur, de sa terminaison et de la relation de sa situation avec les parties de mon cerveau, je détermine quelque chose touchant la grandeur, la figure et la distance de ce même bâton, quoiqu'on ait accoutumé de l'attribuer au sens, et que pour ce sujet je l'aie rapporté à un troisième degré de sentiment, c'est néanmoins une chose manifeste que cela ne dépend que de l'entendement seul; et même j'ai fait voir dans la Dioptrique que la grandeur, la distance et la figure ne s'aperçoivent que par le raisonnement, en les déduisant les unes des autres. Mais il y a seulement ici cette différence, que nous attribuons à l'entendement les jugements nouveaux et non accoutumés que nous faisons touchant toutes les choses qui se présentent à nos sens, et que nous attribuons

aux sens ceux que nous avons coutume de faire depuis notre enfance touchant les choses sensibles, à l'occasion des impressions qu'elles font dans les organes de nos sens; dont la raison est que la coutume nous fait raisonner et juger si promptement de ces choses-là (ou plutôt nous fait ressouvenir des jugements que nous en avons faits autrefois), que nous ne distinguons point cette façon de juger d'avec la simple appréhension ou perception de nos sens. D'où il est manifeste que, lorsque nous disons que la certitude de l'entendement est plus grande que celle des sens, nos paroles ne signifient autre chose sinon que les jugements que nous faisons dans un âge plus avancé, à cause de quelques nouvelles observations que nous avons faites, sont plus certains que ceux que nous avons formés dès notre enfance sans y avoir fait de réflexion; ce qui ne peut recevoir aucun doute, car il est constant qu'il ne s'agit point ici du premier ni du second degré du sentiment, d'autant qu'il ne peut y avoir en eux aucune fausseté. Quand donc on dit « qu'un bâ<< ton paraît rompu dans l'eau à cause de la réfraction, » c'est de même que si l'on disait qu'il nous paraît d'une telle façon qu'un enfant jugerait de là qu'il est rompu; et qui fait aussi que, selon les préjugés auxquels nous sommes accoutumés dès notre enfance, nous jugeons la même chose. Mais je ne puis demeurer d'accord de ce que l'on ajoute ensuite, à savoir, que << cette erreur n'est point corrigée par l'entendement, mais par « le sens de l'attouchement; » car bien que ce sens nous fasse juger qu'un bâton est droit, et cela par cette façon de juger à laquelle nous sommes accoutumés dès notre enfance, et qui par conséquent peut être appelée sentiment, néanmoins cela ne suffit pas pour corriger l'erreur de la vue, mais outre cela il est besoin que nous ayons quelque raison qui nous enseigne que nous devons en cette rencontre nous fier plutôt au jugement que nous faisons ensuite de l'attouchement qu'à celui où semble nous porter le sens de la vue; laquelle raison, n'ayant point été en nous dès notre enfance, ne peut être attribuée au sens, mais au seul entendement : et partant, dans cet exemple même, c'est l'entendement seul qui corrige l'erreur du sens, et il est impossible d'en apporter jamais aucun dans lequel l'erreur vienne pour s'être plus fié à l'opération de l'esprit qu'à la perception des sens.

X. D'autant que les difficultés qui restent à examiner me

sont plutot proposées comme des doutes que comme des objections, je ne présume pas tant de moi que j'ose me promettre d'expliquer assez suffisamment des choses que je vois être encore aujourd'hui le sujet des doutes de tant de savants hommes. Néanmoins, pour faire en cela tout ce que je puis, et ne pas manquer à ma propre cause, je dirai ingénument de quelle façon il est arrivé que je me sois moi-même entièrement délivré de ces doutes. Car, en se faisant, si par hasard il arrive que cela puisse servir à quelques-uns, j'aurai sujet de m'en réjouir; et s'il ne peut servir à personne, au moins aurai-je la satisfaction qu'on ne me pourra pas accuser de présomption ou de témérité.

