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Vous dites que vous concevez que « Dieu est actuellement in« fini, en telle sorte qu'on ne saurait rien ajouter à sa perfec«tion. » Mais vous en jugez ainsi sans le savoir, et le jugement que vous en faites ne vient que de la prévention de votre esprit, ainsi que les anciens philosophes pensaient qu'il y eût des mondes infinis, une infinité de principes, et un univers si vaste en son étendue qu'on ne pouvait rien ajouter à sa grandeur. Ce que vous dites ensuite, que « l'être objectif d'une idée ne peut « pas dépendre ou procéder d'un être qui n'est qu'en puissance, << mais seulement d'un être formel ou actuel, » voyez comment cela peut être vrai si ce que je viens de dire de l'idée d'un architecte et de celle des anciens philosophes est véritable, et principalement si vous prenez garde que ces sortes d'idées sont composées des autres dont votre entendement a déjà été informé par l'existence actuelle de leurs causes.

IX. Vous demandez par après si vous-même, qui avez l'idéc d'un être plus parfait que le vôtre, vous pourriez être en cas qu'il n'y eût point de Dieu? et vous répondez: « De qui au« rais-je donc mon existence? C'est à savoir de moi-même ou « de mes parents, ou de quelques autres causes moins parfaites « que Dieu ? » Ensuite de quoi vous prouvez que vous n'êtes point par vous-même. Mais cela n'était point nécessaire. Vous rendez aussi raison pourquoi vous n'avez pas toujours été; mais cela était aussi superflu; sinon en tant que de là vous voulez inférer que vous n'avez pas seulement une cause efficiente et productrice de votre être, mais que vous en avez aussi une qui dans tous les moments vous conserve; et cela, ditesvous, parce que tout le temps de votre vie pouvant être divisé en plusieurs parties, il faut de nécessité que vous soyez créé de nouveau en chacune de ces parties, à cause de la mutuelle indépendance qui est entre les unes et les autres. Mais voyez, je vous prie, comment cela se peut entendre. Car il est bien vrai qu'il y a certains effets qui, pour persévérer dans l'être et n'ètre pas à tous moments anéantis, ont besoin de la présence et activité continuelle de la cause qui leur a donné le premier être, et de cette nature est la lumière du soleil; combien qu'à vrai dire ces sortes d'effets ne soient pas tant en effet les mêmes que d'autres qui y succèdent imperceptiblement, comme il se voit en l'eau d'un fleuve; mais nous en voyons d'autres qui persévèrent dans l'être, non-seulement lorsque la cause qui les

a produits n'agit plus, mais aussi lors même qu'elle est tout à fait corrompue et anéantie. Et de ce genre sont toutes les choses que nous voyons dont les causes ne subsistent plus, desquelles il serait inutile de faire ici le dénombrement; il suffit seulement que vous soyez l'une d'entre elles, quelle que puisse être la cause de votre être. Mais, dites-vous, les parties du temps de votre vie ne dépendent point les unes des autres. Ici l'on pourrait répliquer qu'on ne se peut imaginer aucune chose dont les parties soient plus inséparables les unes des autres que sont celles du temps, dont la liaison et la suite soient plus indissolubles, et dont les parties postérieures se puissent moins détacher, et avoir plus d'union et de dépendance que celles qui les précèdent. Mais, pour ne pas insister davantage là-dessus, que sert à votre production ou conservation cette dépendance ou indépendance des parties du temps, lesquelles sont extérieures, successives, et n'ont aucune activité? Certes, elles n'y contribuent pas davantage que fait le flux et le reflux continuel des eaux à la production ou conservation d'une roche qu'elles arrosent. «Mais, direz-vous, de ce que j'ai ci-devant été, il ne s'en<< suit pas que je doive être maintenant. » Je le crois bien; non que pour cela il soit besoin d'une cause qui vous crée incessamment de nouveau, mais parce qu'il n'est pas impossible qu'il y ait quelque cause qui vous puisse détruire, ou que vous ayez en vous si peu de force et de vertu que vous défailliez enfin de vous-même.

