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la forme de chair, ce qui fait que nous ne pouvons pas les prendre pour une même chose en unité de nature, mais seulement en unité de composition, en tant que c'est un même animal qui a de la chair et des os. Maintenant la question est de savoir si nous concevons que la chose qui pense et celle qui est étendue soient une même chose en unité de nature; en sorte que nous trouvions qu'entre la pensée et l'extension il y ait une pareille connexion et affinité que nous remarquons entre le mouvement et la figure, l'action de l'entendement et celle de la volonté; ou plutôt si elles ne sont pas appelées une en unité de composition, en tant qu'elles se rencontrent toutes deux dans un homme, comme des os et de la chair dans un même animal; et pour moi c est là mon sentiment, car la distinction ou diversité que je remarque entre la nature d'une chose éterdue et celle d'une chose qui pense ne me paraît pas moindre que celle qui est entre des os et de la chair.

Mais pour ce qu'en cet endroit on se sert d'autorités pour me combattre, je me trouve obligé, pour empêcher qu'elles ne por tent aucun préjudice à la vérité, de répondre à ce qu'on m'objecte que personne n'a encore pu comprendre ma démonstration; qu'encore bien qu'il y en ait fort peu qui l'aient soigneusement examinée, il s'en trouve néanmoins quelques-uns qui se persuadent de l'entendre, et qui s'en tiennent entièrement convaincus. Et comme on doit ajouter plus de foi à un seul témoin qui, après avoir voyagé en Amérique, nous dit qu'il a vu des antipodes, qu'à mille autres qui ont nié ci-devant qu'il y en eût, sans en avoir d'autre raison sinon qu'ils ne le savaient pas, de même ceux qui pèsent comme il faut la valeur des raisons doivent faire plus d'état de l'autorité d'un seul homme qui dit entendre fort bien une démonstration que de celle de mille autres qui disent, sans raison, qu'elle n'a pu encore être comprise de personne. Car, bien qu'ils ne l'entendent point, cela ne fait pas que d'autres ne la puissent entendre; et pour ce qu'en inférant l'un de l'autre ils font voir qu'ils ne sont pas assez exacts dans leurs raisonnements, il semble que leur autorité ne doive pas être beaucoup considérée.

Enfin, à la question qu'on me propose en cet endroit, savoir, << si j'ai tellement coupé et divisé par le moyen de mon analyse << tous les mouvements de ma matière subtile que non-seule<<ment je sois assuré, mais même que je puisse faire connaître

« à des personnes très-attentives, et qui pensent être assez clair« voyantes, qu'il y a de la répugnance que nos pensées soient « répandues dans des mouvements corporels, » c'est-à-dire, comme je l'estime, que nos pensées ne soient autre chose que des mouvements corporels, je réponds que pour mon particulier j'en suis très-certain, mais que je ne me promets pas pour cela de le pouvoir persuader aux autres, quelque attention qu'ils y apportent et quelque capacité qu'ils pensent avoir, au moins tandis qu'ils n'appliqueront leur esprit qu'aux choses qui sont seulement imaginables, et non point à celles qui sont purement intelligibles, comme il est aisé de voir que ceux-là font qui se sont imaginé que la distinction ou la différence qui est entre la pensée et le mouvement se doit connaître par la dissection de quelque matière subtile; car cette différence ne peut être connue que de ce que l'idée d'une chose qui pense, et celle d'une chose étendue ou mobile, sont entièrement diverses et mutuellement indépendantes l'une de l'autre, et qu'il répugne que des choses que nous concevons clairement et distinctement être diverses et indépendantes ne puissent pas être séparées, au moins par la toute-puissance de Dieu; de sorte que tout autant de fois que nous les rencontrons ensemble dans un même sujet, comme la pensée et le mouvement corporel dans un même homme, nous ne devons pas pour cela estimer qu'elles soient une même chose en unité de nature, mais seulement en unité de composition.