Lorsque j'eus la première fois conclu, ensuite de raisons qui sont contenues dans mes Méditations, que l'esprit humain est réellement distingué du corps, et qu'il est même plus aisé à connaître que lui, et plusieurs autres choses dont il est là traité, je me sentais à la vérité obligé d'y acquiescer, pour ce que je ne remarquais rien en elles qui ne fût bien suivi, et qui ne fût tiré de principes très-évidents suivant les règles de la logique; toutefois, je confesse que je ne fus pas pour cela pleinement persuadé, et qu'il m'arriva presque la même chose qu'aux astronomes, qui, après avoir été convaincus par de puissantes raisons que le soleil est plusieurs fois plus grand que toute la terre, ne sauraient pourtant s'empêcher de juger qu'il est plus petit lorsqu'ils viennent à le regarder. Mais, après que j'eus passé plus avant, et qu'appuyé sur les mêmes principes j'eus porté ma considération sur les choses physiques ou naturelles, examinant premièrement les notions ou les idées que je trouvais en moi de chaque chose, puis les distinguant soigneusement les unes des autres, pour faire que mes jugements cussent un entier rapport avec elles, je reconnus qu'il n'y avait rien qui appartînt à la nature ou à l'essence du corps, sinon qu'il est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur, capable de plusieurs figures et de divers mouvements, et que ces figures et ces mouvements n'étaient autre chose que des modes, qui ne peuvent jamais être sans lui; mais que les couleurs, les odeurs, les saveurs, et autres choses semblables, n'étaient rien que des sentiments qui n'ont aucune existence hors de ma pensée, et qui ne sont pas moins différents des corps que la douleur diffère de la figure ou du mouvement de la flèche qui la cause; et enfin que la pesanteur, la dureté, la vertu d'échauffer,

d'attirer, de purger, et toutes les autres qualités que nous remarquons dans les corps, consistent seulement dans le mouvement ou dans sa privation, et dans la configuration et arrangement des parties; toutes lesquelles opinions étant fort différentes de celles que j'avais eues auparavant touchant les mêmes choses, je commençai, après cela, à considérer pourquoi j'en avais eu d'autres par ci-devant, et je trouvai que la principale raison était que dès ma jeunesse, j'avais fait plusieurs jugements touchant les choses naturelles, comme celles qui devaient beaucoup contribuer à la conservation de ma vie, en laquelle je ne faisais que d'entrer, et que j'avais toujours retenu les mêmes opinions que j'en avais eues autrefois. Et d'autant que mon esprit ne se servait pas bien en ce bas âge des organes du corps, et qu'y étant trop attaché il ne pensait rien sans eux, aussi n'apercevait-il que confusément toutes choses. Et bien qu'il eût connaissance de sa propre nature, et qu'il n'eût pas moins en soi l'idée de la pensée que celle de l'étendue, néanmoins, pour ce qu'il ne concevait rien de purement intellectuel, qu'il n'imaginât aussi en même temps quelque chose de corporel, il prenait l'un et l'autre pour une même chose, et rapportait au corps toutes les notions qu'il avait des choses intellectuelles. Et d'autant que je ne m'étais jamais depuis délivré de ces préjugés, il n'y avait rien que je connusse assez distinctement, et que je ne supposasse être corporel, quoique néanmoins je formasse souvent de telles idées de ces choses mêmes que je supposais être corporelles, et que j'en eusse de telles notions qu'elles représentaient plutôt des esprits que des corps. Par exemple, lorsque je concevais la pesanteur comme une qualité réelle, inhérente et attachée aux corps massifs et grossiers, encore que je la nomasse une qualité en tant que je la rapportais aux corps dans lesquels elle résidait; néanmoins, parce que j'ajoutais ce mot de réelle, je pensais en effet que c'était une substance, de même qu'un habit considéré en soi est une substance, quoique étant rapporté à un homme habillé il puisse être dit une qualité; et ainsi, bien que l'esprit soit une substance, il peut néanmoins être dit une qualité, eu égard au corps auquel il est uni. Et bien que je conçusse que la pesanteur est répandue par tout le corps qui est pesant, je ne lui attribuais pas néanmoins la même sorte d'étendue qui constitue la nature du corps, car cette étendue est telle qu'elle exclut toute pénétrabilité des par

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