Page images
PDF
EPUB

Vous direz peut-être que l'idée de Dieu, qui est en chacun de nous, est suffisante pour avoir une vraie et entière connaissance de Dieu et de sa providence, sans avoir besoin pour cela de rechercher quelle fin Dieu s'est proposée en créant toutes choses ou de porter sa pensée sur aucune autre considération. Mais tout le monde n'est pas né si heureux que d'avoir, comme vous, dès sa naissance cette idée de Dieu si parfaite et si claire que de ne voir rien de plus évident. C'est pourquoi l'on ne doit point envier à ceux que Dieu n'a pas doués d'une si grande lumière si par l'inspection de l'ouvrage ils tâchent de connaître et de glorifier l'ouvrier. Outre que cela n'empêche pas qu'on ne se puisse servir de cette idée, laquelle semble même se perfectionner de telle sorte, par la considération des choses de ce monde, qu'il est certain, si vous voulez dire la vérité, que c'est à elle seule que vous devez une bonne partie, pour ne pas dire le tout, de la connaissance que vous en avez. Car, je vous prie, jusqu'où pensez-vous que fût allée votre connaissance si, du moment que vous avez été infus dans le corps, vous fussiez toujours resté les yeux fermés, les oreilles bouchées, et sans l'usage d'aucun autre sens extérieur, en sorte que vous n'eussiez du tout rien connu de cette universalité des choses et de tout ce qui est hors de vous, et qu'ainsi vons eussiez passé toute votre vie méditant seulement en vous-même, et passant et repassant chez vous vos propres pensées? Dites-nous, je vous prie, mais dites nous de bonne foi, et nous faites une naïve description de l'idée que vous pensez que vous auriez eue de Dieu et de vousmême.

II. Vous apportez après pour solution que « la créature qui << paraît imparfaite ne doit pas être considérée comme un tout « détaché, mais comme faisant partie de l'univers, car ainsi « elle sera trouvée parfaite. » Certainement cette distinction est louable; mais il ne s'agit pas ici de l'imperfection d'une partie, en tant que partie ou bien en tant que comparée avec le tout, mais bien en tant qu'elle est un tout en elle-même et qu'elle exerce une propre et spéciale fonction; quand même vous la rapporteriez au tout, la difficulté restera toujours de savoir si l'univers n'aurait pas été effectivement plus parfait si toutes ses parties eussent été exemptes d'imperfection, qu'il n'est à présent que plusieurs de ses parties sont imparfaites. Car en même façon on peut dire que la république dont les citoyens

seront tous gens de bien sera plus accomplie que ne sera pas celle qui en aura une partie dont les mœurs seront corrompucs.

C'est pourquoi lorsque vous dites un peu après que « c'est en « quelque façon une plus grande perfection dans l'univers de a ce que quelques-unes de ses parties ne sont pas exemptes « d'erreur que si elles étaient toutes semblables, » c'est de même que si vous disiez que c'est en quelque façon une plus grande perfection en une république de ce que quelques-uns de ses citoyens sont méchants que si tous étaient gens de bien. D'où il arrive que, comme il semble qu'il soit à souhaiter à un bon prince de n'avoir que des gens de bien pour citoyens, de même aussi semble-t-il qu'il a dû être du dessein et de la dignité de l'auteur de l'univers de faire que toutes ses parties fussent exemptes d'erreur. Et encore que vous puissiez dire que la perfection de celles qui en sont exemptes paraît plus grande par l'opposition de celles qui y sont sujettes, cela toutefois ne leur arrive que par accident; tout de même que si la vertu des bons éclate aucunement par l'opposition des méchants ce n'est pourtant que par accident qu'elle éclate ainsi davantage. De façon que comme il n'est pas à souhaiter qu'il y ait des méchants dans une république, afin que les bons en paraissent meilleurs; de même aussi il semble qu'il n'était pas convenable que quelques parties de l'univers fussent sujettes à l'erreur pour donner plus de lustre à celles qui en étaient exemptes.