III. Ce qui est ici rapporté des platoniciens et de leurs sectateurs est aujourd'hui tellement décrié par toute l'Église catholique, et communément par tous les philosophes, qu'on ne doit plus s'y arrêter. D'ailleurs il est bien vrai que le concile de Latran a défini qu'on pouvait peindre les anges, mais il n'a pas conclu pour cela qu'ils fussent corporels. Et quand en effet on les croirait être tels, on n'aurait pas raison pour cela de penser que leurs esprits fussent plus inséparables de leurs corps que ceux des hommes; et quand on voudrait aussi feindre que l'âme humaine viendrait de père à fils, on ne pourrait pas pour cela conclure qu'elle fût corporelle, mais seulement que comme nos corps prennent leur naissance de ceux de nos parents, de même nos âmes procéderaient des leurs. Pour ce qui est des chiens et des singes, quand je leur attribuerais la pensée, il ne s'ensuivrait pas de là que l'âme humaine n'est point distincte

du corps, mais plutôt que dans les autres animaux les esprits et les corps sont aussi distingués; ce que les mêmes platoniciens, dont on nous vantait tout maintenant l'autorité, ont estimé avec Pythagore, comme leur métempsycose fait assez con::aître. Mais pour moi je n'ai pas seulement dit que dans les Lètes il n'y avait point de pensée, ainsi qu'on me veut faire ccroire, mais qui plus est je l'ai prouvé par des raisons qui sont i fortes que jusques à présent je n'ai vu personne qui ait rien pposé de considérable à l'encontre. Et ce sont plutôt ceux qui assurent que « les chiens savent en veillant qu'ils courent, et « même en dormant qu'ils aboient, » et qui en parlent comme s'ils étaient d'intelligence avec eux et qu'ils vissent tout ce qui se passe dans leurs cœurs, lesquels ne prouvent rien de ce qu'ils disent. Car bien qu'ils ajoutent « qu'ils ne peuvent pas se « persuader que les opérations des bêtes puissent être suffisam<«< ment expliquées par le moyen de la mécanique, sans leur <«< attribuer ni sens, ni âme, ni vie (c'est-à-dire, selon que je « l'explique, sans la pensée; car je ne leur ai jamais dénié ce << que vulgairement on appelle vie, âme corporelle et sens or«< ganique), qu'au contraire ils veulent soutenir, au dédit de ce « que l'on voudra, que c'est une chose tout à fait impossible « et même ridicule, » cela néanmoins ne doit pas passer pour une preuve : car il n'y a point de proposition si véritable dont on ne puisse dire en même façon qu'on ne se la saurait persuader, et même ce n'est point la coutume d'en venir aux gageures que lorsque les preuves nous manquent. Et puisqu'on a vu autrefois de grands hommes qui se sont moqués, d'une façon presque pareille, de ceux qui soutenaient qu'il y avait des antipodes, j'estime qu'il ne faut pas légèrement tenir pour faux tout ce qui semble ridicule à quelques-uns.

Enfin ce qu'on ajoute ensuite, « qu'il s'en trouvera plusieurs << qui diront que toutes les actions de l'homme sont semblables « à celles des machines, et qui ne voudront plus admettre en <«<lui de scns ni d'entendement, s'il est vrai que les singes, les «< chiens, et les éléphants agissent aussi comme des machines << en toutes leurs opérations, » n'est pas aussi une raison qui prouve rien, si ce n'est peut-être qu'il y a des hommes qui conçoivent les choses si confusément et qui s'attachent avec tant d'opiniâtreté aux premières opinions qu'ils ont une fois conçues, sans les avoir jamais bien examinées, que plutôt de

s'en départir ils nieront qu'ils aient en eux-mêmes les choses qu'ils expérimentent y être. Car de vrai, il ne se peut pas faire que nous n'expérimentions tous les jours en nous-mêmes que nous pensons; et partant, quoiqu'on nous fasse voir qu'il n'y a point d'opérations dans les bêtes qui ne se puissent faire sans la pensée, personne ne pourra de là raisonnablement inférer qu'il ne pense donc point, si ce n'est celui qui, ayant toujours supposé que les bêtes pensent comme nous, et pour ce sujet s'étant persuadé qu'il n'agit point autrement qu'elles, se voudra tellement opiniâtrer à maintenir cette proposition : L'homme et la béte opèrent d'une même façon, que lorsqu'on viendra à lui montrer que les bêtes ne pensent point, il aimera mieux se dépouiller de sa propre pensée, laquelle il ne peut toutefois ne pas connaître en soi-même par une expérience continuelle et infaillible, que de changer cette opinion, qu'il agit de même façon que les bétes. Je ne puis pas néanmoins me persuader qu'il y ait beaucoup de ces esprits; mais je m'assure qu'il s'en trouvera bien davantage qui, si on leur accorde que la pensée n'est point distinguée du mouvement corporel, soutiendront, et certes avec plus de raison, qu'elle se rencontre dans les bêtes aussi bien que dans les hommes, puisqu'ils verront en elles les mêmes mouvements corporels que dans nous; et, ajoutant à cela que la différence qui n'est que selon le plus ou le moins ne change point la nature des choses, bien que peut-être ils ne fassent pas les bêtes si raisonnables que les hommes, ils auront néanmoins occasion de croire qu'il y a en elles des esprits de semblable espèce que les nôtres.