Vous dites que « c'est une chose manifeste par la lumière << naturelle, que la conservation et la création ne diffèrent qu'au « regard de notre façon de penser, et non point en effet. » Mais je ne vois point que cela soit manifeste, si ce n'est peut-être, comme je viens de dire, dans ces effets qui demandent la présence et l'activité continuelle de leurs causes, comme la lumière et autres semblables.

Vous ajoutez que vous n'avez point en vous cette vertu par laquelle vous puissiez vous conserver vous-même, parce qu'étant une chose qui pense, si une telle vertu résidait en vous, vous en auriez connaissance. Mais il y a en vous une certaine vertu par laquelle vous pouvez vous assurer que vous persévérerez dans l'être; non pas toutefois nécessairement ou indubitablement, parce que cette vertu ou naturelle constitution, quelle qu'elle soit, ne s'étend pas jusques à éloigner de vous

toute sorte de cause corruptive, tant interne qu'externe. C'est pourquoi vous ne cesserez point d'être, puisque vous avez en vous assez de vertu, non pour vous reproduire de nouveau, mais pour vous faire persévérer, au cas que quelque cause corruptive ne survienne.

Or, de tout votre raisonnement vous concluez fort bien que vous dépendez de quelque être différent de vous, non pas toutefois comme étant de nouveau par lui produit, mais comme ayant été autrefois produit par lui.

Vous poursuivez, et dites que ni vos parents ni d'autres qu'eux ne peuvent être cet Ètre de qui vous dépendez. Mais pourquoi vos parents ne le seraient-ils, de qui vous paraissez si manifestement avoir été produit conjointement avec votre corps, pour ne rien dire du soleil et de plusieurs autres causes qui ont concouru à votre génération? «Mais, dites-vous, je suis une «< chose qui pense et qui ai en moi l'idée de Dieu.» Mais vos parents, ou les esprits de vos parents, n'ont-ils pas été des choses qui pensent, et n'ont-il pas eu l'idée de Dieu aussi bien que vous? Et à quel propos rebattre en cet endroit, comme vous faites, cet axiome dont vous avez déjà ci-devant parlé, à savoir que « c'est « une chose très-évidente, qu'il doit y avoir au moins autant « de réalité dans la cause que dans son effet? Si, dites-vous, «< celui de qui je dépends est autre que Dieu, on peut demander « s'il est par soi ou par autrui. Car s'il est par soi, il sera Dieu; « que s'il est par autrui, on fera derechef la même demande, « jusqu'à ce qu'on soit parvenu à une cause qui soit par soi, et « qui par conséquent soit Dieu; puisque en cela il ne peut y a avoir de progrès à l'infini. » Mais si vos parents ont été la cause de votre être, cette cause a pu être, non par soi, mais par autrui, et celle-là derechef par une autre, et ainsi jusqu'à l'infini; et jamais vous ne pourrez prouver qu'il y ait aucune absurdité dans ce progrès à l'infini, si vous ne prouvez en même temps que le monde a eu commencement, et par conséquent qu'il y a eu un premier père qui n'en avait point devant lui. Certes, le progrès à l'infini paraît absurde seulement dans ces causes qui sont tellement liées et subordonnées les unes aux autres, que l'inférieur ne peut agir sans un supérieur qui le remue; comme lorsque quelque chose est mue par une pierre qui a été poussée par un bâton que la main avait ébranlé; ou qu'un poids est enlevé par le dernier anneau d'une chaîne qui est en

traîné par celui de dessus et celui-ci par un autre; car pour lors il faut remonter à un premier moteur, qui donne le branle à tous les autres. Mais dans ces sortes de causes, qui sont tellement ordonnées que la première étant détruite, celle qui en dépend ne laisse pas de subsister et de pouvoir agir, il semble qu'il n'y ait aucune absurdité de supposer en elles un progrès à l'infini. C'est pourquoi lorsque vous dites qu'il est très-manifeste qu'en cela il ne peut y avoir de progrès à l'infiui, voyez si Aristote en a ainsi jugé, qui a cru que le monde n'avait point eu de commencement, et qui n'a point reconnu de premier père.

