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stance qui n'est point étendue? Car ou cette espèce procède du corps, et pour lors il est certain qu'elle est corporelle et qu'elle a ses parties les unes hors des autres, et partant qu'elle est étendue; ou bien elle vient d'ailleurs et se fait sentir par une autre voie. Toutefois, parce qu'il est toujours nécessaire qu'elle représente le corps, qui est étendu, il faut ainsi qu'elle ait des parties, et ainsi qu'elle soit étendue. Autrement, si elle n'a point de parties, comment en pourra-t-elle représenter? si elle n'a point d'étendue, comment pourra-t-elle représenter une chose qui en a? si elle est sans figure, comment fera-t-elle sentir une chose figurée? si elle n'a point de situation, comment ferat-elle concevoir une chose qui a des parties les unes hautes, les autres basses, les unes à droite, les autres à gauche, les unes devant, les autres derrière, les unes courbées, les autres droites? si elle est sans variété, comment représentera-t-elle la variété des couleurs? etc. Donc l'idée du corps n'est pas tout à fait sans extension; mais si elle en a et que vous n'en ayez point, comment est-ce que vous la pourrez recevoir ? comment vous la pourrez-vous ajuster et appliquer? comment vous en servirez-vous? et comment enfin la sentirez-vous peu à peu s'effacer et s'évanouir?

En après, pour ce qui regarde l'idée de vous-même, je n'ai rien à ajouter à ce que j'en ai déjà dit, principalement sur la seconde Méditation. Car par là l'on voit clairement que tant s'en faut que vous ayez une idée claire et distincte de vous-même, qu'au contraire il semble que vous n'en ayez point du tout. Car, encore bien que vous connaissiez certainement que vous pensez, vous ne savez pas néanmoins quelle chose vous êtes, vous qui pensez; en sorte que, bien que cette seule opération vous soit clairement connue, le principal pourtant vous est caché, qui est de savoir quelle est cette substance qui a pour l'une de ses opérations de penser. D'où il me semble que je puis fort bien me comparer à un aveugle, lequel sentant de la chaleur, étant averti qu'elle vient du soleil, penserait avoir une claire et distincte idée du soleil; d'autant que si quelqu'un lui demandait ce que c'est que le soleil, il pourrait répondre que c'est une chose qui échauffe. Mais, direz-vous, je ne dis pas seulement ici que je suis une chose qui pense, j'ajoute aussi de plus que je suis une chose qui n'est point étendue. Toutefois, pour ne pas dire que c'est une chose que vous avancez sans preuve, quoique

cela soit en question entre nous, dites-moi, je vous prie, pensez vous pour cela avoir une claire et distincte idée de vous-même ? Vous dites que vous n'êtes pas une chose étendue ; certainement j'apprends par là ce que vous n'êtes point, mais non pas ce que vous êtes. Quoi donc ! pour avoir une idée claire et distincte de quelque chose, c'est-à-dire une idée vraie et naturelle, n'est-il pas nécessaire de connaître la chose positivement en soi, et, pour ainsi parler, affirmativement? est-ce assez de savoir qu'elle n'est point une telle chose? Et celui-là aurait-il une idée claire et distincte de Bucéphale qui connaîtrait du moins qu'il n'est pas une mouche?

Mais, pour ne pas insister davantage là-dessus, vous êtes donc, dites-vous, une chose qui n'est point étendue; mais, je vous demande, n'êtes-vous pas diffus par tout le corps? Certainement je ne sais pas ce que vous aurez à répondre; car encore que je vous aie considéré au commencement comme étant seulement dans le cerveau, cela néanmoins n'a été que par conjecture, plutôt que par une véritable créance que ce fût votre opinion. J'avais fondé ma conjecture sur ces paroles qui suivent un peu après, lorsque vous dites que « l'âme ne reçoit pas « immédiatement l'impression de toutes les parties du corps, << mais seulement du cerveau, ou peut-être même de l'une de «ses plus petites parties. » Mais je n'étais pas pour cela tout à fait certain si vous étiez seulement dans le cerveau, ou même dans l'une de ses parties; vu que vous pouvez être répandu dans tout le corps, et ne sentir qu'en une seule partie; comme nous disons ordinairement que l'âme est diffuse par tout le corps, et que néanmoins elle ne voit que dans l'œil.

