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la première Méditation, qui était de révoquer toutes choses en doute.

Or, ce n'est pas mon dessein de disputer ici de la vérité de nos sens. Car, bien que la tromperie ou fausseté ne soit pas proprement dans le sens, lequel n'agit point, mais qui reçoit simplement les images, et les rapporte comme elles lui apparaissent, et comme elles doivent nécessairement lui apparaître à cause de la disposition où se trouve lors le sens, l'objet et le milieu; mais qu'elle soit plutôt dans le jugement ou dans l'esprit, lequel n'apporte pas toute la circonspection requise, et qui ne prend pas garde que les choses éloignées, pour cela même qu'elles sont éloignées, ou même pour d'autres causes, nous doivent paraître plus petites et plus confuses que lorsqu'elles sont plus proches de nous, et ainsi du reste; toutefois, de quelque côté que l'erreur vienne, il faut avouer qu'il y en a; et il n'y a seulement de la difficulté qu'à savoir s'il est donc vrai que nous ne puissions jamais être assurés de la vérité d'aucune chose que le sens nous aura fait apercevoir.

Mais certes je ne vois pas qu'il faille beaucoup se mettre en peine de terminer une question que tant d'exemples journaliers décident si clairement; je réponds seulement à ce que vous dites, ou plutôt à ce que vous vous objectez, qu'il est très-constant que lorsque nous regardous de près une tour et que nous la touchons quasi de la main, nous ne doutons plus qu'elle ne soit carrée, quoiqu'en étant un peu éloignés nous avions occasion de juger qu'elle était ronde, ou du moins de douter si elle était ca:rée ou ronde, ou de quelque autre figure.

Ainsi ce sentiment de douleur qui paraît être encore dans le pied ou dans la main après même que ces membres ont été retranchés du corps, peut bien quelquefois tromper ceux à qui on les a coupés, et cela à cause des esprits animaux qui avaient coutume d'être portés dans ces membres, et d'y causer le sentiment. Toutefois ceux qui ont tous leurs membres sains et entiers sont si assurés de sentir de la douleur au pied ou à la main dont la blessure est encore toute fraîche et toute récente, qu'il leur est impossible d'en douter.

Ainsi notre vie étant partagée entre la veille et le sommeil, il est vrai que celui-ci nous trompe quelquefois, en ce qu'il nous semble alors que nous voyons devant nous des choses qui n'y sent point; mais aussi nous ne dormons pas toujours; et lors

que nous sommes en effet éveillés, nous en sommes trop assurés pour être encore dans le doute si nous veillons ou si nous rêvons.

Ainsi, quoique nous puissions penser que nous sommes d'une nature à se pouvoir tromper même dans les choses qui nous semblent les plus véritables, toutefois nous savons aussi que nous avons cela de la nature, de pouvoir connaître la vérite; et comme nous nous trompons quelquefois, par exemple, lorsqu'un sophisme nous impose ou qu'un bâton est à demi dans l'eau; aussi quelquefois connaissons-nous la vérité, comme dans les démonstrations géométriques ou dans un bâton qui est hors de l'eau; car ces vérités sont si apparentes qu'il n'est pas possible que nous en puissions douter; et bien que nous eussions sujet de nous défier de la vérité de toutes nos autres connaissances, au moins ne pourrions-nous pas douter de ceci, à savoir, que toutes les choses nous paraissent telles qu'elles nous paraissent; et il n'est pas possible qu'il ne soit très-vrai qu'elles nous paraissent de la sorte. Et quoique la raison nous détourne souvent de beaucoup de choses où la nature semble nous porter, cela toutefois n'ôte pas la vérité des phénomènes, et n'empêche pas qu'il ne soit vrai que nous voyons les choses comme nous les voyons. Mais ce n'est pas ici le lieu de considérer de quelle façon la raison s'oppose à l'impulsion du sens, et si ce n'est point peut-être de la même façon que la main droite soutiendrait la gauche qui n'aurait pas la force de se soutenir ellemême, ou bien si c'est de quelque autre manière.

