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substances, mais seulement comme des termes sous lesquels la substance est contenue. Cependant, je ne demeure pas d'accord que les idées de ces figures nous soient jamais tombées sous les sens, comme chacun se le persuade ordinairement; car, encore qu'il n'y ait point de doute qu'il y en puisse avoir dans le monde de telles que les géomètres les considèrent, je nie pourtant qu'il y en ait aucune autour de nous, sinon peut-être de si petites qu'elles ne font aucune impression sur nos sens : car elles sont pour l'ordinaire composées de lignes droites, et je ne pense pas que jamais aucune partie d'une ligne ait touché nos sens qui fût véritablement droite. Aussi, quand nous venons à regarder au travers d'une lunette celles qui nous avaient semblé les plus droites, nous les voyons toutes irrégulières et courbées de toutes parts comme les ondes. Et partant, lorsque nous avons la première fois aperçu en notre enfance une figure triangulaire tracée sur le papier, cette figure n'a pu nous apprendre comme il fallait concevoir le triangle géométrique, parce qu'elle ne le représentait pas mieux qu'un mauvais crayon une image parfaite. Mais d'autant que l'idée véritable du triangle était déjà en nous, et que notre esprit la pouvait plus aisément concevoir que la figure moins simple ou plus composée d'un triangle peint, de là vient qu'ayant vu cette figure composée nous ne l'avons pas conçue elle-même, mais plutôt le véritable triangle. Tout ainsi que quand nous jetons les yeux sur une carte où il y a quelques traits qui sont disposés et arrangés, de telle sorte qu'ils représentent la face d'un homme, alors cette vue n'excite pas tant en nous l'idée de ces mêmes traits que celle d'un homme : ce qui n'arriverait pas ainsi si la face d'un homme nous était connue d'ailleurs, et si nous n'étions plus accoutumés à penser à elle que non pas à ses traits, lesquels assez souvent même nous ne saurions distinguer les uns des autres quand nous en sommes un peu éloignés. Ainsi, certes, nous ne pourrions jamais connaître le triangle géométrique par celui que nous voyons tracé sur le papier, si notre esprit d'ailleurs n'en avait eu l'idée.

II. Je ne vois pas ici de quel genre de choses vous voulez que l'existence soit, ni pourquoi elle ne peut pas aussi bien être dite une propriété, comme la toute-puissance, prenant le nom de propriété pour toute sorte d'attribut ou pour tout ce qui peut être attribué à une chose, selon qu'en effet il doit ici être pris.

Mais, bien davantage, l'existence nécessaire est vraiment en Dieu une propriété prise dans le sens le moins étendu, parce qu'elle convient à lui seul, et qu'il n'y a qu'en lui qu'elle fasse partie de l'essence. C'est pourquoi aussi l'existence du triangle ne doit pas être comparée avec l'existence de Dieu, parce qu'elle a manifestement en Dieu une autre relation à l'essence qu'elle n'a pas dans le triangle; et je ne commets pas plutôt en cecila faute que les logiciens nomment une pétition de principe, lorsque je mets l'existence entre les choses qui appartiennent à l'essence de Dieu, que lorsqu'entre les propriétés du triangle je mets l'égalité de la grandeur de ses trois triangles avec deux droits.!! n'est pas vrai aussi que l'essence et l'existence en Dieu, aussi bien que dans le triangle, peuvent être conçues l'une sans l'autre, parce que Dieu est son être, et non pas le triangle. Et tou tefois je ne nie pas que l'existence possible ne soit une perfection dans l'idée du triangle, comme l'existence nécessaire est une perfection dans l'idée de Dieu, car cela la rend plus parfaite que ne sont les idées de toutes ces chimères que nous supposons ne pouvoir être produites. Et partant vous n'avez en rien diminué la force de mon argument, et vous demeurez toujours abusé par ce sophisme que vous dites avoir été si facile à résoudre. Quant à ce que vous ajoutez ensuite, j'y ai déjà suffisamment répondu; et vous vous trompez grandement lorsque vous dites qu'on ne démontre pas l'existence de Dieu comme on démontre que tout triangle rectiligne a ses trois angles égaux à deux droits; car la raison est pareille en tous les deux, hormis que la démonstration qui prouve l'existence en Dieu est beaucoup plus simple et plus évidente que l'autre. Enfin, je passe sous silence le reste, parce que, lorsque vous dites que je n'explique pas assez les choses, et que mes preuves ne sont pas convaincantes, je pense qu'à meilleur titre on pourrait dire le même de vous et des vôtres.

