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quel il est et faire connaître sa nature, mais seulement pour avertir que ceux-là se trompent qui pensent qu'il soit étendu. Tout de même que s'il s'en trouvait quelques-uns qui voulussent dire que Bucéphale est une musique, ce ne serait pas en vain et sans raison que cela serait nié par d'autres. Et de vrai, dans tout ce que vous ajoutez ici pour prouver que l'esprit a de l'étendue, d'autant, dites-vous, qu'il se sert du corps, lequel est étendu, il me semble que vous ne raisonnez pas mieux que si, de ce que Bucéphale hennit et ainsi pousse des sons qui peuvent être rapportés à la musique, vous tiriez cette conséquence, que Bucéphale est donc une musique. Car, encore que l'esprit soit uni à tout le corps, il ne sensuit pas de là qu'il soit étendu par tout le corps, parce que ce n'est pas le propre de l'esprit d'être étendu, mais seulement de penser. Et il ne conçoit pas l'extension par une espèce étendue qui soit en lui, bien qu'il l'imagine en se tournant et s'appliquant à une espèce corporelle qui est étendue, comme j'ai dit auparavant. Et enfin il n'est pas nécessaire que l'esprit soit de l'ordre et de la nature du corps, quoiqu'il ait la force ou la vertu de mouvoir le corps.

V. Ce que vous dites ici, touchant l'union de l'esprit avec le corps, est semblable aux difficultés précédentes. Vous n'objectez rien du tout contre mes raisons, mais vous proposez seulement les doutes qui vous semblent suivre de mes conclusions, quoiqu'en effet ils ne vous viennent à l'esprit que parce que vous voulez soumettre à l'examen de l'imagination des choses qui de leur nature ne sont point sujettes à sa juridiction. Ainsi, quand vous voulez comparer ici le mélange qui se fait du corps et de l'esprit avec celui de deux corps mêlés ensemble, il me suffit de répondre qu'on ne doit faire entre ces choses aucune comparaison, pour ce qu'elles sont de deux genres totalement différents, et qu'il ne se faut pas imaginer que l'esprit ait des parties, encore qu'il conçoive des parties dans le corps. Car, qui vous a appris que tout ce que l'esprit conçoive doive être réellement en lui? Certainement, si cela était, lorsqu'il conçoit la grandeur de l'univers, il aurait aussi en lui cette grandeur, et ainsi il ne serait pas seulement étendu, mais il serait même plus grand que tout le monde.

VI. Vous ne dites rien ici qui me soit contraire, et ne laissez pas d'en dire beaucoup; d'où le lecteur peut apprendre qu'on ne doit pas juger de la force de vos raisons par la prolixité de vos paroles.

Jusques ici l'esprit a discouru avec la chair, et, comme il était raisonnable en beaucoup de choses, il n'a pas suivi ses sentiments. Mais maintenant je lève le masque et reconnais que véritablement je parle à M. Gassendi, personnage autant recommandable pour l'intégrité de ses mœurs et la candeur de son esprit que pour la profondeur et la subtilité de sa doctrine, et de qui l'amitié me sera toujours très-chère; aussi je proteste, et lui-même le peut savoir, que je rechercherai toujours, autant qu'il me sera possible, les occasions de l'acquérir. C'est pourquoi je le supplie de ne pas trouver mauvais si, en réfutant ses objections, j'ai usé de la liberté ordinaire aux philosophes; comme aussi de ma part je l'assure que je n'y ai rien trouvé qui ne m'ait été très-agréable; mais surtout j'ai été ravi qu'un homme de son mérite, dans un discours si long et si soigneusesement recherché, n'ait apporté aucune raison qui ait pu détruire et renverser les miennes, et qu'il n'ait aussi rien opposé contre mes conclusions à quoi il ne m'ait été très-facile de répondre.

LETTRE

DE M. DESCARTES A M. CLERSELIER,

SERVANT DE RÉPONSE A UN RECUEIL DES PRINCIPALES INSTANCES FAITES PAR M. GASSENDI CONTRE LES PRÉCÉDENTES RÉPONSES.

