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charité. Ce qui se prouve tant par ces paroles qui précèdent immédiatement: « La science enfle, mais la charité édifie, » que par celles qui suivent un peu après, que « si quelqu'un << aime Dieu, icelui (à savoir, Dieu) est connu de lui. » Car ainsi l'Apôtre ne dit pas qu'on ne puisse avoir aucune science, puisqu'il confesse que ceux qui aiment Dieu le connaissent, c'est-àdire qu'ils ont de lui quelque science; mais il dit seulement que ceux qui n'ont point de charité, et qui par conséquent n'ont pas une connaissance de Dieu suffisante, encore que peutêtre ils s'estiment savants en d'autres choses, « ils ne connais<< sent pas néanmoins encore ce qu'ils doivent savoir, ni com«ment ils le doivent savoir, » d'autant qu'il faut commencer par la connaissance de Dieu, et après faire dépendre d'elle toute la connaissance que nous pouvons avoir des autres choses, ce que j'ai expliqué dans mes Méditations. Et partant, ce même texte, qui était allégué contre moi, confirme si ouvertement mon opinion touchant cela, que je ne pense pas qu'il puisse être bien expliqué par ceux qui sont d'un sentiment contraire. Car si on voulait prétendre que le sens que j'ai donné à ces paroles, que « si quelqu'un aime Dieu, icelui, à savoir, Dieu, est «< connu de lui, » n'est pas celui de l'Ecriture; et que ce pronom icelui ne se réfère pas à Dieu, mais à l'homme qui est connu et approuvé par lui, l'apôtre saint Jean, en sa premiere épître, chapitre II, verset 2, favorise entièrement mon explication par ces paroles : « En cela nous savons que nous l'avons connu si nous << observons ses commandements; » et au chapitre iv, verset 7 ; « Celui qui aime est enfant de Dieu, et le connaît. »

Les lieux que vous alléguez de l'Ecclésiaste ne sont point aussi contre moi; car il faut aussi remarquer que Salomon, dans ce livre, ne parle pas en la personne des impies, mais en la sienne propre, en ce qu'ayant été auparavant pécheur et ennemi de Dieu, il se repent pour lors de ces fautes, et confesse que tant qu'il s'était seulement voulu servir pour la conduite de ses actions des lumières de la sagesse humaine, sans la référer à Dieu ni la regarder comme un bienfait de sa main, jamais il n'avait rien pu trouver qui le satisfit entièrement ou qu'il ne vît rempli de vanité. C'est pourquoi en divers licux il exhorte et sollicite les hommes de se convertir à Dieu et de faire pénitence, et notamment au chap. xi, vers. 9, par ces paroles : « Et «<sache, dit-il, que Dieu te fera rendre compte de toutes tes ac

« tions; » ce qu'il continue dans les autres suivants jusqu'à la fin du livre. Et ces paroles du chap. vi, vers. 17, « et j'ai re« connu que de tous les ouvrages de Dieu qui se font sous le « soleil, l'homme n'en peut rendre aucune raison, » etc., ne doivent pas être entendues de toutes sortes de personnes, mais seulement de celui qu'il a décrit au verset précédent : « Il y a tel homme qui passe les jours et les nuits sans dormir; » comme si le prophète voulait en ce lieu-là nous avertir que le trop grand travail, la trop grande assiduité à l'étude des lettres empêche qu'on ne parvienne à la connaissance de la vérité ; ce que je ne crois pas que ceux qui me connaissent particulièrement jugent pouvoir être appliqué à moi. Mais surtout il faut prendre garde à ces paroles, « qui se font sous le soleil, » car elles sont souvent répétées dans tout ce livre, et dénotent toujours les choses naturelles, à l'exclusion de la subordination et dépendance qu'elles ont à Dieu, parce que Dieu étant élevé au-dessus de toutes choses, on ne peut pas dire qu'il soit contenu entre celles qui ne sont que sous le soleil; de sorte que le vrai sens de ce passage est que l'homme ne saurait avoir une connaissance parfaite des choses naturelles tandis qu'il ne connaîtra point Dieu, en quoi je conviens aussi avec le prophète. Enfin, au chap. ш, vers. 19, où il est dit que « l'homme et la jument << passent de même façon, » et aussi que « l'homme n'a rien <«< de plus que la jument, » il est manifeste que cela ne se dit qu'à raison du corps; car en cet endroit il n'est fait mention que des choses qui appartiennent au corps; et incontinent après il ajoute, en parlant séparément de l'âme : « Qui sait si l'esprit « des enfants d'Adam monte en haut, et si l'esprit des animaux « descend en bas? » c'est-à-dire Qui peut connaître par la force de la raison humaine, et à moins que de se tenir à ce que Dicu nous en a révélé, si les âmes des hommes jouiront de la béatitude éternelle? A la vérité, j'ai bien tâché de prouver par raison naturelle que l'âme de l'homme n'est point corporelle; mais de savoir si elle montera en haut, c'est-à-dire si elle jouira de la gloire de Dieu, j'avoue qu'il n'y a que la seule foi qui nous le puisse apprendre.

