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mettre qu'à cause qu'elle m'était inconnue. Car vous faites le même que si, disant que je suis maintenant en Hollande, vous disiez que je ne dois pas être cru si je ne prouve en même temps que je ne suis pas en la Chine, ni en aucune autre partie du monde; d'autant que peut-être il se peut faire qu'un même corps par la toute-puissance de Dieu soit en plusieurs lieux. Et lorsque vous ajoutez que je dois aussi prouver que les âmes des bêtes ne sont pas corporelles et que le corps ne contribue rien à la pensée, vous faites voir que non-seulement vous ignorez à qui appartient l'obligation de prouver une chose, mais aussi que vous ne savez pas ce que chacun doit prouver; car pour moi je ne crois point ni que les âmes des bêtes ne soient pas corporelles, ni que le corps ne contribue rien à la pensée; mais seulement je dis que ce n'est pas ici le lieu d'examiner ces choses.

IV. L'obscurité que vous trouvez ici est fondée sur l'équivoque qui est dans le mot d'ame; mais je l'ai tant de fois nettement éclaircie que j'ai honte de le répéter ici; c'est pourquoi je dirai seulement que les noms ont été pour l'ordinaire imposés par des personnes ignorantes, ce qui fait qu'ils ne conviennent pas toujours assez proprement aux choses qu'ils signifient; néanmoins, depuis qu'ils sont une fois reçus, il ne nous est pas libre de les changer, mais seulement nous pouvons corriger leurs significations quand nous voyons qu'elles ne sont pas bien entendues. Ainsi, d'autant que peut-être les premiers auteurs des noms n'ont pas distingué en nous ce principe par lequel nous sommes nourris, nous croissons et faisons sans la pensée toutes les autres fonctions qui nous sont communes avec les bêtes, d'avec celui par lequel nous pensons, ils ont appelé l'un et l'autre du seul nom d'ame; et, voyant pu's après que la pensée était différente de la nutrition, ils ont appelé du nom d'esprit cette chose qui en nous a la faculté de penser, et ont cru que c'était la principale partie de l'âme. Mais moi, venant à prendre garde que le principe par lequel nous sommes nourris est entièrement distingué de celui par lequel nous pensons, j'ai dit que le nom d'âme, quand il est pris conjointement pour l'un et pour l'autre, est équivoque, et que pour le prendre précisément pour cet acte premier, ou cette forme principale de l'homme, il doit être seulement entendu de ce principe par lequel nous pensons: aussi l'ai-je le plus sou

vent appelé du nom d'esprit, pour ôter cette équivoque et ambiguïté. Car je ne considère pas l'esprit comme cette âme tout entière qui pense.

Mais, dites-vous, vous êtes en peine de savoir si « je n'estime « donc point que l'âme pense toujours. » Mais pourquoi ne penserait-elle pas toujours, puisqu'elle est une substance qui pense? Et quelle merveille y a-t-il de ce que nous ne nous ressouvenons pas des pensées que nous avons eues dans le ventre de nos mères, ou pendant une léthargie, etc., puisque nous ne nous ressouvenons pas même de plusieurs pensées que nous savons fort bien avoir eues étant adultes, sains et éveillés, dont la raison est que, pour se ressouvenir des pensées que l'esprit a une fois conçues tandis qu'il est conjoint au corps, il est nécessaire qu'il en reste quelques vestiges imprimés dans le cerveau, vers lesquels l'esprit se tournant, et appliquant à eux sa pensée, il vient à se ressouvenir; or qu'y a-t-il de merveilleux si le cerveau d'un enfant ou d'un léthargique n'est pas propre pour recevoir de telles impressions?

Enfin, où j'ai dit « que peut-être il se pouvait faire que ce « que je ne connais pas encore (à savoir, mon corps) n'est « point indifférent de moi que je connais (à savoir, de mon es« prit), que je n'en sais rien, que je ne dispute pas de cela, etc., » vous m'objectez: «Si vous ne le savez pas, si vous ne disputez <«< pas de cela, pourquoi dites-vous que vous n'êtes rien de tout <«< cela? » Où il n'est pas vrai que j'aie rien avancé que je ne susse; car, tout au contraire, parce que je ne savais pas lors si le corps était une même chose que l'esprit ou s'il ne l'était pas, je n'en ai rien voulu avancer, mais j'ai seulement considéré l'esprit, jusqu'à ce qu'enfin, dans la sixième Méditation, je n'ai pas simplement avancé, mais j'ai démontré très-clairement qu'il était réellement distingué du corps. Mais vous manquez vousmême en cela beaucoup, que, n'ayant pas la moindre raison pour montrer que l'esprit n'est point distingué du corps, vous ne laissez pas de l'avancer sans aucune preuve.