MONSIEUR,

Je vous ai beaucoup d'obligation de ce que, voyant que j'ai négligé de répondre au gros livre d'instances que l'auteur des cinquièmes objections a produit contre mes réponses, vous avez prié quelques-uns de vos amis de recueillir les plus fortes raisons de ce livre, et m'avez envoyé l'extrait qu'ils en ont fait. Vous avez eu en cela plus de soin de ma réputation que moimême; car je vous assure qu'il m'est indifférent d'être estimé

ou méprisé par ceux que de semblables raisons auraient pu persuader. Les meilleurs esprits de ma connaissance qui ont lu son livre m'ont témoigné qu'ils n'y avaient trouvé aucune chose qui les arrêtât; c'est à eux seuls que je désire satisfaire. Je sais que la plupart des hommes remarquent mieux les apparences que la vérité, et jugent plus souvent mal que bien; c'est pourquoi je ne crois pas que leur approbation vaille la peine que je fasse tout ce qui pourrait être utile pour l'acquérir. Mais je ne laisse pas d'être bien aise du recueil que vous m'avez envoyé, et je me sens obligé d'y répondre plutôt pour reconnaissance du travail de vos amis que par la nécessité de ma défense; car je crois que ceux qui ont pris la peine de le faire doivent maintenant juger, comme moi, que toutes les objections que ce livre contient ne sont fondées que sur quelques mots mal entendus ou quelques suppositions qui sont fausses; vu que toutes celles qu'ils ont remarquées sont de cette sorte, et que néanmoins ils ont été si diligents qu'ils en ont même ajouté quelques-unes que je ne me souviens point d'y avoir lues.

Ils en remarquent trois contre la première Méditation, à savoir: « 1° que je demande une chose impossible en voulant << qu'on quitte toutes sortes de préjugés; 2o qu'en pensant les « quitter on se revêt d'autres préjugés qui sont plus préjudi«< ciables; 3o et que la méthode de douter de tout, que j'ai pro« posée, ne peut servir à trouver aucune vérité. »

La première desquelles est fondée sur ce que l'auteur de ce livre n'a pas considéré que le mot préjugé ne s'étend point à toutes les notions qui sont en notre esprit desquelles j'avoue qu'il est impossible de se défaire, mais seulement à toutes les opinions que les jugements que nous avons faits auparavant ont laissées en notre créance; et, pour ce que c'est une action de la volonté que de juger ou ne pas juger, ainsi que j'ai expliqué en son lieu, il est évident qu'elle est en notre pouvoir; car enfin, pour se défaire de toute sorte de préjugés, il ne faut autre chose que se résoudre à ne rien assurer ou nier de tout ce qu'on avait assuré ou nié auparavant, sinon après l'ordre derechef examiné, quoiqu'on ne laisse pas pour cela de retenir toutes les mêmes notions en sa mémoire. J'ai dit néanmoins qu'il y avait de la difficulté à chasser ainsi hors de sa créance tout ce qu'on y avait mis auparavant, partie à cause qu'il est besoin d'avoir quelque raison de douter avant que de s'y dé

terminer (c'est pourquoi j'ai proposé les principales en ma première Méditation), et partie aussi à cause que, quelque résolution qu'on ait prise de ne rien nier ni assurer, on s'en oublie aisément par après si on ne l'a fortement imprimée en sa mémoire; c'est pourquoi j'ai désiré qu'on y pensât avec soin.

La deuxième objection n'est qu'une supposition manifestement fausse; car, encore que j'aie dit qu'il fallait même s'efforcer de nier les choses qu'on avait trop assurées auparavant, j'ai très-expressément limité que cela ne se devait faire que pendant le temps qu'on portait son attention à chercher quelque chose de plus certain que tout ce qu'on pourrait ainsi nier, pendant lequel il est évident qu'on ne saurait se revêtir d'aucun préjugé qui soit préjudiciable.