VI. Quant à la liberté du franc arbitre, il est certain que la raison ou l'essence de celle qui est en Dieu est bien différente de celle qui est en nous, d'autant qu'il répugne que la volonté de Dieu n'ait pas été de toute éternité indifférente à toutes les

choses qui ont été faites ou qui se feront jamais, n'y ayant aucune idée qui représente le bien ou le vrai, ce qu'il faut croire, ce qu'il faut faire ou ce qu'il faut omettre, qu'on puisse feindre avoir été l'objet de l'entendement divin avant que sa nature ait été constituée telle par la détermination de sa volonté. Et je ne parle pas ici d'une simple priorité de temps, mais bien davantage, je dis qu'il a été impossible qu'une telle idée ait précédé la détermination de la volonté de Dieu par une priorité d'ordre ou de nature, ou de raison raisonnée, ainsi qu'on la nomme dans l'école, en sorte que cette idée du bien ait porté Dieu à élire l'un plutôt que l'autre. Par exemple, ce n'est pas pour avoir vu qu'il était meilleur que le monde fût créé dans le temps que dès l'éternité, qu'il a voulu le créer dans le temps; et il n'a pas voulu que les trois angles d'un triangle fussent égaux à deux droits, parce qu'il a connu que cela ne se pouvait faire autrement, etc. Mais, au contraire, parce qu'il a voulu créer le monde dans le temps, pour cela il est ainsi meilleur que s'il eût été créé dès l'éternité; et d'autant qu'il a voulu que les trois angles d'un triangle fussent nécessairement égaux à deux droits, pour cela, cela est maintenant vrai, et il ne peut pas être autrement, et ainsi de toutes les autres choses; et cela n'empêche pas qu'on ne puisse dire que les mérites des saints sont la cause de leur béatitude éternelle, car ils n'en sont pas tellement la cause qu'ils déterminent Dieu à rien vouloir, mais ils sont seulement la cause d'un effet dont Dieu a voulu de toute éternité qu'ils fussent la cause, et ainsi une entière indifférence en Dieu est une preuve très-grande de sa toute-puissance. Mais il n'en est pas ainsi de l'homme, lequel, trouvant déjà la nature de la bonté et de la vérité établie et déterminée de Dieu, et sa volonté étant telle qu'elle ne se peut naturellement porter que vers ce qui est bon, il est manifeste qu'il embrasse d'autant plus librement le bon et le vrai qu'il les connaît plus évidemment, et que jamais il n'est indifférent que lorsqu'il ignore ce qui est de mieux ou de plus véritable, ou du moins lorsque cela ne lui paraît pas si clairement qu'il n'en puisse aucunement douter; et ainsi l'indifférence qui convient à la liberté de l'homme est fort différente de celle qui convient à la liberté de Dieu. Et il ne sert ici de rien d'alléguer que les essences des choses sont indivisibles, car premièrement il n'y en a point qui puisse convenir d'une même façon à Dieu et à la créature; et

enfin l'indifférence n'est point de l'essence de la liberté humaine, vu que nous ne sommes pas seulement libres quand l'ignorance du bien et du vrai nous rend indifférents, mais principalement aussi lorsque la claire et distincte connaissance d'une chose nous pousse et nous engage à sa recherche.

