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de même des choses qui regardent l'esprit. J'eusse juré autrefois qu'il était impossible de parvenir d'une petite quantité à une plus grande sans passer par une égale; j'eusse soutenu, au péril de ma vie, qu'il ne se pouvait pas faire que deux lignes qui s'approchaient continuellement ne se touchassent enfin si on les prolongeait à l'infini. Ces choses me semblaient si claires et si distinctes que je les tenais pour des axiomes très-vrais et très-indubitables; et après cela néanmoins il y a eu des raisons qui m'ont persuadé le contraire, pour l'avoir conçu plus clairement et plus distinctement; et à présent même, quand je viens à penser à la nature des suppositions mathématiques, mon esprit n'est pas sans quelque doute et défiance de leur vérité. Aussi j'avoue bien qu'on peut dire qu'il est vrai que je connais telles et telles propositions, selon que je suppose ou que je conçois la nature de la quantité, de la ligne, de la superficie, etc.; mais que pour cela elles soient en elles-mêmes telles que je les conçois, on ne le peut avancer avec certitude. Et quoi qu'il en soit des vérités mathématiques, je vous demande, pour ce qui regarde les autres choses dont il est maintenant question, pourquoi donc y a-t-il tant d'opinions différentes parmi les hommes ? Chacun pense concevoir fort clairement et fort distinctement celle qu'il défend. Et ne dites point que la plupart ne sont pas fermes dans leurs opinions, ou qu'ils feignent seulement de les bien entendre; car je sais qu'il y en a plusieurs qui les soutiendront au péril de leur vie, quoiqu'ils en voient d'autres portés de la même passion pour l'opinion contraire, si ce n'est peut-être que vous croyez que même à ce dernier moment on déguise encore ses sentiments, et qu'il n'est pas temps de tirer la vérité du plus profond de sa conscience. Et vous touchez vous-même cette difficulté lorsque vous dites que vous avez reçu autrefois plusieurs choses pour très-certaines et très-évidentes, que vous avez depuis reconnues être douteuses et incertaines; mais vous la laissez indécise, et ne confirmez point votre règle; seulement vous prenez de là occasion de discourir des idées par qui vous pourriez avoir été abusé, comme représentant quelques choses hors de vous, qui pourtant hors de vous ne sont peut-être rien; ensuite de quoi vous parlez derechef d'un Dieu trompeur, par qui vous pourriez avoir été déçu touchant la vérité de ces propositions: «< deux « et trois joints ensemble font le nombre de cinq; un carré n'a

pas plus de quatre côtés, » afin de nous signifier par là qu'il faut attendre la confirmation de votre règle jusques à ce que vous ayez prouvé qu'il y a un Dieu qui ne peut être trompeur. Combien qu'à vrai dire il n'est pas tant besoin que vous travailliez à confirmer cette règle, qui peut si facilement nous faire recevoir le faux pour le vrai et nous induire en erreur, qu'il est nécessaire que vous nous enseigniez une bonne méthode qui nous apprenne à bien diriger nos pensées, et qui nous fasse en même temps connaître quand il est vrai que nous nous trompons ou que nous ne nous trompons pas, toutes les fois que nous pensons concevoir clairement et distinctement quelque chose.

II. Après cela vous distinguez les idées (que vous voulez être des pensées en tant qu'elles sont comme des images) en trois façons, dont les unes sont nées avec nous, les autres viennent de dehors et sont étrangères, et les autres sont faites et inventées par nous. Sous le premier genre, vous y mettez l'intelligence que vous avez de ce que c'est qu'on nomme en général une chose, ou une vérité, ou une pensée; sous le second, vous placez l'idée que vous avez du bruit que vous oyez, du soleil que vous voyez, du feu que vous sentez; sous le troisième, vous y rangez les sirènes, les hippogriffes et les autres semblables chimères que vous forgez et inventez de vous-même; et ensuite vous dites que peut-être il se peut faire que toutes vos idées soient étrangères, ou toutes nées avec vous, ou toutes faites par vous, d'autant que vous n'en connaissez pas encore assez clairement et distinctement l'origine. C'est pourquoi, pour empêcher l'erreur qui se pourrait cependant glisser jusqu'à ce que leur origine soit entièrement connue, je veux ici vous faire remarquer qu'il semble que toutes les idées viennent de dehors, et qu'elles procèdent des choses qui existent hors de l'entendement, et qui tombent sous quelqu'un de nos sens. Car de vrai l'esprit n'a pas seulement la faculté (ou plutôt lui-même est une faculté) de concevoir ces idées étrangères qui émanent des objets extérieurs, qui passent jusqu'à lui par l'entremise de sens, de les concevoir, dis-je, toutes nues et distinctes, et telles qu'il les reçoit en lui; mais de plus il a encore la faculté de les assembler et diviser diversement, de les étendre et raccourcir, de les comparer et composer en plusieurs autres manières. Et de là il s'ensuit qu'au moins ce troisième genre d'idées que

