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que vous ajoutez, qu'il ne faut pas tant se travailler à confirmer la vérité de cette règle qu'à donner une bonne méthode pour connaître si nous nous trompons ou non lorsque nous pensons concevoir clairement quelque chose, est très-véritable; mais aussi je maintiens l'avoir fait exactement en son lieu, premièrement en ôtant les préjugés, puis après en expliquant toutes les principales idées, et enfin en distinguant les claires et distinctes de celles qui sont obscures et confuses.

II. Certes j'admire votre raisonnement par lequel vous voulez prouver que toutes nos idées sont étrangères ou viennent de dehors, et qu'il n'y en a point que nous ayons formée, « pour ce que, << dites-vous, l'esprit n'a pas seulement la faculté de concevoir les «< idées étrangères; mais il a aussi celle de les assembler, diviser, << étendre, raccourcir, composer, etc., en plusieurs manières: » d'où vous concluez que l'idée d'une chimère que l'esprit fait en composant, divisant, etc., n'est pas faite par lui, mais qu'elle vient de dehors ou qu'elle est étrangère. Mais vous pourriez aussi de la même façon prouver que Praxitèle n'a fait aucunes statues, d'autant qu'il n'a pas eu de lui le marbre sur lequel il les pût tailler; et l'on pourrait aussi dire que vous n'avez pas fait ces objections, pour ce que vous les avez composées de paroles que vous n'avez pas inventées, mais que vous avez empruntées d'autrui. Mais certes ni la forme d'une chimère ne consiste pas dans les parties d'une chèvre ou d'un lion, ni celle de vos objections dans chacune des paroles dont vous vous êtes servi, mais seulement dans la composition et l'arrangement de ces choses. J'admire aussi que vous souteniez que l'idée de ce qu'on nomme en général une chose ne puisse être en l'esprit, « si les idées d'un animal, d'une plante, d'une pierre et de tous les universaux n'y sont ensemble: » comme si, pour connaître que je suis une chose qui pense, je devais connaître les animaux et les plantes, pour ce que je dois connaître ce qu'on nomme une chose, ou bien ce que c'est en général qu'une chose. Vous n'êtes pas aussi plus véritable en tout ce que vous dites touchant la vérité. Et enfin, puisque vous impugnez seulement des choses dont je n'ai rien affirmé, vous vous armez en vain contre des fantômes.

III. Pour réfuter les raisons pour lesquelles j'ai estimé que l'on pouvait douter de l'existence des choses matérielles, vous demandez ici << pourquoi donc je marche sur la terre, etc.; en

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quoi il est évident que vous retombez dans la première difficulté; car vous posez pour fondement ce qui est en controverse, et qui a besoin de preuve, savoir est, qu'il est si certain que je marche sur la terre, qu'on n'en peut aucunement douter.

Et lorsqu'aux objections que je me suis faites, et dont j'ai donné la solution, vous voulez y ajouter cette autre, à savoir, « pourquoi donc dans un aveugle-né n'y a-t-il point d'idée de « la couleur, ou dans un sourd, des sons et de la voix ?» vous faites bien voir que vous n'en avez aucune de conséquence; car comment savez-vous que dans un aveugle-né il n'y a aucune idée des couleurs? vu que parfois nous expérimentons qu'encore bien que nous ayons les yeux fermés il s'excite néanmoins en nous des sentiments de couleur et de lumière; et, quoiqu'on vous accordât ce que vous dites, celui qui nierait l'existence des choses matérielles n'aurait-il pas aussi bonne raison de dire qu'un aveugle-né n'a point les idées des couleurs parce que son esprit est privé de la faculté de les former, que vous en avez de dire qu'il n'en a point les idées parce qu'il est privé de la vue?

Ce que vous ajoutez des deux idées du soleil ne prouve rien; mais quand vous les prenez toutes deux pour une seule, parce qu'elles se rapportent au même soleil, c'est le même que si vous disiez que le vrai et le faux ne diffèrent point lorsqu'ils se disent d'une même chose; et lorsque vous niez que l'on doive appeler du nom d'idée celle que nous inférons des raisons de l'astronomie, vous restreignez le nom d'idée aux seules images dépeintes en la fantaisie, contre ce que j'ai expressément établi.

