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devant les esprits animaux, pourquoi, puisque vos membres grossiers sont nourris d'une substance grossière, ne pourriezvous pas, vous qui êtes subtile, être nourrie d'une substance plus subtile? De plus, quand ce corps dont ils sont parties croît, ne croissez-vous pas aussi ? et quand il est affaibli, n'êtes-vous pas aussi vous-même affaiblie ? Pour ce qui regarde le marcher, puisque vos membres ne se remuent et ne se portent en aucun lieu si vous ne les faites mouvoir et ne les y portez vousmême, comment cela se peut-il faire sans aucune démarche de votre part? Vous répondrez: « Mais, s'il est vrai que je n'ai << point de corps, il est vrai aussi que je ne puis marcher. » Si, en disant ceci, votre dessein est de nous jouer, ou si vous êtes jouée vous-même, il ne s'en faut pas beaucoup mettre en peine; que si vous le dites tout de bon, il faut non-seulement que vous prouviez que vous n'avez point de corps que vous informiez, mais aussi que vous n'êtes point de la nature de ces choses qui marchent et qui sont nourries.

Vous ajoutez encore à cela que même vous n'avez aucun sentiment et ne sentez pas les choses. Mais certes c'est vousmême qui voyez les couleurs, qui oyez les sons, etc. « Cela, di«tes-vous, ne se fait point sans corps. » Je le crois; mais, premièrement, vous en avez un, et vous êtes dans l'œil, lequel, de vrai, ne voit pas sans vous; et, de plus, vous pouvez être un corps fort subtil qui opériez par les organes des sens. « Il m'a « semblé, dites-vous, sentir plusieurs choses en dormant que << j'ai depuis reconnu n'avoir point senties. » Mais, encore que vous vous trompiez, de ce que sans vous servir de l'œil il vous semble que vous sentiez ce qui ne se peut sentir sans lui, vous n'avez pas néanmoins toujours éprouvé la même fausseté; et puis vous vous en êtes servie autrefois, et c'est par lui que vous avez senti et reçu les images dont vous pouvez à présent vous servir sans lui.

Enfin, vous remarquez que vous pensez. Certainement cela ne se peut nier; mais il vous reste toujours à prouver que la faculté de penser est tellement au-dessus de la nature corporelle, que ni ces esprits qu'on nomme animaux, ni aucun autre corps, pour délié, subtil, pur et agile qu'il puisse être, ne saurait être si bien préparé ou recevoir de telles dispositions que de pouvoir être rendu capable de la pensée. Il faut aussi prouver en même temps que les âmes des bêtes ne sont pas corpo

relles, car elles pensent, ou, si vous voulez, outre les fonctions des sens extérieurs, elles connaissent quelque chose intérieurement, non-seulement en veillant, mais aussi lorsqu'elles dorment. Enfin, il faut prouver que ce corps grossier et pesant ne contribue rien à votre pensée, quoique néanmoins vous n'ayez jamais été sans lui, et que vous n'ayez jamais rien pensé en étant séparée, et partant, que vous pensez indépendamment de lui en telle sorte que vous ne pouvez être empêchée par les vapeurs, ou par ces fumées noires et épaisses qui causent néanmoins quelquefois tant de trouble au cerveau.

IV. Après quoi vous concluez ainsi : « Je ne suis donc préci« sément qu'une chose qui pense, c'est-à-dire un esprit, une « âme, un entendement, une raison. » Je reconnais ici que je me suis trompé, car je pensais parler à une âme humaine, ou bien à ce principe interne par lequel l'homme vit, sent, se meut et entend, et néanmoins je ne parlais qu'à un pur esprit : car je vois que vous ne vous êtes pas seulement dépouillé du corps, mais aussi d'une partie de l'âme. Suivez-vous en cela l'exemple de ces anciens, lesquels, croyant que l'âme était diffuse par tout le corps, estimaient néanmoins que sa principale partie, que les Grecs appellent τὸ ἡγεμονικόν, avait son siége en une certaine partie du corps, comme au cœur ou au cerveau; non qu'ils crussent que l'âme même ne se trouvait point en cette partie, mais parce qu'ils croyaient que l'esprit était comme ajouté et uni en ce lieu-là à l'âme, et qu'il informait avec elle cette partie? Et de vrai je devais m'en être souvenu après ce que vous en avez dit dans votre traité de la Méthode; car vous faites voir là dedans que votre pensée est que tous ces offices que l'on attribue ordinairement à l'âme végétative et sensitive ne dépendent point de l'âme raisonnable; et qu'ils peuvent être exercés avant qu'elle soit introduite dans le corps, comme ils s'exercent tous les jours dans les bêtes, que vous soutenez n'avoir point du tout de raison. Mais je ne sais comment je l'avais oublié, sinon parce que j'étais demeuré incertain si vous ne vouliez pas qu'on appelât du nom d'âme ce principe interne par lequel nous croissons ainsi que les bêtes, et sentons, ou si vous croyez que ce nom ne convînt proprement qu'à notre esprit, quoique néanmoins ce principe soit dit proprement animer, et que l'esprit ne nous serve à autre chose qu'à penser, ainsi que vous l'assurez vous-même. Quoi qu'il en soit, je veux bien que

