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« d'avoir ses trois angles égaux à deux droits; donc il ne faut « non plus répondre par la cause efficiente lorsqu'on demande « pourquoi Dieu existe, que lorsqu'on demande pourquoi les « trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits. » Lequel syllogisme peut aisément être renvoyé contre son auteur en cette manière quoiqu'on ne puisse pas demander la cause efficiente à raison de l'essence, on la peut néanmoins demander à raison de l'existence; mais en Dieu l'essence n'est point distinguée de l'existence, donc on peut demander la cause efficiente de Dieu. Mais, pour concilier ensemble ces deux choses, on doit dire qu'à celui qui demande pourquoi Dieu existe il ne faut pas à la vérité répondre par la cause efficiente proprement dite, mais seulement par l'essence même de la chose, ou bien par la cause formelle, laquelle, pour cela même qu'en Dieu l'existence n'est point distinguée de l'essence, a un très-grand rapport avec la cause efficiente, et partant peut être appelée quasi-cause efficiente.

Enfin il ajoute « qu'à celui qui demande la cause efficiente de « Dieu il faut répondre qu'il n'en a pas besoin; et derechef à «< celui qui demande pourquoi il n'en a pas besoin, il faut ré« pondre: Parce qu'il est un Ètre infini duquel l'existence est « son essence; car il n'y a que les choses dans lesquelles il est « permis de distinguer l'existence actuelle de l'essence qui aient « besoin de cause efficiente. » D'où il infère que ce que j'avais dit auparavant est entièrement renversé; c'est à savoir: « si je « pensais qu'aucune chose ne peut en quelque façon être à « l'égard de soi-même ce que la cause efficiente est à l'égard de « son effet, jamais en cherchant les causes des choses je ne << viendrais à une première; » ce qui néanmoins ne me semble aucunement renversé, non pas même tant soit peu affaibli ou ébranlé; car il est certain que la principale force non-sculement de ma démonstration, mais aussi de toutes celles qu'on peut apporter pour prouver l'existence de Dieu par les effets, en dépend entièrement. Or presque tous les théologiens soutiennent qu'on n'en peut apporter aucune si elle n'est tirée des effets. Et partant, tant s'en faut qu'il apporte quelque éclaircissement à la preuve et démonstration de l'existence de Dicu, lorsqu'il ne permet pas qu'on lui attribue à l'égard de soi-même l'analogie de la cause efficiente, qu'au contraire il l'obscurcit et empêche que les lecteurs ne la puissent comprendre, particulièrement

vers la fin, où il conclut que « s'il pensait qu'il fallût recher«< cher la cause efficiente ou quasi-efficiente de chaque chose, il « chercherait une cause différente de cette chose. >>

Car comment est-ce que ceux qui ne connaissent pas encore Dieu rechercheraient la cause efficiente des autres choses pour arriver par ce moyen à la connaissance de Dieu, s'ils ne pensaient qu'on peut rechercher la cause efficiente de chaque chose? Et comment enfin s'arrêteraient-ils à Dieu comme à la cause première, et mettraient-ils en lui la fin de leur recherche, s'ils pensaient que la cause efficiente de chaque chose dût être cherchée différente de cette chose? Certes, il me semble que M. Arnauld a fait en ceci la même chose que si, après qu'Archimède, parlant des choses qu'il a démontrées de la sphère par analogie aux figures rectilignes inscrites dans la sphère même, aurait dit: Si je pensais que la sphère ne pût être prise pour une figure rectiligne ou quasi-rectiligne, dont les côtés sont infinis, je n'attribuerais aucune force à cette démonstration, parce qu'elle n'est pas véritable, si vous considérez la sphère comme une figure curviligne, ainsi qu'elle est en effet, mais bien si vous la considérez comme une figure rectiligne dont le nombre des côtés est infini, si, dis-je, M. Arnauld, ne trouvant pas bon qu'on appelât ainsi la sphère, et néanmoins désirant retenir la démonstration d'Archimède, disait : Si je pensais que ce qui se conclut ici se dût entendre d'une figure rectiligne dont les côtés sont infinis, je ne croirais point du tout cela de la sphère, parce que j'ai une connaissance certaine que la sphère n'est point une figure rectiligne. Par lesquelles paroles il est sans doute qu'il ne ferait pas la même chose qu'Archimède, mais qu'au contraire il se ferait un obstacle à soi-même et empêcherait les autres de bien comprendre sa démonstration.