IV. Vous faites le même lorsque vous niez qu'on puisse avoir une vraie idée de la substance, à cause, dites-vous, que la substance ne s'aperçoit point par l'imagination, mais par le seul entendement. Mais j'ai déjà plusieurs fois protesté, ô chair, que je ne voulais point avoir affaire avec ceux qui ne se veulent servir que de l'imagination, et non point de l'entendement.

Mais où vous dites que « l'idée de la substance n'a point de « réalité qu'elle n'ait empruntée des idées des accidents sous « lesquels ou à la façon desquels elle est conçue, » vous faites voir clairement que vous n'en avez aucune qui soit distincte, pour ce que la substance ne peut jamais être conçue à la façon des accidents, ni emprunter d'eux sa réalité; mais tout au contraire, les accidents sont communément conçus par les philosophes comme des substances, savoir, lorsqu'ils les conçoivent

comme réels; car on ne peut attribuer aux accidents aucune réalité, c'est-à-dire aucune entité plus que modale, qui ne soit empruntée de l'idée de la substance.

Enfin, là où vous dites que «nous ne formons l'idée de Dieu « que sur ce que nous avons appris et entendu des autres, » lui attribuant, à leur exemple, les mêmes perfections que nous avons vu que les autres lui attribuaient, j'eusse voulu que vous eussiez aussi ajouté d'où c'est donc que ces premiers hommes, de qui nous avons appris et entendu ces choses, ont eu cette même idée de Dieu. Car s'ils l'ont eue d'eux-mêmes, pourquoi ne la pourrons-nous pas avoir de nous-mêmes? Que si Dieu la leur a révélée, par conséquent Dieu existe.

Et lorsque vous ajoutez que « celui qui dit une chose infinie « donne à une chose qu'il ne comprend pas un nom qu'il n'en<< tend point non plus, » vous ne mettez point de distinction entre l'intellection conforme à la portée de notre esprit, telle que chacun reconnaît assez en soi-même avoir de l'infini, et la conception entière et parfaite des choses, c'est-à-dire qui comprenne tout ce qu'il y a d'intelligible en elles, qui est telle que personne n'en eut jamais non-seulement de l'infini, mais même aussi peut-être d'aucune autre chose qui soit au monde, pour petite qu'elle soit; et il n'est pas vrai que nous concevions l'infini par la négation du fini, vu qu'au contraire toute limitation contient en soi la négation de l'infini.

Il n'est pas vrai aussi que « l'idée qui nous représente toutes « les perfections que nous attribuons à Dieu n'a pas plus de « réalité objective qu'en ont les choses finies. » Car vous confessez vous-même que toutes ces perfections sont amplifiées par notre esprit, afin qu'elles puissent être attribuées à Dieu; pensez-vous donc que les choses ainsi amplifiées ne soient point plus grandes que celles qui ne le sont point; et d'où nous peut venir cette faculté d'amplifier toutes les perfections créées, c'està-dire de concevoir quelque chose de plus grand et de plus parfait qu'elles ne sont, sinon de cela seul que nous avons en nous l'idée d'une chose plus grande, à savoir, de Dieu même ? Et enfin il n'est pas vrai aussi que Dieu serait très-peu de chose s'il n'était point plus grand que nous le concevons; car nous concevons qu'il est infini, et il ne peut y avoir rien de plus grand que l'infini. Mais vous confondez l'intellection avec l'imagination, et vous feignez que nous imaginons Dieu comme quelque

grand et puissant géant, ainsi que ferait celui qui, n'ayant jamais vu d'éléphant, s'imaginerait qu'il est semblable à un ciron d'une grandeur et grosseur démesurée; ce que je confesse avec vous être fort impertinent.

V. Vous dites ici beaucoup de choses pour faire semblant de me contredire, et néanmoins vous ne dites rien contre moi, puisque vous conclucz la même chose que moi. Mais néanmoins vous entremélez par-ci par là plusieurs choses dont je ne demeure pas d'accord; par exemple, que cet axiome, Il n'y a rien dans un effet qui n'ait été premièrement dans sa cause, se doit plutôt entendre de la cause matérielle que de l'efficiente; car il est impossible de concevoir que la perfection de la forme préexiste dans la cause matérielle, mais bien dans la seule cause efficiente, et aussi que la réalité formelle d'une idée soit une substance, et plusieurs autres choses semblables.