Vous dites que « vous n'avez aucun droit de vous plaindre si << Dieu, vous ayant mis au monde, n'a pas voulu que vous fus«siez de l'ordre des créatures les plus nobles et les plus par« faites.» Mais cela ne lève pas la difficulté qu'il semble qu'il y a de savoir pourquoi ce ne lui aurait pas été assez de vous donner place parmi celles qui sont le moins parfaites, sans vous mettre au rang des fautives et défectueuses. Car tout ainsi que l'on ne blâme point un prince de ce qu'il n'élève pas tous ses citoyens à de hautes dignités, mais qu'il en réserve quelquesuns pour les offices médiocres et d'autres encore pour les moindres, toutefois il serait extrêmement coupable et ne pourrait s'exempter de blâme s'il n'en destinait pas seulement quelques-uns aux fonctions les plus viles et les plus basses, mais qu'il en destinât aussi à des actions méchantes et perverses. Vous dites « qu'il n'y a en effet aucune raison qui puisse

<< prouver que Dieu ait dû vous donner une faculté de connaître « plus grande que celle qu'il vous a donnée; et que, quelque << adroit et savant ouvrier que vous vous l'imaginez, vous ne « devez pas pour cela penser qu'il ait dû mettre dans chacun « de ses ouvrages toutes les perfections qu'il peut mettre dans <«< quelques-uns. » Mais cela ne satisfait point à mon objection, et vous voyez que la difficulté n'est pas tant de savoir pourquoi Dieu ne vous a pas donné une plus ample faculté de connaître que de savoir pourquoi il vous en a donné une qui soit fautive; et qu'on ne met pas en question pourquoi un ouvrier trèsparfait ne veut pas mettre dans tous ses ouvrages toutes les perfections de son art, mais pourquoi il veut même mettre des défauts dans quelques-uns.

Vous dites: que, « quoique vous ne puissiez pas vous empê« cher de faillir par le moyen d'une claire et évidente percep«tion de toutes les choses qui peuvent tomber sous votre déli«<bération, vous avez pourtant en votre pouvoir un autre moyen « pour vous en empêcher, qui est de retenir fermement la ré« solution de ne jamais donner votre jugement sur les choses « dont la vérité ne vous est pas connue. » Mais quand vous auriez à tout moment une attention assez forte pour prendre garde à cela, n'est-ce pas toujours une imperfection de ne pas connaître clairement les choses sur qui nous avons à donner notre jugement et d'être continuellement en danger de faillir? Vous dites: que « l'erreur consiste dans l'opération en tant « qu'elle procède de vous, et qu'elle est une espèce de priva« tion, et non pas dans la faculté que vous avez reçue de Dieu, «< ni même dans l'opération en tant qu'elle dépend de lui. » Mais je veux qu'il n'y ait point d'erreur dans la faculté considérée comme venant immédiatement de Dieu; il y en a pourtant si on la considère de plus loin, en tant qu'elle a été créée avec cette imperfection de pouvoir errer. Aussi, comme vous dites fort bien, « vous n'avez pas sujet de vous plaindre de Dieu, qui << en effet ne vous a jamais rien dû; mais vous avez sujet de lui « rendre grâces de tous les biens qu'il vous a départis. » Mais il y a toujours de quoi s'étonner pourquoi il ne vous en a pas donné de plus parfaits, s'il est vrai qu'il l'ait su, qu'il l'ait pu, et qu'il n'en ait point été jaloux.

Vous ajoutez que « vous ne devez pas aussi vous plaindre « de ce que Dieu concourt avec vous pour former les actes de