III. Contre tout ce que vous rapportez ici de Diagore, de Théodore, de Pythagore, et de plusieurs autres, je vous oppose les sceptiques, qui révoquaient en doute les démonstrations mème de géométrie, et je soutiens qu'ils ne l'auraient pas fait s'ils avaient connu Dieu comme il faut; et même de ce qu'une chose paraît vraie à plus de personnes, cela ne prouve pas que cette chose soit plus notoire et plus manifeste qu'une autre, mais bien de ce que ceux qui ont une connaissance suffisante de

l'une et de l'autre reconnaissent que l'une est premièrement connue, plus évidente et plus assurée que l'autre.

DES CHOSES QUI ONT ÉTÉ OBJECTÉES CONTRE LA SIXIÈME MÉDITATION.

I. J'ai déjà ci-devant réfuté ce que vous niez ici, à savoir, que « les choses matérielles, en tant qu'elles sont l'objet des « mathématiques pures, puissent avoir aucune existence. » Pour ce qui est de l'intellection d'un chiliogone, il n'est nullement vrai qu'elle soit confuse, car on en peut très-clairement et trèsdistinctement démontrer plusieurs choses, ce qui ne se pourrait aucunement faire si on ne le connaissait que confusément, ou, comme vous dites, si on n'en connaissait que le nom; mais il est très-certain que nous le concevons très-clairement tout entier et tout à la fois, quoique nous ne le puissions pas ainsi clairement imaginer: d'où il est évident que les facultés d'entendre et d'imaginer ne diffèrent pas seulement selon le plus et le moins, mais comme deux manières d'agir totalement différentes. Car dans l'intellection l'esprit ne se sert que de soimême, au lien que dans l'imagination il contemple quelque forme corporelle; et encore que les figures géométriques soient tout à fait corporelles, néanmoins il ne se faut pas persuader que ces idées qui servent à nous les faire concevoir le soient aussi quand elles ne tombent point sous l'imagination; et enfin cela ne peut être digne que de vous, ô chair, de penser que « les «< idées de Dieu, de l'ange et de l'âme de l'homme soient corpo«relles ou quasi corporelles, ayant été tirées de la forme du <«< corps humain et de quelques autres choses fort simples, fort « légères et fort imperceptibles.» Car quiconque se représente Dieu de la sorte ou même l'esprit humain, tâche d'imaginer une chose qui n'est point du tout imaginable, et ne se figure autre chose qu'une idée corporelle à qui il attribue faussement le nom de Dieu ou d'esprit; car, dans la vraie idée de l'esprit, il n'y a rien de contenu que la seule pensée avec tous ses attributs, entre lesquels il n'y en a aucun qui soit corporel.

II. Vous faites voir ici clairement que vous vous appuyez seulement sur vos préjugés sans jamais vous en défaire, puisque vous ne voulez pas que nous ayons le moindre soupçon de fausseté pour les choses où jamais nous n'en avons remarqué aucune; et c'est pour cela que vous dites « que lorsque nous re

« gardons de près, et que nous touchons quasi de la main une >> tour, nous sommes assurés qu'elle est carrée, si elle nous pa«raît telle; et que, lorsque nous sommes en effet éveillés, nous << ne pouvons pas être en doute si nous veillons ou si nous rê« vons, » et autres choses semblables; car vous n'avez aucune raison de croire que vous ayez jamais assez soigneusement examiné et observé toutes les choses en quoi il peut arriver que vous erriez; et peut-être ne serait-il pas malaisé de montrer que vous vous trompez quelquefois en des choses que vous ad mettez ainsi pour vraies et pour assurées. Mais lorsque vous en revenez là de dire « qu'au moins on ne peut pas douter que les <«< choses ne nous paraissent comme elles sont, » vous en revenez à ce que j'ai dit; car cela même est en termes exprès dans ma seconde Méditation; mais ici il était question de la vérité des choses qui sont hors de nous, sur quoi je ne vois pas que vous ayez du tout rien dit de véritable.