VI. Si vous aviez quelques raisons pour prouver l'existence des choses matérielles, sans doute que vous les eussiez ici rapportées. Mais puisque vous demandez seulement « s'il est donc « vrai que je sois incertain qu'il y ait quelque autre chose que « moi qui existe dans le monde, » et que vous feignez qu'il n'est pas besoin de chercher des raisons d'une chose si évidente, et ainsi que vous vous en rapportez seulement à vos anciens préjugés, vous faites voir bien plus clairement que vous n'avez aucune raison pour prouver ce que vous assurez que si vous n'en aviez rien dit du tout. Quant à ce que vous dites touchant les idées, cela n'a pas besoin de réponse, pour ce que vous restreignez le nom d'idée aux seules images dépeintes en la fantaisie; et moi je l'étends à tout ce que nous concevons par la pensée.

Mais je vous demande, en passant, par quel argument vous prouvez que « rien n'agit sur soi-même. » Car ce n'est pas votre coutume d'user d'arguments et de prouver ce que vous dites. Vous prouvez cela par l'exemple du doigt qui ne se peut frapper soi-même, et de l'œil qui ne se peut voir si ce n'est dans un miroir : à quoi il est aisé de répondre que ce n'est point l'œil qui se voit lui-même ni le miroir, mais bien l'esprit, lequel seul connaît et le miroir, et l'œil, et soi-même. On peut même aussi donner d'autres exemples, parmi les choses corporelles, de l'action qu'une chose exerce sur soi, comme lorsqu'un sabot se tourne sur soi-même; cette conversion n'est-elle pas une action qu'il exerce sur soi?

Enfin il faut remarquer que je n'ai point affirmé que « les «< idées des choses matérielles dérivaient de l'esprit, » comme vous me voulez ici faire accroire; car j'ai montré expressément après qu'elles procédaient souvent des corps, et que c'est par là que l'on prouve l'existence des choses corporelles; mais j'ai seulement fait voir en cet endroit-là qu'il n'y a point en elles tant de réalité qu'à cause de cette maxime : « Il n'y a rien dans un « effet qui n'ait été dans sa cause, formellement ou éminem<<ment, »> on doive conclure qu'elles n'ont pu dériver de l'esprit seul; ce que vous n'impugnez en aucune façon.

VII. Vous ne dites rien ici que vous n'ayez déjà dit auparavant, et que je n'aie entièrement réfuté. Je vous avertirai seulement ici, touchant l'idée de l'infini (laquelle vous dites ne pouvoir être vraie si je ne comprends l'infini, et que ce que j'en connais n'est tout au plus qu'une partie de l'infini, et même une fort petite partie, qui ne représente pas mieux l'infini que le portrait d'un simple cheveu représente un homme tout entier), je vous avertirai, dis-je, qu'il répugne que je comprenne quelque chose, et que ce que je comprends soit infini; car pour avoir une idée vrai de l'infini il ne doit en aucune façon être compris, d'autant que l'incompréhensibilité même est contenue dans la raison formelle de l'infini; et néanmoins c'est une chose manifeste que l'idée que nous avons de l'infini ne représente pas seulement une de ses parties, mais l'infini tout entier, selon qu'il doit être représenté par une idée humaine; quoiqu'il soit certain que Dieu ou quelque autre nature intelligente en puisse avoir une autre beaucoup plus parfaite, c'est-à-dire beaucoup plus exacte et plus distincte que celle que les hommes en ont, en même façon que nous disons que celui qui n'est pas versé dans la géométrie ne laisse pas d'avoir l'idée de tout le triangle lorsqu'il le conçoit comme une figure composée de trois lignes, quoique les géomètres puissent connaître plusieurs autres propriétés du triangle, et remarquer quantité de choses dans son idée que celui-là n'y observe pas. Car, comme il suffit de concevoir une figure composée de trois lignes pour avoir l'idée de tout le triangle, de même il suffit de concevoir une chose qui n'est renfermée d'aucunes limites pour avoir une vraie et entière idée de tout l'infini.

VIII. Vous tombez ici dans la même erreur lorsque vous niez que nous puissions avoir une vrai idée de Dieu : car, encore

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