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ne puisse atteindre. Ets'il n'y a rien, comme il y a de l'apparence, « l'erreur ne peut pas venir, comme vous dites, de ce « que la volonté a plus d'étendue que l'entendement et qu'elle « s'étend à juger des choses que l'entendement ne conçoit << point, » mais plutôt de ce que ces deux facultés étant d'égale étc.due, l'entendement concevant mal certaines choses, la volonté en fait aussi un mauvais jugement. C'est pourquoi je ne vois pas que vous deviez étendre la volonté au delà des bornes de l'entendement, puisqu'elle ne juge point des choses que l'entendement ne conçoit point, et qu'elle ne juge mal qu'à cause que l'entendement ne conçoit pas bien.

L'exemple que vous apportez de vous-même, pour confirmer en cela votre opinion touchant le raisonnement que vous avez fait de l'existence des choses, est à la vérité fort bon en ce qui regarde le jugement de votre existence; mais quant aux autres choses il semble avoir été mal pris; car, quoi que vous disicz, ou plutôt que vous feigniez, il est certain néanmoins que vous ne doutez point, et que vous ne pouvez pas vous empêcher de juger qu'il y a quelque autre chose que vous qui existe et qui est différente de vous, puisque déjà vous conceviez fort bien que vous n'étiez pas seul dans le monde. La supposition que vous faites que « vous n'ayez point de raison qui vous persuade l'un plutôt que l'autre, » vous la pouvez à la vérité faire; mais vous devez aussi en même temps supposer qu'il ne s'ensuivra aucun jugement, et que la volonté demeurera toujours indifférente, et ne se déterminera jamais à donner aucun jugement jusqu'à ce que l'entendement ait trouvé plus de vraisemblance d'un côté que de l'autre.

Et partant, ce que vous dites ensuite, à savoir, que « cette « indifférence s'étend tellement aux choses que l'entendement « ne découvre pas avec assez de clarté et d'évidence, que, pour << probables que soient les conjectures qui vous rendent enclin à « juger quelque chose, la seule connaissance que vous avez que a ce ne sont que des conjectures suffit pour vous donner occa«sion de juger le contraire, » ne peut, à mon avis, être véritable. Car la connaissance que vous avez que ce ne sont que des conjectures fera bien que le jugement où elles font pencher votre esprit ne sera pas ferme et assuré, mais jamais elle ne vous portera à juger le contraire, sinon après que votre esprit aura non-seulement rencontré des conjectures aussi probables, mais même de plus fortes et apparentes. Vous ajoutez que a vous

« avez expérimenté cela ces jours passés, lorsque vous avez « supposé pour faux tout ce que vous aviez tenu auparavant « pour très-véritable. » Mais souvenez-vous que cela ne vous a pas été accordé; car, à dire vrai, vous n'avez pu croire ni vous persuader que vous n'aviez jamais vu le soleil, ni la terre, ni aucuns hommes; que vous n'aviez jamais rien ouï; que vous n'aviez jamais marché, ni mangé, ni écrit, ni parlé, ni fait d'autres semblables actions par le ministère du corps.

De tout cela l'on peut enfin conclure que la forme de l'erreur ne semble pas tant consister dans le mauvais usage du libre arbitre, comme vous prétendez, que dans le peu de rapport qu'il y a entre le jugement et la chose jugée, qui procède de ce que l'entendement conçoit la chose autrement qu'elle n'est. C'est pourquoi la faute ne vient pas tant du côté du libre arbitre, de ce qu'il juge mal, que du côté de l'entendement, de ce qu'il ne conçoit pas bien. Car on peut dire qu'il y a une telle dépendance du libre arbitre envers l'entendement, que si l entendement conçoit ou pense concevoir quelque chose clairement, alors le libre arbitre porte un jugement ferme et arrêté, soit que ce jugement soit vrai en effet, soit qu'il soit estimé tel; mais s'il ne conçoit la chose qu'avec obscurité, alors le libre arbitre ne prononce son jugement qu'avec crainte et incertitude, mais pourtant avec cette créance qu'il est plus vrai que son contraire, soit qu'il arrive que le jugement qu'il fait soit conforme à la vérité, soit aussi qu'il lui soit contraire. D'où il arrive qu'il n'est pas tant en notre pouvoir de nous empêcher de faillir que de persévérer dans l'erreur, et que, pour examiner et corriger nos propres jugements, il n'est pas tant besoin que nous fassions violence à notre libre arbitre, qu'il est nécessaire que nous appliquions notre esprit à de plus claires connaissances, lesquelles ne manqueront jamais d'être suivies d'un meilleur et plus assuré jugement.