vous soyez dorénavant appelé un esprit, et que vous ne soyez précisément qu'une chose qui pense.

Vous ajoutez que la pensée seule ne peut être séparée de vous. On ne peut pas vous nier cela, principalement si vous n'ètes qu'un esprit, et si vous ne voulez point admettre d'autre distinction entre la substance de l'âme et la vôtre que celle qu'on nomme en l'école distinction de raison. Toutefois j'hésite, et ne sais pas bien si, lorsque vous dites que la pensée est inséparable de vous, vous entendez que, tandis que vous êtes, vous ne cessez jamais de penser. Certainement cela a beaucoup de conformité avec cette pensée de quelques anciens philosophes, qui, pour prouver que l'âme de l'homme est immortelle, disaient qu'elle était dans un continuel mouvement, c'est-àdire, selon mon sens, qu'elle pensait toujours. Mais il sera malaisé de persuader ceux qui ne pourront comprendre comment il serait possible que vous puissiez penser au milieu d'un sommeil léthargique, ou que vous eussiez pensé dans le ventre de votre mère. A quoi j'ajoute que je ne sais si vous croyez avoir été infus dans votre corps, ou dans quelqu'une de ses parties, dès le ventre de votre mère ou au moment de sa sortie. Mais je ne veux pas vous presser davantage sur cela, ni même vous demander si vous avez mémoire de ce que vous pensiez étant encore dedans son ventre ou incontinent après les premiers jours, ou les premiers mois ou années de votre sortie, ni, si vous me répondez que vous avez oublié toutes ces choses, vous demander encore pourquoi vous les avez oubliées; je veux seulement vous avertir de considérer combien obscure et légère a dû être en ce temps-là votre pensée, pour ne pas dire que vous n'en pouviez quasi point avoir.

Vous dites ensuite que vous n'êtes point cet assemblage de membres qu'on nomme le corps humain. Cela vous doit être accordé, parce que vous n'êtes ici considéré que comme une chose qui pense, et comme cette partie du composé humain qui est distincte de celle qui est extérieure et grossière. « Je ne suis « pas aussi, dites-vous, un air délié infus dedans ces membres, « ni un vent, ni un feu, ni une vapeur, ni une exhalaison, ni << rien de tout ce que je me puis feindre et imaginer; car j'ai supposé que tout cela n'était point, et néanmoins, sans chan«ger cette supposition, je ne laisse pas d'être certain que je suis « quelque chose. » Mais arrêtez-vous là, s'il vous plaît, ô esprit,

et faites enfin que toutes ces suppositions, ou plutôt toutes ces fictions, cessent et disparaissent pour jamais. « Je ne suis pas, «< dites-vous, un air ou quelque autre chose de semblable. »> Mais si l'âme tout entière est quelque chose de pareil, pourquoi vous, qu'on peut dire en être la plus noble partie, ne serezvous pas cru être comme la fleur la plus subtile ou la portion la plus pure et la plus vive de l'âme?