vous établissez n'est point différent du second; car, en effet, l'idée d'une chimère n'est point différente de celle de la tête d'un lion, du ventre d'une chèvre et de la queue d'un serpent, de l'assemblage desquelles l'esprit en fait et compose une seule; puisque étant prises séparément, ou considérées chacune en particulier, elles sont étrangères et viennent de dehors. Ainsi l'idée d'un géant, ou d'un homme que l'on conçoit grand comme une montagne, ou si vous voulez comme tout le monde, est la même que l'idée étrangère d'un homme d'une grandeur ordinaire que l'esprit a étendue à sa fantaisie, quoiqu'il la conçoive d'autant plus confusément qu'il l'a davantage agrandie. De même aussi l'idée d'une pyramide, d'une ville, ou de telle autre chose que ce soit qu'on n'aura jamais vue, est la même que l'idée étrangère, mais un peu défigurée, et par conséquent confuse, d'une pyramide ou d'une ville qu'on aura vue auparavant, laquelle l'esprit aura en quelque façon multipliée, divisée et comparée.

Pour ces espèces que vous appelez naturelles, ou que vous dites être nées avec nous, je ne pense pas qu'il y en ait aucune de ce genre, et même toutes celles qu'on appelle de ce nom semblent avoir une origine étrangère. « J'ai, dites-vous, comme « une suite et dépendance de ma nature d'entendre ce que c'est « qu'on nomme en général une chose. » Je ne pense pas que vous vouliez parler de la faculté même d'entendre, de laquelle il ne peut y avoir aucun doute, et dont il n'est pas ici question; mais plutôt vous entendez parler de l'idée d'une chose. Vous ne parlez pas aussi de l'idée d'une chose particulière; car le soleil, cette pierre, et toutes les choses singulières, sont du genre des choses dont vous dites que les idées sont étrangères, et non pas naturelles. Vous parlez donc de l'idée d'une chose considérée en general et en tant qu'elle est synonyme avec l'être et d'égale étendue que lui. Mais, je vous prie, comment cette idée générale peut-elle être dans l'esprit si en même temps il n'y a en lui autant de choses singulières, et même les genres de ces choses desquelles l'esprit faisant abstraction forme un concept ou une idée qui convienne à toutes en général, sans être propre à pas une en particulier? Certainement si l'idée d'une chose est naturelle, celle d'un animal, d'une plante, d'une pierre et de tous les universaux sera aussi naturelle, et il ne sera pas besoin de nous tant travailler à faire le discernement de plusieurs