IV. Vous concluez en exagérant le fruit que vous pouvez tirer de cette Méditation, et en même temps vous prescrivez ce qu'il faut faire pour parvenir à la connaissance de la vérité, à laquelle vous dites que « vous parviendrez infailliblement si vous a vous arrêtez suffisamment sur toutes les choses que vous « concevez parfaitement, et si vous les séparez des autres que a vous ne concevez qu'avec confusion et obscurité. » Pour ceci il est non-seulement vrai, mais encore tel que toute la précé

dente Méditation, sans laquelle cela a pu être compris, semble avoir été inutile et superflue. Mais remarquez cependant que la difficulté n'est pas de savoir si l'on doit concevoir les choses clairement et distinctement pour ne se point tromper, mais bien de savoir comment et par quelle méthode on peut reconnaître qu'on a une intelligence si claire et si distincte, qu'on soit assuré qu'elle est vraie, et qu'il ne soit pas possible que nous nous trompions. Car vous remarquerez que nous vous avons objecté, dès le commencement, que fort souvent nous nous trompons, lors même qu'il nous semble que nous connaissons une chose si clairement et si distinctement que nous ne pensons pas que nous puissions connaître rien de plus clair et de plus distinct. Vous vous êtes même fait cette objection, et toutefois nous sommes encore dans l'attente de cet art ou de cette méthode, à laquelle il me semble que vous devez principalement travailler.

CONTRE LA CINQUIÈME MÉDITATION.

DE L'ESSENCE DES CHOSES MATÉrielles, et de l'existence de dieu.

I. Vous dites, premièrement, que « vous imaginez distincte« ment la quantité, c'est-à-dire l'extension en longueur, lar« geur et profondeur; comme aussi le nombre, la figure, la si«<tuation, le mouvement et la durée. » Entre toutes ces choses dont vous dites que les idées sont en vous, vous prenez la figure, et entre les figures le triangle rectiligne, touchant lequel voici ce que vous dites : « Encore qu'il n'y ait peut-être en au<«< cun lieu du monde hors de ma pensée une telle figure, et <«< qu'il n'y en ait jamais eu, il ne laisse pas néanmoins d'y << avoir une certaine nature, ou forme ou essence déterminée « de cette figure, laquelle est immuable et éternelle, que je n'ai << point inventée, et qui ne dépend en aucune façon de mon es<< prit; comme il paraît, de ce que l'on peut démontrer diverses << propriétés de ce triangle, à savoir, que ses trois angles sont « égaux à deux droits, que le plus grand angle est soutenu par « le plus grand côté, et autres semblables; lesquelles mainte« nant, soit que je le veuille ou non, je reconnais très-claire« ment et très-évidemment être en lui, encore que je n'y aie « pensé auparavant en aucune façon lorsque je me suis imaginé

« la première fois un triangle; et partant on ne peut pas dire « que je les aie feintes et inventées. » En ceci consiste tout ce que vous dites touchant l'essence des choses matérielles; car le peu que vous ajoutez de plus tend et revient à la même chose: aussi n'est-ce pas là où je me veux arrêter.

Je remarque seulement que cela semble dur de voir établir quelque nature immuable et éternelle autre que celle d'un Dieu souverain. Vous direz peut-être que vous ne dites rien que ce que l'on enseigne tous les jours dans les écoles, à savoir, que les natures ou les essences des choses sont éternelles, et que les propositions que l'on en forme sont aussi d'une éternelle vérité. Mais cela même est aussi fort dur, et fort difficile à se persuader; et d'ailleurs le moyen de comprendre qu'il y ait une nature huinaine lorsqu'il n'y a aucun homme, ou que la rose soit unc fleur lors même qu'il n'y a encore point de rose?