« cette volonté, c'est-à-dire les jugements dans lesquels vous << vous trompez, d'autant que ces actes-là sont entièrement <«< vrais et absolument bons en tant qu'ils dépendent de Dieu; et «< il y a en quelque façon plus de perfection en votre nature de «< ce que vous les pouvez former que si vous ne le pouviez pas. « Pour la privation dans laquelle seule consiste la raison for<< melle de l'erreur et du péché, elle n'a besoin d'aucun con« cours de Dieu, puisque ce n'est pas une chose ou un être, et << que si on la rapporte à Dieu comme à sa cause, elle ne doit << pas être nommée privation, mais seulement négation, selon « la signification qu'on donne à ces mots en l'école. » Mais quoique cette distinction soit assez subtile, elle ne satisfait pas néanmoins entièrement. Car, bien que Dieu ne concoure pas à la privation qui se trouve dans l'acte, laquelle est proprement ce que l'on nomme erreur et fausseté, il concourt néanmoins à l'acte, auquel s'il ne concourait pas, il n'y aurait point de privation; et d'ailleurs il est lui-même l'auteur de la puissance qui se trompe ou qui erre, et partant il est l'auteur d'une puissance impuissante; et ainsi il semble que le défaut qui se rencontre dans l'acte ne doit pas tant être référé à la puissance, qui de soi est faible et impuissante, qu'à celui qui en est l'auteur, et qui, ayant pu la rendre puissante ou même plus puissante qu'il ne serait de besoin, l'a voulu faire telle qu'elle est. Certainement, comme on ne blâme point un serrurier de n'avoir pas fait une grande clef pour ouvrir un petit cabinet, mais de ce qu'en ayant fait une petite il lui a donné une forme mal propre ou difficile pour l'ouvrir; ainsi ce n'est pas, à la vérité, une faute en Dieu de ce que, voulant donner une puissance de juger à une chétive créature telle que l'homme, il ne lui en a pas donné une si grande qu'elle pût suffire à comprendre tout, ou la plupart des choses, ou les plus hautes et relevées; mais sans doute il y a lieu de s'étonner pourquoi, entre le peu de choses qu'il a voulu soumettre à son jugement, il n'y en a presque point où la puissance qu'il lui a donnée ne se trouve courte, incertaine et impuissante.

HI. Après cela vous recherchez: « d'où viennent vos erreurs, << et quelle en peut être la cause. » Et premièrement, je ne dispute point ici pourquoi vous appelez l'entendement la « seule « faculté de connaître les idées, » c'est-à-dire qui a le pouvoir d'appréhender les choses simplement, et sans aucune affirma

tion ou négation, et que vous appelez la volonté ou le libre arbitre, la « faculté de juger, » c'est-à-dire à qui il appartient d'affirmer ou de nier, de donner consentement ou de le refuser. Je demande seulement pourquoi vous restreignez l'entendement dans de certaines limites, et que vous n'en donnez aucunes à la volonté ou à la liberté du franc arbitre. Car à vrai dire ces deux facultés semblent être d'égale étendue, ou pour le moins l'entendement semble avoir autant d'étendue que la volonté ; puisque la volonté ne se peut porter vers aucune chose que l'entendement n'ait auparavant prévue.

J'ai dit que l'entendement avait au moins autant d'étendue: car il semble même qu'il s'étende plus loin que la volonté; vu que non-seulement notre volonté ou libre arbitre ne se porte sur aucune chose, et que nous ne donnons aucun jugement, et par conséquent ne faisons aucune élection, et n'avons aucun amour ou aversion pour quoi que ce soit, que nous n'ayons auparavant appréhendé, et dont l'idée n'ait été conçue et proposte par l'entendement; mais aussi nous concevons obscurément quantité de choses dont nous ne faisons aucun jugement, et pour qui nous n'avons aucun sentiment de fuite ou de désir. Et même la faculté de juger est parfois tellement incertaine, que les raisons qu'elle aurait de juger étant égales de part et d'autre, ou bien n'en ayant aucune, il ne s'ensuit aucun jugement, quoique cependant l'entendement conçoive et appréhende ces choses, qui demeurent ainsi indécises et indéterminées.

De plus, lorsque vous dites: que « de toutes les autres choses <«< qui sont en vous, il n'y en a aucune si parfaite et si étendue « que vous ne reconnaissiez bien qu'elle pourrait être encore « plus grande et plus parfaite, et nommément la faculté d'en<< tendre, dont vous pouvez même former une idée infinie, » cela montre clairement que l'entendement n'a pas moins d'é tendue que la volonté, puisqu'il se peut étendre, jusqu'à un objet intini. Quant à ce que vous reconnaissez que « votre volonté « est égale à celle de Dieu, non pas à la vérité en étendue, mais « formellement, » pourquoi, je vous prie, ne pourrez-vous pas dire aussi le même de l'entendement, si vous définissez la notion formelle de l'entendement comme vous faites celle de la volonté.

Mais, pour terminer en un mot notre différend, dites-moi, je vous prie, à quoi la volonté se peut étendre que l'entendement

« PreviousContinue »