III. Vous entrez ensuite en matière, mais il semble que vous vous y engagiez comme par une légère escarmouche; car vous poursuivez ainsi : « Mais maintenant que je commence à me << mieux connaître moi-même et à découvrir plus clairement «<l'auteur de mon origine, je ne pense pas à la vérité que je « doive témérairement admettre toutes les choses que les sens <«< me semblent enseigner, mais je ne pense pas aussi que je les « doive toutes généralement révoquer en doute. » Vous avez raison de dire ceci, et je crois sans doute que ç'a toujours été sur cela votre pensée.

Vous continuez: « Et premièrement, pour ce que je sais que « toutes les choses que je conçois clairement et distinctement << peuvent être produites par Dieu telles que je les conçois, c'est << assez que je puisse concevoir clairement et distinctement une

a chose sans une autre, pour être certain que l'une est distincte « ou différente de l'autre parce qu'elles peuvent être posées sé« parément, au moins par la toute-puissance de Dieu; et il n'im« porte par quelle puissance cette séparation se fasse pour m'o«bliger à les juger différentes. » A cela je n'ai rien autre chose à dire sinon que vous prouvez une chose claire par une qui est obscure, pour ne pas même dire qu'il y a quelque sorte d'obscurité dans la conséquence que vous tirez. Je ne m'arrête pas non plus à vous objecter qu'il fallait avoir auparavant démontré que Dieu existe et sur quelles choses sa puissance se peut étendre, pour montrer qu'il peut faire tout ce que vous pouvez clairement concevoir; je vous demande seulement si vous ne concevez pas clairement et distinctement cette propriété du triangle à savoir, que les plus grands côtés sont soutenus par les plus grands angles, séparément de celle-ci, à savoir, que ces trois angles pris ensemble sont égaux à deux droits; et si pour cela Vous croyez que Dieu puisse tellement séparer cette propriété d'avec l'autre, que le triangle puisse tantôt avoir celle-ci sans avoir l'autre, ou tantôt avoir l'autre sans celle-ci. Mais, pour ne nous point arrêter ici davantage, d'autant que cette séparation fait peu à notre sujet, vous ajoutez : « Et partant, de cela « même que je connais avec certitude que j'existe, et que ce« pendant je ne remarque point qu'il appartienne nécessaire«ment aucune autre chose à ma nature ou à mon essence, sinon que je suis une chose qui pense, je conclus fort bien que <«mon essence consiste en cela seul que je suis une chose qui << pense ou une substance dont toute l'essence ou la nature n'est << que de penser. » Ce serait ici où je me voudrais arrêter, mais où il suffit de répéter ce que j'ai déjà allégué touchant la seconde Méditation, ou bien il faut attendre ce que vous voulez inférer.

Voici donc enfin ce que vous conclucz : « Et quoique peut« être, ou plutôt certainement, comme je le dirai tantôt, j'aie « un corps, auquel je suis très-étroitement conjoint; toutefois, « parce que d'un côté j'ai une claire et distincte idée de moi« même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et « non étendue, et que d'un autre j'ai une idée distincte du corps, « en tant qu'il est seulement une chose étendue et qui ne pense « point, il est certain que moi, c'est-à-dire mon esprit, ou mon « âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et vé