Ces paroles qui suivent m'avaient aussi fait douter, lorsque vous dites: «<et encore que toute l'àme semble être unie à tout « le corps, » etc. Car en ce lieu-là vous ne dites pas à la vérité que vous soyez uni à tout le corps, mais aussi vous ne le niez pas. Or, quoi qu'il en soit, supposons premièrement, s'il vous plaît, que vous soyez diffus par tout le corps, soit que vous soyez une même chose avec l'âme, soit que vous soyez quelque chose de différent, je vous demande, pouvez-vous n'avoir point d'extension, vous qui êtes étendu depuis la tête jusqu'aux pieds, qui êtes aussi grand que votre corps, et qui avez autant de parties qu'il en faut pour répondre à toutes les siennes ? Direz-vous que vous n'êtes point étendu, parce que vous êtes tout entier

dans le tout, et tout entier dans chaque partie? Si vous le dites, comment, je vous prie, le comprenez-vous? Une même chose peut-elle être tout à la fois tout entière en plusieurs lieux ? Je veux bien que la foi nous enseigne cela du sacré mystère de l'Eucharistie; mais ici je parle de vous, et, outre que vous êtes une chose naturelle, nous n'examinons ici les choses qu'autant qu'elles peuvent être connues par la lumière naturelle. Et, cela étant, peut-on concevoir qu'il y ait plusieurs lieux, et qu'il n'y ait pas plusieurs choses logées ? Cent lieux ne sont-ils pas plus qu'un? Et si une chose est tout entière en un lieu, pourra-t-elle être en d'autres, si elle n'est hors d'elle-même, comme ce premier lieu est hors des autres ? Répondez à cela tout ce que vous voudrez, du moins sera-ce une chose obscure et incertaine de savoir si vous êtes tout entier dans chaque partie, ou si vous n'êtes point plutôt dans chacune des parties de votre corps, selon chacune des parties de vous-même; et comme il est bien plus manifeste que rien ne peut être tout à la fois en plusieurs lieux, aussi sera-t-il toujours plus évident que vous n'êtes pas tout entier dans chaque partie, mais seulement tout dans le tout, et partant que vous êtes diffus par tout le corps selon chacune de vos parties, et ainsi que vous n'êtes point sans extension.

Posons maintenant que vous soyez seulement dans le cerveau ou même dans l'une de ses plus petites parties, vous voyez qu'il reste toujours le même inconvénient: d'autant que, pour petite que soit cette partie, elle est néanmoins étendue, et vous autant qu'elle; et partant vous êtes étendu et vous avez de petites parties qui répondent à toutes les siennes. Ne direz-vous point peut-être que vous prenez pour un point cette petite partie du cerveau à laquelle vous êtes uni? Je ne le puis croire; mais je veux que ce soit un point; toutefois, si c'est un point physique, la même difficulté demeure toujours, parce que ce point est étendu et n'est pas tout à fait sans partie; si c'est un point mathématique, vous savez premièrement que ce n'est que notre imagination qui le forme, et qu'en effet il n'y en a point. Mais posons qu'il y en ait, ou plutôt feignons qu'il se trouve dans le cerveau un de ces points mathématiques auquel vous soyez uni, et dans lequel vous fassiez résidence; remarquez, s'il vous plaît, l'inutilité de cette fiction; car, quoi que nous feignions, si faut-il toujours que vous soyez justement dans le concours des nerfs, par où toutes les parties que l'âme informe