V. Ce que j'ai dit de l'imagination est assez clair si l'on veut y prendre garde, mais ce n'est pas merveille si cela semble obscur à ceux qui ne méditent jamais et qui ne font aucune réflexion sur ce qu'ils pensent. Mais j'ai à les avertir que les choses que j'ai assuré ne point appartenir à cette connaissance que j'ai de moi-même ne répugnent point avec celles que j'a

vais dit auparavant ne savoir pas si elles appartenaient à mon essence, d'autant que ce sont deux choses entièrement différentes, appartenir à mon essence, et appartenir à la connaissance que j'ai de moi-même.

VI. Tout ce que vous alléguez ici, ô très-bonne chair, ne me semble pas tant des objections que quelques murmures qui n'ont pas besoin de repartie.

VII. Vous continuez encore ici vos murmures, mais il n'est pas nécessaire que je m'y arrête davantage que j'ai fait aux autres; car toutes les questions que vous faites des bêtes sont hors de propos, et ce n'est pas ici le lieu de les examiner; d'autant que l'esprit, méditant en soi-même et faisant réflexion sur ce qu'il est, peut bien expérimenter qu'il pense, mais non pas si les bêtes ont des pensées ou si elles n'en ont pas ; et il n'en peut rien découvrir que lorsque, examinant leurs opérations, il remonte des effets vers leurs causes. Je ne m'arrête pas non plus à réfuter les lieux où vous me faites parler impertinemment, parce qu'il me suffit d'avoir une fois averti le lecteur que vous ne gardez pas toute la fidélité qui est due au rapport des paroles d'autrui. Mais j'ai souvent apporté la véritable marque par laquelle nous pouvons connaître que l'esprit est différent du corps, qui est que toute l'essence ou toute la nature de l'esprit consiste seulement à penser, là où toute la nature du corps consiste seulement en ce point, que le corps est une chose étendue, et aussi qu'il n'y a rien au tout de commun entre la pensée et l'extension. J'ai souvent aussi fait voir fort clairement que l'esprit peut agir indépendamment du cerveau; car il est certain qu'il est de nul usage lorsqu'il s'agit de former des actes d'une pure intellection, mais seulement quand il est question de sentir ou d'imaginer quelque chose; et bien que, lorsque le sentiment ou l'imagination est fortement agitée, comme il arrive quand le cerveau troublé, l'esprit ne puisse pas facilement s'appliquer à concevoir d'autres choses, nous expérimentons uéanmoins que, lorsque notre imagination n'est pas si forte, nous ne laissons pas souvent de concevoir quelque chose d'entièrement différent de ce que nous imaginons, comme lorsqu'au milieu de nos songes nous apercevons que nous rêvons; car alors c'est bien un effet de notre imagination que nous rêvons, mais c'est un ouvrage qui n'appartient qu'à l'entendement scul de nous faire apercevoir de nos rêveries.

VIII. Ici, comme souvent ailleurs, vous faites voir seulement que vous n'entendez pas ce que vous tâchez de reprendre; car je n'ai point fait abstraction du concept de la cire d'avec celui de ses accidents, mais plutôt j'ai voulu montrer comment sa substance est manifestée par les accidents, et combien sa perception, quand elle est claire et distincte, et qu'une exacte réflexion nous l'a rendue manifeste, diffère de la vulgaire et confuse. Et je ne vois pas, ô chair, sur quel argument vous vous fondez pour assurer avec tant de certitude qu'un chien discerne et juge de la même façon que nous, sinon parce que, voyant qu'il est aussi composé de chair, vous vous persuadez que les mêmes choses qui sont en vous se rencontrent aussi en lui. Pour moi, qui ne reconnais dans un chien aucun esprit, je ne pense pas qu'il y ait rien en lui de semblable aux choses qui appartiennent à l'esprit.