«<ritablement distincte de mon corps, et qu'elle peut être ou << exister sans lui. » C'était ici sans doute le but où vous tendiez; c'est pourquoi, puisque c'est en ceci que consiste principalement toute la difficulté, il est besoin de s'y arrêter un peu pour voir de quelle façon vous vous en démêlez. Premièrement, il s'agit ici d'une distinction d'entre l'esprit ou l'âme de l'homme et le corps; mais de quel corps entendez-vous parler? Certainement, si je l'ai bien compris, c'est de ce corps grossier qui est composé de membres; car voici vos paroles: «j'ai un corps « auquel je suis conjoint; » et un peu après : « il est certain que « moi, c'est-à-dire mon esprit, est distinct de mon corps, » etc. Mais j'ai à vous avertir, ô esprit, que la difficulté n'est pas touchant ce corps massif et grossier. Cela serait bon si je vous objectais, selon la pensée de quelques philosophes, que vous fussiez la perfection, appelée des Grecs ivréya, l'acte, la forme, l'espèce, et, pour parler en termes ordinaires, le mode du corps; car de vrai ceux qui sont dans ce sentiment n'estiment pas que vous soyez plus distinct ou séparable du corps que la figure ou quelque autre de ses modes; et cela, soit que vous soyez l'âme tout entière de l'homme, soit que vous soyez une vertu ou une puissance surajoutée, que les Grecs appellent ναῦς δυνάμει, νοῦς παθητικός, un entendement possible ou passible. Mais je veux agir avec vous plus libéralement, en vous considérant comme un entendement agent, appelé des Grecs νοῦν ποιητικὸν ; et même separable, appelé par eux χωριστόν, bien que ce soit d'une autre façon qu'ils ne se l'imaginaient. Car ces philosophes croyant que cet entendement agent était commun à tous les hommes ou même à toutes les choses du monde, et qu'il faisait à l'endroit de l'entendement possible, pour le faire entendre, ce que la lumière fait à l'œil pour le faire voir (d'où vient qu'ils avaient coutume de le comparer à la lumière du soleil, et par conséquent de le regarder comme une chose étrangère et venant de dehors); de moi, je vous considère plutôt, puisque d'ailleurs je vois que cela vous plaît, comme un certain esprit on un entendement particulier, qui dominez dedans le corps. Je répète encore une fois que la difficulté n'est pas de savoir si vous êtes séparable ou non de ce corps massif et grossier d'où vient que je disais un peu auparavant qu'il n'était pas nécessaire de recourir à la puissance de Dieu pour rendre ces choses-là séparables que vous concevez séparément,

mais bien de savoir si vous n'êtes pas vous-même quelque autre corps, pouvant être un corps plus subtil et plus délié diffus dedans ce corps épais et massif, ou résidant seulement dans quelqu'une de ses parties. Au reste, ne pensez pas nous avoir jusques ici montré que vous êtes une chose purement spirituelle et qui ne tient rien du corps; et lorsque, dans la seconde Méditation, vous avez dit que « vous n'étiez point un « vent, un feu, une vapeur, un air, » vous devez vous souvenir que je vous ai fait remarquer que vous disiez cela sans aucune preuve.

Vous disiez aussi que « vous ne disputiez pas en ce lieu-là de « ces choses; » mais je ne vois point que vous en ayez traité depuis, et que vous ayez apporté aucune raison pour prouver que vous n'êtes point un corps de cette nature. J'attendais toujours que vous le fissiez ici; et néanmoins, si vous dites ou si vous prouvez quelque chose, c'est seulement que vous n'êtes point ce corps grossier et massif, touchant lequel j'ai déjà dit qu'il n'y a point de difficulté.

IV. « Mais, dites-vous d'un côté, j'ai une claire et distincte «< idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose « qui pense, et non étendue; et, d'un autre, j'ai une idée dis« tincte du corps, en tant qu'il est seulement une chose éten<< due et qui ne pense point. » Mais, premièrement, pour ce qui est de l'idée du corps, il me semble qu'il ne s'en faut pas beaucoup mettre en peine; car, si vous disiez cela de l'idée du corps en général, je serais obligé de répéter ici ce que je vous ai déjà objecté, à savoir, que vous devez auparavant prouver que la pensée ne peut convenir à l'essence ou à la nature du corps; et ainsi nous retomberions dans notre première difficulté, puisque la question est de savoir si vous, qui pensez, n'êtes point un corps subtil et délié, comme si c'était une chose qui répugnât à la nature du corps que de penser. Mais parce qu'en disant cela vous entendez seulement parler de ce corps massif et grossier, duquel vous soutenez être distinct et séparable, aussi je demeure aucunement d'accord que vous pouvez avoir l'idée du corps; mais supposé, comme vous dites, que vous soyez une chose qui n'est point étendue, je nie absolument que vous en puissiez avoir l'idée. Car, je vous prie, ditesnous comment vous pensez que l'espèce ou l'idée du corps qui est étendu puisse être reçue en vous, c'est-à-dire en une sub

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