Poursuivant votre raisonnement, vous dites qu'on ne saurait pas feindre aussi que peut-être plusieurs causes ont ensemble concouru en partie à la production de votre être, et que de l'une vous avez reçu l'idée d'une des perfections que vous attribuez à Dieu, et d'une autre l'idée de quelque autre, puisque toutes ces perfections ne se peuvent rencontrer qu'en un seul et vrai Dieu, de qui l'unité ou la simplicité est la principale perfection. Toutefois, soit qu'il n'y ait qu'une seule cause de votre être, soit qu'il y en ait plusieurs, il n'est pas pour cela nécessaire qu'elles aient imprimé en vous les idées de leurs perfections que vous ayez pu puis après assembler. Mais cependant je voudrais bien vous demander pourquoi, s'il n'a pu y avoir plusieurs causes de votre être, plusieurs choses du moins n'auraient pu être dans le monde, dont ayant contemplé et admiré séparément les diverses perfections, vous ayez pris occasion de penser que cette chose-là serait heureuse en qui elles se rencontreraient toutes jointes ensemble? Vous savez comment les poëtes nous décrivent la Pandore; pourquoi donc vous pareillement, après avoir admiré en divers hommes une science éminente, une haute sagesse, une puissance souveraine, une santé vigoureuse, une beauté parfaite, un bonheur sans disgrâce et une longue vie, pourquoi, dis-je, n'auriez-vous pu assembler toutes ces perfections et penser que celui-là serait digne d'admiration qui les pourrait posséder toutes ensembles? Pourquoi ensuite n'auriez-vous pu augmenter toutes ces perfections jusqu'à tel point que l'état de celui-là fût encore plus à admirer si non-seulement il ne manquait rien à sa science, à sa puissance, à sa durée, et à toutes ses perfections, mais aussi qu'elles fussent si accomplies qu'on n'y pût rien ajouter, et

qu'ainsi il fut tout connaissant, tout-puissant, éternel, et qu'il possédât en un souverain degré toutes sortes de perfections? Et, voyant que la nature humaine n'est pas capable de contenir un tel assemblage et assortiment de perfections, pourquoi n'auriezVous pu penser que cette nature-là serait parfaitement heureuse à qui toutes ces choses pourraient appartenir ? Pourquoi aussi ne pas croire une chose digne de votre recherche, de savoir si une telle nature existe ou non dans le monde? Pourquoi n'être pas tellement persuadé par certains arguments, qu'il vous semble que ce soit une chose plus convenable qu'une telle nature existe que de n'exister pas ? Et pourquoi enfin supposé qu'elle existe, ne pourriez-vous pas lui dénier la corporéité, la limitation, et toutes les autres choses qui enferment dans leur concept quelque sorte d'imperfection? C'est ainsi sans doute qu'il paraît que plusieurs ont poussé leur raisonnement; quoique néanmoins il soit arrivé que, tous n'ayant pas suivi la même voie, ni porté si loin leurs pensées les uns que les autres, quelques-uns aient renfermé la Divinité dans un corps, que d'autres lui aient donné une forme humaine, que d'autres ne se soient pas contentés d'un seul, mais en aient forgé plusieurs à leur fantansie, et enfin que d'autres aient laissé emporter leur esprit à toutes ces extravagances et imaginations touchant la divinité qui ont régné parmi l'ignorance du paganisme. Touchant ce que vous dites de la perfection de l'unité, il n'y a point de répugnance de concevoir toutes les perfections que vous attribuez à Dieu comme intimement unies et inséparables, quoique l'idée que vous en avez n'ait pas été par lui mise en vous, mais que vous l'ayez tirée des objets extérieurs, et après augmentée, comme il a été dit auparavant ; et c'est ainsi qu'ils nous dépeignent non-seulement la Pandore comme une déesse ornée de toutes sortes de perfections, et à qui chaque dieu avait donné un de ses principaux avantages; mais c'est ainsi aussi qu'ils forment l'idée d'une parfaite république et d'un orateur accompli, etc. Enfin, de ce que vous êtes, et de ce que l'idée d'un être souverainement parfait est en vous, vous concluez qu'il est « très-évidemment démontré que Dieu existe. >> Mais encore que la conclusion soit très-vraie, à savoir, que Dieu existe, je ne vois pas néanmoins qu'elle suive nécessairement des principes que vous avez posés.

X. « Il me reste seulement, dites-vous, à examiner de quelle

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