La troisième aussi ne contient qu'une cavillation; car, bien qu'il soit vrai que le doute seul ne suffit pas pour établir aucune vérité, il ne laisse pas d'être utile à préparer l'esprit pour en établir par après, et c'est à cela seul que je l'ai employé.

Contre la seconde Méditation, vos amis remarquent six choses. La première est qu'en disant: Je pense, donc je suis, l'auteur des Instances veut que je suppose cette majeure: Celui qui pense est; et ainsi que j'aie déjà épousé un préjugé. En quoi il abuse derechef du mot de préjugé : car, bien qu'on en puissc donner le nom à cette proposition lorsqu'on la profère sans attention, et qu'on croit seulement qu'elle est vraie à cause qu'on se souvient de l'avoir ainsi jugée auparavant, on ne peut pas dire toutefois qu'elle soit un préjugé lorsqu'on l'examine, à cause qu'elle paraît si évidente à l'entendement qu'il ne se saurait empêcher de la croire, encore que ce soit peut-être la première fois de sa vie qu'il y pense, et que par conséquent il n'en ait aucun préjugé. Mais l'erreur qui est ici la plus considérable est que cet auteur suppose que la connaissance des propositions particulières doit toujours être déduite des universeiles, suivant l'ordre des syllogismes de la dialectique; en quoi il montre savoir bien peu de quelle façon la vérité se doit chercher; car il est certain que pour la trouver on doit toujours commencer par les notions particulières, pour venir après aux générales, bien qu'on puisse aussi, réciproquement, ayant trouvé les générales, en déduire d'autres particulières. Ainsi, quand on enseigne à un enfant les éléments de la géométrie, on ne lui fera point entendre en général que, lorsque de deux quantités égales

on óte des parties égales, les restes demeurent égaux, ou que le tout est plus grand que ses parties, si on ne lui en montre des exemples en des cas particuliers. Et c'est faute d'avoir pris garde à ceci que notre auteur s'est trompé en tant de faux raisonnements dont il a grossi son livre; car il n'a fait que composer de fausses majeures à sa fantaisie, comme si j'en avais déduit les vérités que j'ai expliquées.

La seconde objection que remarquent ici vos amis est que, « pour savoir qu'on pense, il faut savoir ce que c'est que pen« sće; ce que je ne sais point, disent-ils, à cause que j'ai tout « nié. » Mais je n'ai nié que les préjugés, et non point les notions, comme celle-ci, qui se connaissent sans aucune affirmation ni négation.

La troisième est que « la pensée ne peut être sans objet; par «exemple, sans le corps. » Où il faut éviter l'équivoque du mot de pensée, lequel on peut prendre pour la chose qui pense, et aussi pour l'action de cette cause; or, je nie que la chose qui pense ait besoin d'autre objet que de soi-même pour exercer son action, bien qu'elle puisse aussi l'étendre aux choses matérielles lorsqu'elle les examine.

La quatrième, que, «bien que j'aie une pensée de moi-même, « je ne sais pas si cette pensée est une action corporelle ou un << atome qui se meut, plutôt qu'une substance immatérielle, » où l'équivoque du nom de pensée est répétée, et je n'y vois rien de plus, sinon une question sans fondement, et qui est semblable à celle-ci : Vous jugez que vous êtes un homme à cause que vous apercevez en vous toutes les choses à l'occasion desquelles vous nommez hommes ceux en qui elles se trouvent; mais que savez-vous si vous n'êtes point un éléphant plutôt qu'un homme, pour quelques autres raisons que vous ne pouvez apercevoir? Car, après que la substance qui pense a jugé qu'elle est intellectuelle, à cause qu'elle a remarqué en soi toutes les propriétés des substances intellectuelles, et n'y en a pu remarquer aucune de celles qui appartiennent au corps, on lui demande encore comment elle sait qu'elle n'est point un corps plutôt qu'une substance immatérielle.

La cinquième objection est semblable: que, « bien que je ne « trouve point d'étendue en ma pensée, il ne sensuit pas qu'elle « ne soit point étendue, pour ce que ma pensée n'est pas la « règle de la vérité des choses. » Et aussi la sixième, « qu'il se

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