IV. Pour ce qui regarde la science d'un athée, il est aisé de montrer qu'il ne peut rien savoir avec certitude et assurance; car, comme j'ai déjà dit ci-devant, d'autant moins puissant sera celui qu'il reconnaîtra pour l'auteur de son être, d'autant plus aura-t-il occasion de douter si sa nature n'est point tellement imparfaite qu'il se trompe même dans les choses qui lui semblent très-évidentes; et jamais il ne pourra être délivré de ce doute, si premièrement il ne reconnaît qu'il a été créé par un Dieu, principe de toute vérité, et qui ne peut être trompeur.

V. Et on peut voir clairement qu'il est impossible que Dieu soit trompeur, pourvu qu'on veuille considérer que la forme ou l'essence de la tromperie est un non-être vers lequel jamais le souverain Ètre ne se peut porter. Aussi tous les théologiens sont-ils

d'accord de cette vérité, qu'on peut dire être la base et le fondement de la religion chrétienne, puisque toute la certitude de sa foi en dépend. Car, comment pourrions-nous ajouter foi aux choses que Dieu nous a révélées si nous pensions qu'il nous trompe quelquefois? Et, bien que la commune opinion des théologiens soit que les damnés sont tourmentés par le feu des enfers, néanmoins leur sentiment n'est pas pour cela qu'ils sont « déçus « par une fausse idée que Dieu leur a imprimée d'un feu qui « les consume, » mais plutôt qu'ils sont véritablement tourmentés par le feu; parce que, « comme l'esprit d'un homme << vivant, bien qu'il ne soit pas corporel, est néanmoins détenu « dans le corps, ainsi Dieu, par sa toute-puissance, peut aisé« ment faire qu'il souffre les atteintes du feu corporel après sa « mort, » etc. (voy. le Maître des sentences, liv. IV, dist. XLIV). Pour ce qui est des lieux de l'Écriture, je ne juge pas que je sois obligé d'y répondre, si ce n'est qu'ils semblent contraires à quelque opinion qui me soit particulière; car lorsqu'ils ne s'attaquent pas à moi seul, mais qu'on les propose contre les opinions qui sont communément reçues de tous les chrétiens, comme sont celles que l'on impugue en celui-ci, par exemple: que nous pouvons savoir quelque chose, et que l'âme de l'homme n'est pas semblable à celle des animaux ; je craindrais de passer pour présomptueux si je n'aimais pas mieux me contenter des réponses qui ont déjà été faites par d'autres que d'en rechercher de nouvelles, vu que je n'ai jamais fait profession de l'étude de la théologie, et que je ne m'y suis appliqué qu'autant que j'ai cru qu'elle était nécessaire pour ma propre instruction, et enfin que je ne sens point en moi d'inspiration divine qui me fasse juger capable de l'enseigner. C'est pourquoi je fais ici ma déclaration que désormais je ne répondrai plus à de pareilles objections.

Néanmoins j'y repondrai encore pour cette fois, de peur que mon silence ne donnât occasion à quelques-uns de croire que je m'en abstiens faute de pouvoir donner des explications assez commodes aux lieux de l'Ecriture que vous proposez. Je dis donc premièrement que le passage de saint Paul de la première aux Corinthiens, chap. vш, vers. 2, se doit seulement entendre de la science qui n'est pas jointe avec la charité, c'est-à-dire de la science des athées; parce que quiconque connaît Dieu comme il faut ne peut pas être sans amour pour lui, et n'avoir point de

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