transmettent dans le cerveau les idées ou les espèces des choses que les sens ont aperçues. Mais, premièrement, tous les nerfs n'aboutissent pas à un point, soit parce que, le cerveau étant continué et prolongé jusqu'à la moelle de l'épine du dos, piusieurs nerfs qui sont répandus dans le dos viennent aboutir ef se terminer à cette moelle, ou bien parce qu'on remarque que les nerfs qui tendent vers le milieu de la tête ne finissent ou n'aboutissent pas tous à un même endroit du cerveau. Mais quand ils y aboutiraient tous, toutefois leur concours ne se peut terminer à un point mathématique; car ce sont des corps et non pas des lignes mathématiques, pour pouvoir tous s'assembler et s'unir en un point. Et quand cela serait, les esprits animaux qui se coulent le long des nerfs ne pourraient ni en sortir ni y entrer, puisqu'ils sont des corps, et que le corps ne peut pas n'être point dans un lieu ou passer par une chose qui n'occupe point de lieu, comme le point mathématique. Mais je veux qu'il y puisse être et qu'il y passe; toutefois, vous qui êtes ainsi existant dans un point où il n'y a ni contrées ni régions, où il n'y a rien qui soit à droite ou à gauche, qui soit en haut ou en bas, ne pouvez pas discerner de quelle part les choses viennent ou quel rapport elles vous font. J'en dis aussi de même de ces esprits que vous devez envoyer par tout le corps pour lui communiquer le sentiment et le mouvement, pour ne pas dire qu'il est impossible de comprendre comment vous leur imprimez le mouvement si vous êtes dans un point, si vous n'êtes point un corps, ou si vous n'en avez un par le moyen duquel vous les touchiez et poussiez tout ensemble. Car si vous dites qu'ils se meuvent d'eux-mêmes, et que vous présidez seulement à la conduite de leur mouvement, souvenez-vous que vous avez dit en quelque part que le corps ne se meut point de soi-même, de sorte que l'on peut inférer de là que vous êtes la cause de son mouvement. Et puis expliquez-nous comment cette direction ou conduite se peut faire sans quelque sorte de contention, et partant sans quelque mouvement de votre part; comment une chose peut-elle faire contention et effort sur une autre, et la faire mouvoir, sans un contact du moteur et du mobile; et comment ce contact se peut-il faire sans corps, vu même que c'est une chose que la lumière naturelle nous apprend qu'il n'y a que les corps qui peuvent toucher et être touchés.

Toutefois, pourquoi m'arrêté-je ici si longtemps, puisque

c'est à vous à nous montrer que vous êtes une chose qui n'a point d'étendue, et par conséquent qui n'est point corporelle? Et je ne pense pas que vous en vouliez tirer la preuve de ce que l'on dit communément que l'homme est composé de corps et d'âme; comme si l'on devait conclure que le nom du corps étant donné à une partie, l'autre ne doit plus être ainsi appelée. Car si cela était, vous me donneriez occasion de le distinguer en cette sorte: l'homme est composé de deux sortes de corps, à savoir, d'un grossier et d'un subtil; en telle sorte que le nom commun de ce corps étant attribué au premier, on donne à l'autre le nom d'âme ou d'esprit. Outre que le même se pourrait dire des autres animaux, auxquels je suis assuré que vous n'accorderez point un esprit semblable à vous, ce leur sera bien assez si vous les laissez en la possession de leur âme. Lors donc que vous concluez qu'il est « certain que vous êtes « distinct de votre corps, » vous voyez bien que cela vous peut être aisément accordé, mais non pas que pour cela vous ne soyez point corporel, plutôt que d'être une espèce de corps fort subtil et fort délié, distinct de cet autre qui est massif et grossier.

Vous ajoutez, « et partant que vous pouvez être sans lui. »> Mais quand on vous aura accordé que vous pouvez exister sans ce corps grossier et pesant, ainsi que fait une vapeur odoriférante, laquelle, sortant d'une pomme, va se répandant parmi l'air, quel gain ou quel avantage vous en reviendra-t-il de là? Certes ce sera un peu plus que ne voulaient ces philosophes dont j'ai parlé auparavant, qui croyaient que par la mort vous étiez entièrement anéanti, ne plus ne moins qu'une figure qui se perd tellement par le changement de la superficie, qu'elle n'est plus du tout. Car, n'étant pas seulement un mode du corps, comme ils pensaient, mais étant de plus une légère et subtile substance corporelle, on ne dira pas que vous périssiez totalement en la mort, et que vous retombiez dans votre premier néant, mais que vous subsistez dans vos parties ainsi dissipées et écartées les unes des autres; combien qu'à cause de leur trop grande distraction et dissipation vous ne puissiez plus avoir de pensées, et que vous ayez perdu le droit de pouvoir être dit une chose qui pense, ou un esprit, ou une ê ne. Toutes lesquelles choses pourtant je vous objecte toujours, non comme doutant de la conclusion que vous avez intentée, mais

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