Je sais bien qu'ils disent que c'est autre chose de parler de l'essence des choses, et autre chose de parler de leur existence, et qu'ils demeurent bien d'accord que l'existence des choses n'est pas de toute éternité, mais cependant ils veulent que leur essence soit éternelle. Mais si cela est vrai, étant certain aussi que ce qu'il y a de principal dans les choses est l'essence, qu'estce donc que Dieu fait de considérable quand il produit l'existence? Certainement il ne fait rien de plus qu'un tailleur lorsqu'il revêt un homme de son habit. Toutefois comment soutiendront-ils que l'essence de l'homme, qui est, par exemple, dans Platon, soit éternelle et indépendante de Dieu ? En tant qu'elle est universelle, diront-ils. Mais il n'y a rien dans Platon que de singulier; et de fait l'entendement a bien de coutume, de toutes les natures semblables qu'il a vues dans Platon, dans Socrate et dans tous les autres hommes, d'en former un certain concept commun en quoi ils conviennent tous, et qui peut bien par conséquent être appelé une nature universelle ou l'essence de l'homme, en tant que l'on conçoit qu'elle convient à tous en général; mais qu'elle ait été universelle avant que Platon fût et tous les autres hommes, et que l'entendement eût fait cette abstraction universelle, certainement cela ne se peut expliquer.

Quoi donc ! direz vous, cette proposition: L'homme est animal, n'était-elle pas vraie avant même qu'il y eût aucun homme, et conséquemment de toute éternité? Pour moi, je vous dirai franchement que je ne conçois point qu'elle fût vraie, sinon en

ce sens, que si jamais il y a aucun homme, de nécessité il sera animal. Car, en effet, bien qu'il semble y avoir de la différence entre ces deux propositions: L'homme est, et : L'homme est animal, en ce que par la première l'existence est plus spécialement signifiée, et par la seconde l'essence, néanmoins il est certain que ni l'essence n'est point exclue de la première, ni l'existence de la seconde; car, quand on dit que l'homme est ou existe, l'on entend l'homme animal; et lorsque l'on dit que l'homme est animal, l'on entend l'homme lorsqu'il est ou qu'il existe. De plus, cette proposition: L'homme est animal, n'étant pas d'une vérité plus nécessaire que celle-ci : Platon est homme, il s'ensuivrait par conséquent aussi que cette dernière serait d'une éternelle vérité, et que l'essence singulière de Platon ne serait pas moins indépendante de Dieu que l'essence universelle de l'homme, et autres choses semblables qu'il serait ennuyeux de poursuivre. J'ajoute à cela néanmoins que lorsque l'on dit que l'homme est une telle nature qu'il ne peut être qu'il ne soit animal, il ne faut pas pour cela s'imaginer que cette nature soit quelque chose de réel ou d'existant hors de l'entendement, mais que cela ne veut dire autre chose sinon qu'afin qu'une chose soit homme elle doit être semblable à toutes les autres choses auxquelles, à cause de la mutuelle ressemblance qui est entre elles, on a donné le même nom d'homme: ressemblance, dis-je, des natures singulières, au sujet de laquelle l'entendement a pris occasion de former un concept, ou idée, ou forme d'une nature commune, de laquelle rien ne se doit éloigner de tout ce qui doit être homme.

Cela ainsi expliqué, j'en dis de même de votre triangle ou de sa nature; car il est bien vrai que le triangle que vous avez dans l'esprit est comme une règle qui vous sert pour examiner si quelque chose doit être appelée du nom de triangle; mais il ne faut pas pour cela penser que ce triangle soit quelque chose de réel, ou une nature vraie existante hors de l'entendement, puisque c'est l'esprit seul qui l'a formée sur le modèle des triangles matériels que les sens lui ont fait apercevoir, et dont il a ramassé toutes les idées pour en faire une commune, en a manière que je viens d'expliquer touchant la nature de l'homme.

C'est pourquoi aussi il ne se faut pas imaginer que les propriétés que l'on démontre appartenir aux triangles matériel

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