« Peut-être, dites-vous, que ces choses que je suppose n'être « point sont quelque chose de réel qui n'est point différent de « moi que je connais. Je n'en sais rien néanmoins, et je ne dis<< pute pas maintenant de cela. » Mais si vous n'en savez rien, si vous ne disputez pas de cela, pourquoi dites-vous que vous n'êtes rien de tout cela?« Je sais, dites-vous, que j'existe or «< cette connaissance ainsi précisément prise ne peut pas dé« pendre ni procéder des choses que je ne connais point en« core. » Je le veux, mais au moins souvenez-vous que vous n'avez point encore prouvé que vous n'êtes point un air, une vapeur, ou quelque chose de cette nature.

V. Vous décrivez ensuite ce que c'est que vous appelez imagination. Car vous dites « qu'imaginer n'est rien autre chose « que contempler la figure ou l'image d'une chose corporelle. »> Mais c'est afin d'inférer que vous connaissez votre nature par une sorte de pensée bien différente de l'imagination. Toutefois, . puisqu'il vous est permis de donner telle définition que bon vous semble à l'imagination, dites-moi, je vous prie, s'il est vrai que vous soyez corporel (comme cela pourrait être, car vous n'avez pas encore prouvé le contraire), pourquoi ne pourriez-vous pas vous contempler sous une figure ou image corporelle; et je vous demande, lorsque vous vous contemplez, qu'expérimentez-vous qui se présente à votre pensée sinon une substance pure, claire, subtile, qui, comme un vent agréable, se répandant par tout le corps, ou du moins par le cerveau, ou quelqu'une de ses parties, l'anime, et fait en cet endroit-là toutes les fonctions que vous croyez exercer? « Je reconnais, << dites-vous, que rien de ce que je puis concevoir par le « moyen de l'imagination n'appartient à cette connaissance que « j'ai de moi-même. » Mais vous ne dites pas comment vous le connaissez; et, ayant dit un peu auparavant que vous ne saviez pas encore si toutes ces choses appartenaient à votre essence, d'où pouvez-vous, je vous prie, inférer maintenant cette conséquence?

VI. Vous poursuivez « qu'il faut soigneusement retirer son « esprit de ces choses, afin qu'il puisse lui-même connaître « très-distinctement sa nature. » Cet avis est fort bon; mais, après vous en être ainsi très-soigneusement retiré, dites-nous, je vous prie, quelle distincte connaissance vous avez de votre nature; car, de dire seulement que vous êtes une chose qui pense, vous dites une opération que nous connaissions tous auparavant, mais vous ne nous faites point connaître quelle est la substance qui agit, de quelle nature elle est, comment elle est unie au corps, comment et avec combien de variétés elle se porte à faire tant de choses diverses, ni plusieurs autres choses semblables que nous avons jusqu'ici ignorées. Vous dites que l'on conçoit par l'entendement ce qui ne peut être conçu par l'imagination, laquelle vous voulez être une même chose avec le sens commun; mais, ô bon esprit,,pouvez-vous nous montrer qu'il y ait en nous plusieurs facultés, et non pas une seule, par laquelle nous connaissions généralement toutes choses? Quand, les yeux ouverts, je regarde le soleil, c'est un manifeste sentiment; puis quand, les yeux fermés, je me le représente en moi-même, c'est une manifeste intérieure connaissance. Mais enfin, comment pourrai-je discerner que j'aperçois le soleil par le sens commun ou par la faculté imaginative, et non point par l'esprit ou par l'entendement, en sorte que je puisse, comme bon me semblera, concevoir le soleil tantôt par une intellection qui ne soit point une imagination, et tantôt par une imagination qui ne soit point une intellection? Certes, si le cerveau étant troublé, ou l'imagination blessé, l'entendement ne laissait pas de faire ses propres et pures fonctions, alors on pourrait véritablement dire que l'intellection est distinguée de l'imagination, et que l'imagination est distinguée de l'intellection. Mais, puisque nous ne voyons point que cela se fasse, il est certes très-difficile d'établir entre elles une vraie et certaine différence. Car de dire, comme vous faites, que c'est une imagination lorsque nous contemplons l'image d'une chose corporelle, ne voyez-vous pas qu'étant impossible de contempler autrement les corps, il s'ensuivrait aussi qu'ils ne pourraient être connus que par l'imagination, ou, s'ils le pouvaient être autrement, que cette autre faculté de connaître ne pourrait être discernée?

Après cela vous dites que « vous ne pouvez encore vous em« pêcher de croire que les choses corporelles dont les images se

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