Ce que j'ai déduit ici plus au long que la chose ne semblait peut-être le mériter, afin de montrer que je prends soigneusement garde à ne pas mettre la moindre chose dans mes écrits que les théologiens puissent censurer avec raison.

Enfin j'ai déjà fait voir assez clairement, dans les réponses aux secondes objections, que je ne suis point tombé dans la faute qu'on appelle cercle, lorsque j'ai dit que nous ne sommes assurés que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies qu'à cause que Dieu est ou existe, et que nous ne sommes assurés que Dieu est ou existe

qu'à cause que nous concevons cela fort clairement et fort distinctement, en faisant distinction des choses que nous concevons en effet fort clairement d'avec celles que nous nous ressouvenons d'avoir autrefois fort clairement conçues. Car, premièrement, nous sommes assurés que Dieu existe, pour ce que nous prêtons notre attention aux raisons qui nous prouvent son existence; mais après cela, il suffit que nous nous ressouvenions d'avoir conçu une chose clairement pour être assurés qu'elle est vraie, ce qui ne suffirait pas si nous ne savions que Dieu existe et qu'il ne peut être trompeur.

Pour la question savoir s'il ne peut y avoir rien dans notre esprit, en tant qu'il est une chose qui pense, dont lui-même n'ait une actuelle connaissance, il me semble qu'elle est fort aisée à résoudre, parce que nous voyons fort bien qu'il n'y a rien en lui, lorsqu'on le considère de la sorte, qui ne soit une pensée ou qui ne dépende entièrement de la pensée, autrement cela n'appartiendrait pas à l'esprit, en tant qu'il est une chose qui pense; et il ne peut y avoir en nous aucune pensée de laquelle, dans le même moment qu'elle est en nous, nous n'ayons une actuelle connaissance. C'est pourquoi je ne doute point que l'esprit, aussitôt qu'il est infus dans le corps d'un enfant, ne commence à penser, et que dès lors il ne sache qu'il pense, encore qu'il ne se ressouvienne pas par après de ce qu'il a pensé, parce que les espèces de ses pensées ne demeurent pas empreintes en sa mémoire. Mais il faut remarquer que nous avons bien une actuelle connaissance des actes ou des opérations de notre esprit, mais non pas toujours de ses puissances ou de ses facultés, si ce n'est en puissance; en telle sorte que, lorsque nous nous disposons à nous servir de quelque faculté, tout aussitôt, si cette faculté est en notre esprit, nous en acquérons une actuelle connaissance : c'est pourquoi nous pouvons alors nier assurément qu'elle y soit, si nous ne pouvons en acquérir cette connaissance actuelle.

RÉPONSE

AUX CHOSES QUI PEUVENT ARRÊTER LES THÉOLOGIENS.

Je me suis opposé aux premières raisons de M. Arnauld, j'ai tâché de parer aux secondes, et je donne entièrement les mains

à celles qui suivent, excepté à la dernière, au sujet de laquelle j'ai lieu d'espérer qu'il ne me sera pas difficile de faire en sorte que lui-même s'accommode à mon avis.