IX. Je m'étonne que vous avouiez que toutes les choses que je considère en la cire prouvent bien que je connais distinctement que je suis, mais non pas quel je suis ou quelle est ma nature, vu que l'un ne se démontre point sans l'autre. Et je ne vois pas ce que vous pouvez désirer de plus, touchant cela, sinon qu'on vous dise de quelle odeur et de quelle saveur est l'esprit humain, ou de quel sel, soufre et mercure il est composé; car vous voulez que, comme par une espèce d'opération chimique, à l'exemple du vin nous le passions par l'alambic, pour savoir ce qui entre en la composition de son essence. Ce qui certes est digne de vous, ô chair, et de tous ceux qui, ne concevant rien que fort confusément, ne savent pas ce que l'on doit rechercher de chaque chose. Mais, quant à moi, je n'ai jamais pensé que pour rendre une substance manifeste il fût besoin d'autre chose que de découvrir ses divers attributs; en sorte que plus nous connaissons d'attributs de quelque substance, plus parfaitement aussi nous en connaissons la nature; et tout ainsi que nous pouvons distinguer plusieurs divers attributs dans la cire : l'un qu'elle est blanche, l'autre qu'elle est dure, l'autre que de dure elle devient liquide, etc.; de même y en a-t-il autant en l'esprit l'un qu'il a la vertu de connaître la blancheur de la cire, l'autre qu'il a la vertu d'en connaître la dureté, l'autre qu'il peut connaître le changement de cette dureté ou la liquéfaction, etc.; car tel peut connaître la dureté qui pour cela ne connaîtra pas la blancheur, comme un aveugle-né, et ainsi du reste; d'où

l'on voit clairement qu'il n'y a point de chose dont on connaisse tant d'attributs que de notre esprit, pour ce qu'autant qu'on en connaît dans les autres choses, on en peut autant compter dans l'esprit de ce qu'il les connaît; et partant sa nature est plus connue que celle d'aucune autre chose.

Enfin, vous me reprenez ici en passant de ce que, n'ayant rien admis en moi que l'esprit, je parle néanmoins de la cire que je vois et que je touche, ce qui toutefois ne se peut faire sans yeux ni sans mains; mais vous avez dû remarquer que j'ai expressément averti qu'il ne s'agissait pas ici de la vue ou du toucher, qui se font par l'entremise des organes corporels, mais de la seule pensée de voir et de toucher, qui n'a pas besoin de ces organes, comme nous expérimentons toutes les nuits dans nos songes; et certes vous l'avez fort bien remarqué, mais vous avez seulement voulu faire voir combien d'absurdités et d'injustes cavillations sont capables d'inventer ceux qui ne travaillent pas tant à bien concevoir une chose qu'à l'impugner et contredire.

DES CHOSES QUI ONT ÉTÉ OBJECTÉES CONTRE LA TROISIÈME MÉDITATION.

I. Courage; enfin vous apportez ici contre moi quelque raison, ce que je n'ai point remarqué que vous ayez fait jusques ici: car, pour prouver que ce n'est point une règle certaine, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies, vous dites que quantité de grands esprits, qui semblent avoir dû connaître plusieurs choses fort clairement et fort distinctement, ont estimé que la vérité était cachée dans le sein de Dieu même, ou dans le profond des abîmes; en quoi j'avoue que c'est fort bien argumenter de l'autorité d'autrui; mais vous devriez vous souvenir, ô chair, que vous parlez ici à un esprit qui est tellement détaché des choses corporelles qu'il ne sait pas même si jamais il y a eu aucuns hommes avant lui, et qui partant ne s'émeut pas beaucoup de leur autorité. Ce que vous alléguez ensuite des sceptiques est un lieu commun qui n'est pas mauvais, mais qui ne prouve rien; non plus que ce que vous dites qu'il y a des personnes qui mourraient pour la défense de leurs fausses opinions, parce qu'on ne saurait prouver qu'ils conçoivent clairement et distinctement ce qu'ils assurent avec tant d'opiniâtreté. Enfin, ce

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