choses singulières afin qu'en ayant retranché toutes les différences, nous ne retenions rien que ce qui paraîtra clairement être commun à toutes en général, ou bien, ce qui est le même, afin que nous en formions une idée générique. Vous dites aussi que vous avez comme un apanage de votre nature « d'entendre «< ce que c'est que vérité, » ou bien, comme je l'interprète, que l'idée de la vérité est naturellement empreinte en votre âme. Mais si la vérité n'est rien autre chose que la conformité du jugement avec la chose dont on le porte, la vérité n'est qu'une relation, et par conséquent n'est rien de distinct de la chose même et de son idée comparées l'une avec l'autre; ou (ce qui ne diffère point) n'est rien de distinct de l'idée de la chose, laquelle n'a pas seulement la vertu de se représenter elle-même, mais aussi la chose telle qu'elle est. C'est pourquoi l'idée de la vérité est la même que l'idée de la chose, en tant qu'elle lui est conforme, ou bien en tant qu'elle la représente telle qu'elle est en effet; de façon que si l'idée de la chose n'est point néc avec nous, et qu'elle soit étrangère, l'idée de la vérité sera aussi étrangère et non pas née avec nous. Et ceci s'entendant de chaque vérité particulière se peut aussi entendre de la vérité considérée en général, dont la notion ou l'idée se tire (ainsi que nous venons de dire de l'idée d'une chose en général) des notions ou des idées de chaque vérité particulière. Vous dites encore que c'est une chose qui vous est naturelle « d'en« tendre ce que c'est que pensée, » (c'est-à-dire selon que je l'interprète toujours) que l'idée de la pensée est née avec vous, et vous est naturelle. Mais tout ainsi que l'esprit, de l'idée d'une ville, forme l'idée d'une autre ville, de même aussi il peut, de l'idée d'une action, par exemple d'une vision, ou d'une autre semblable, former l'idée d'une autre action, à savoir, de la pensée même; car il y a toujours un certain rapport et analogie entre les facultés qui connaissent, qui fait que l'une conduit aisément à la connaissance de l'autre. Combien qu'à vrai dire il ne se faut pas beaucoup mettre en peine de savoir de quel genre est l'idée de la pensée. Nous devons plutôt réserver ce soin pour l'idée de l'esprit même ou de l'âme, laquelle, si nous accordons une fois qu'elle soit née avec nous, il n'y aura pas grand inconvénient de dire aussi le même de l'idée de la pensée : c'est pourquoi il faut attendre jusqu'à ce qu'il ait été prouvé de l'esprit que son idée est naturellement en nous.

III. Après cela il semble que vous révoquiez en doute, nonseulement savoir si quelques idées procèdent des choses existantes hors de nous, mais même que vous doutiez s'il y a aucunes choses qui existent hors de nous. D'où il semble que vous infériez qu'encore bien que vous ayez en vous les idées de ces choses qu'on appelle extérieures, il ne s'ensuit pas néanmoins qu'il y en ait aucunes qui existent dans le monde, pour ce que les idées que vous en avez n'en procèdent pas nécessairement, mais peuvent ou procéder de vous, ou avoir été introduites en vous par quelque autre manière qui ne vous est pas connue. C'est aussi, je crois, pour cette raison qu'un peu auparavant vous ne disiez pas que « vous aviez aperçu la terre, le ciel et « les astres, mais seulement les idées de la terre? du ciel et des << astres, par qui vous pouviez être déçu. » Si donc vous ne croyez pas encore qu'il y ait une terre, un ciel et des astres, pourquoi, je vous prie, marchez-vous sur la terre, pourquoi levez-vous les yeux pour contempler le soleil? pourquoi vous approchez-vous du feu pour en sentir la chaleur? pourquoi vous mettez-vous à table, ou pourquoi mangez-vous pour rassasier votre faim? pourquoi remuez-vous la langue pour parler? et pourquoi mettez-vous la main à la plume pour nous écrire vos pensées ? Certes, ces choses peuvent bien être dites ou inventées subtilement, mais on n'a pas beaucoup de peine à s'en désabuser; et n'étant pas possible que vous doutiez tout de bon de l'existence de ces choses, et que vous ne sachiez fort bien qu'elles sont quelque chose d'existant hors de vous, traitons les choses sérieusement et de bonne foi, et accoutumons-nous à parler des choses comme elles sont. Que si, supposée l'existence des choses extérieures, vous pensez qu'on ne puisse pas démontrer suffisamment que nous empruntons d'elles les idées que nous en avons, il faut non-seulement que vous répondiez aux difficultés que vous vous proposez vous-même, mais aussi à toutes celles que l'on vous pourrait objecter.

Pour montrer que les idées que nous avons de ces choses viennent de dehors, vous dites « qu'il semble que la nature « nous l'enseigne ainsi, et que nous expérimentons qu'elles ne « viennent point de nous et ne dépendent point de notre vo« lonté. » Mais, pour ne rien dire ni des raisons ni de leurs solutions, il fallait aussi entre les autres difficultés faire et soudre celle-ci, à savoir, pourquoi dans un aveugle-né il n'y a

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