III. Je ne m'arrête pas ici sur des choses que vous avez tant de fois rebattues, et que vous répétez encore en cet endroit si vainement par exemple, qu'il y a beaucoup de choses que j'ai avancées sans preuve, lesquelles je maintiens néanmoins avoir très-évidemment démontrées; comme aussi que j'ai seulement voulu parler du corps grossier et palpable lorsque j'ai exclu le corps de mon essence; quoique néanmoins mon dessein ait été d'en exclure toute sorte de corps, pour petit et subtil qu'il puisse être, et autres choses semblables; car qu'y a-t-il à répondre à tant de paroles dites et avancées sans aucun raisonnable fondement, sinon que de les nier tout simplement? Je dirai néanmoins en passant que je voudrais bien savoir sur quoi vous vous fondez pour dire que j'ai plutôt parlé du corps massif et grossier que du corps subtil et délié. C'est, dites-vous, parce que j'ai dit que « j'ai un corps auquel je suis conjoint, » et aussi qu'il est « certain que moi, c'est-à-dire mon âme, est << distincte de mon corps, » où je confesse que je ne vois pas pourquoi ces paroles ne pourraient pas aussi bien être rapportées au corps subtil et imperceptible qu'à celui qui est plus grossier et palpable; et je ne crois pas que cette pensée puisse tomber en l'esprit d'un autre que de vous. Au reste, j'ai fait voir clairement dans la seconde Méditation que l'esprit pouvait être conçu comme une substance existante, auparavant même que nous sachions s'il y a au monde aucun vent, aucun feu, aucune

pour sub

vapeur, aucun air, ni aucun autre corps que ce soit, til et délié qu'il puisse être; mais de savoir si en effet il était différent du corps, j'ai dit en cet endroit-là-que ce n'était pas là le lieu d'en traiter. Ce qu'ayant réservé pour cette sixième Méditation, c'est là aussi où j'en ai amplement traité, et où j'ai décidé cette question par une très-forte et véritable démonstration. Mais vous, au contraire, confondant la question qui concerne comment l'esprit peut être conçu avec celle qui regarde ce qu'il est en effet, ne faites paraître autre chose sinon que vous n'avez rien compris distinctement de toutes ces choses.

IV. Vous demandez ici « comment j'estime que l'espèce ou << l'idée du corps, lequel est étendu, peut être reçue en moi qui << suis une chose non étendue. » Je réponds à cela qu'aucune espèce corporelle n'est reçue dans l'esprit, mais que la conception ou l'intellection pure des choses, soit corporelles, soit spirituelles, se fait sans aucune image ou espèce corporelle; et quant à l'imagination, qui ne peut être que des choses corporelles, il est vrai que pour en former une il est besoin d'une espèce qui soit un véritable corps et à laquelle l'esprit s'applique, mais non pas qui soit reçue dans l'esprit. Ce que vous dites de l'idée du soleil, qu'un aveugle-né forme sur la simple connaissance qu'il a de sa chaleur, se peut aisément réfuter; car cet aveugle peut bien avoir une idée claire et distincte du soleil comme d'une chose qui échauffe, quoiqu'il n'en ait pas l'idée comme d'une chose qui éclaire et illumine. Et c'est sans raison que vous me comparez à cet aveugle; premièrement parce que la connaissance d'une chose qui pense s'étend beaucoup plus loin que celle d'une chose qui échauffe, voire même elle est plus ample qu'aucune que nous ayons de quelque autre chose que ce soit, comme j'ai montré en son lieu, et aussi parce qu'il n'y a personne qui puisse montrer que cette idée du soleil que forme cet aveugle ne contienne pas tout ce que l'on peut connaître de lui, sinon celui qui étant doué du sens de la vue connaît outre cela sa figure et sa lumière; mais pour vous, nonseulement vous n'en connaissez pas davantage que moi touchant l'esprit, mais vous n'y apercevez pas tout ce que j'y vois; de sorte qu'en cela c'est plutôt vous qui ressemblez à un aveugle, et je ne puis tout au plus, à votre égard, être appelé que louche ou peu clairvoyant, avec tout le reste des hommes. Au reste, je n'ai pas ajouté que l'esprit n'était point étendu pour expliquer

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