VII. Je ne conçois point la superficie par laquelle j'estime que nos sens sont touchés autrement que les mathématiciens ou les philosophes conçoivent ordinairement, ou du moins doivent concevoir celle qu'ils distinguent du corps et qu'ils supposent n'avoir point de profondeur. Mais le nom de superficie se prend en deux façons par les mathématiciens, à savoir ou pour le corps dont on ne considère que la seule longueur et largeur, sans s'arrêter du tout à la profondeur, quoiqu'on ne nie pas qu'il y ait quelque profondeur; ou il est pris seulement pour un mode du corps, et pour lors toute profondeur lui est déniée. C'est pourquoi, pour éviter toute sorte d'ambiguïté, j'ai dit que je parlerais de cette superficie laquelle, étant seulement un mode, ne peut pas être partie du corps; car le corps est une substance dont le mode ne peut être partie. Mais je n'ai jamais nié qu'elle fût le terme du corps; au contraire, je crois qu'elle peut fort proprement être appelée l'extrémité tant du corps contenu que de celui qui contient, au sens que l'on dit que les corps contigus sont ceux dont les extrémités sont ensemble. Car de vrai, quand deux corps se touchent mutuellement, ils n'ont ensemble qu'une même extrémité, qui n'est point partie de l'un ni de l'autre, mais qui est le même mode de tous les deux, et qui demeurera toujours le même, quoique ces deux corps soient ôtés, pourvu seulement qu'on en substitue d'autres en leur place qui soient précisément de même grandeur et figure. Et même ce lieu, qui est appelé par les péripatéticiens la superficie du corps qui environne, ne peut être conçu être une autre superficie que celle qui n'est point une substance, mais un mode. Car on ne dit point que le lieu d'une tour soit changé, quoique l'air qui l'environne le soit, ou qu'on substitue un autre corps en la place de la tour; et partant la superficie, qui est ici prise pour le lieu, n'est point partie de la tour, ni de l'air qui l'environne. Mais, pour réfuter entièrement l'opinion de ceux qui admettent des accidents réels, il me semble qu'il n'est pas besoin que je produise d'autres raisons que celles que j'ai déjà avancées; car premièrement, puisque nul sentiment

ne se fait sans contact, rien ne peut être senti que la superficie des corps. Or, s'il y a des accidents réels, ils doivent être quelque chose de différent de cette superficie qui n'est autre chose qu'un mode; donc, s'il y en a, ils ne peuvent être sentis. Mais qui a jamais pensé qu'il n'y en eût que parce qu'il a cru qu'ils étaient sentis? de plus, c'est une chose entièrement impossible, et qui ne se peut concevoir sans répugnance et contradiction, qu'il y ait des accidents réels pour ce que tout ce qui est réel peut exister séparément de tout autre sujet. Or ce qui peut ainsi exister séparément est une substance, et non point un accident. Et il ne sert de rien de dire que les accidents réels ne peuvent pas naturellement être séparés de leurs sujets, mais seulement par la toute-puissance de Dieu; car être fait naturellement n'est rien autre chose qu'être fait par la puissance ordinaire de Dieu, laquelle, ne mettant rien de nouveau dans les choses, n'en change point aussi la nature; de sorte que si tout ce qui peut être naturellement sans sujet est une substance, tout ce qui peut aussi être sans sujet par la puissance de Dieu, tant extraordinaire qu'elle puisse être, doit aussi être appelé du nom de substance. J'avoue bien, à la vérité, qu'une substance peut être appliquée à une autre substance; mais quand cela arrive, ce n'est pas la substance qui prend la forme d'un accident, mais seulement le mode ou la façon dont cela arrive: par exemple, quand un habit est appliqué sur un homme, ce n'est pas l'habit, mais être habillé qui est un accident. Et pour ce que la principale raison qui a mu les philosophes à établir des accidents réels a été qu'ils ont cru que sans eux on ne pouvait pas expliquer comment se font les perceptions de nos sens, j'ai promis d'expliquer par le menu, en écrivant de la physique, la façon dont chacun de nos sens est touché par ses objets ; non que je veuille qu'en cela ni en aucune autre chose on s'en rapporte en mes paroles, mais parce que j'ai cru que ce que j'avais expliqué de la vue dans ma Dioptrique pouvait servir de preuve suffisante de ce que je puis dans le reste.

VIII. Quand on considère attentivement l'immensité de Dieu, on voit manifestement qu'il est impossible qu'il y ait rien qui ne dépende de lui, non-seulement de tout ce qui subsiste, mais encore qu'il n'y a ni ordre, ni loi, ni raison de bonté et de vérité qui n'en dépende; autrement, comme je disais un peu auparavant, il n'aurait pas été tout à fait indifférent à créer les

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