Je confesse donc ingénument avec lui que les choses qui sont contenues dans la première Méditation, et même dans les suivantes, ne sont pas propres à toutes sortes d'esprits, et qu'elles ne s'ajustent pas à la capacité de tout le monde; mais ce n'est pas d'aujourd'hui que j'ai fait cette déclaration : je l'ai déjà faite et la ferai encore autant de fois que l'occasion s'en présentera. Aussi a-ce été la seule raison qui m'a empêché de traiter de ces choses dans le Discours de la Méthode qui était en langue vulgaire, et que j'ai réservé de le faire dans ces Méditations, qui ne doivent être lues, comme j'en ai plusieurs fois averti, que par les plus forts esprits.

Et on ne peut pas dire que j'eusse mieux fait si je me fusse abstenu d'écrire des choses dont la lecture ne doit pas être propre ni utile à tout le monde; car je les crois si nécessaires que je me persuade que sans elles on ne peut jamais rien établir de ferme et d'assuré dans la philosophie. Et, quoique le fer et le feu ne se manient jamais sans péril par des enfants ou par des imprudents, néanmoins, parce qu'ils sont utiles pour la vie, il n'y a personne qui juge qu'il se faille abstenir pour cela de leur usage.

Or maintenant, que dans la quatrième Méditation je n'aie eu dessein de traiter que de l'erreur qui se commet dans le discernement du vrai et du faux, et non pas de celle qui arrive dans la poursuite du bien et du mal, et que j'aie toujours excepté les choses qui regardent la foi et les actions de notre vie, lorsque j'ai dit que nous ne devons donner créance qu'aux choses que nous connaissons évidemment, tout le contenu de mes Méditations en fait foi; et outre cela je l'ai expressément déclaré dans les réponses aux secondes objections, comme aussi dans l'abrégé de mes Méditations; ce que je dis pour faire voir combien je défère au jugement de M. Arnauld, et l'estime que je fais de ses conseils.

Il reste le sacrement de l'Eucharistie, avec lequel M. Arnauld juge que mes opinions ne sauraient convenir, « parce que, dit«il, nous tenons pour article de foi que la substance du pain « étant ôtée du pain eucharistique, les seuls accidents y de«< meurent, » Or il pense que je n'admets point d'accidents

réels, mais seulement des modes qui ne sauraient être conçus sans quelque substance en laquelle ils résident, ni par conséquent aussi exister sans elle. A laquelle objection je pourrais très-facilement m'exempter de répondre, en disant que jusqu'ici je n'ai jamais nié qu'il y eût des accidents réels; car, encore que je ne m'en sois point servi dans la Dioptrique et dans les Météores pour expliquer les choses que je traitais alors, j'ai dit néanmoins en termes exprès, dans les Météores, que je ne voulais pas nier qu'il y en eût.

Et dans ces Méditations j'ai de vrai supposé que je ne les connaissais pas bien encore, mais non pas que pour cela il n'y en eût point; car la manière d'écrire analytique que j'y ai suivie permet de faire quelquefois des suppositions lorsqu'on n'a pas encore assez soigneusement examiné les choses, comme il a paru dans la première Méditation, où j'avais supposé beaucoup de choses que j'ai depuis réfutées dans les suivantes. Et certes ce n'a point été ici mon dessein de rien définir touchant la nature des accidents, mais j'ai seulement proposé ce qui m'a semblé d'eux de prime abord; et enfin, de ce que j'ai dit que les modes ne sauraient être conçus sans quelque substance en laquelle ils résident, on ne doit pas inférer que j'aie nié que par la toute-puissance de Dieu ils en puissent être séparés, parce que je tiens pour très-assuré et crois fermement que Dieu peut faire une infinité de choses que nous ne sommes pas capables d'entendre ni de concevoir.

Mais, pour procéder ici avec plus de franchise, je ne dissimulerai point que je me persuade qu'il n'y a rien autre chose par quoi nos sens soient touchés que cette seule superficie qui est le terme des dimensions du corps qui est senti ou aperçu par les sens. Car c'est en la superficie seule que se fait le contact, lequel est si nécessaire pour le sentiment, que j'estime que sans lui pas un de nos sens ne pourrait être mû ; et je ne suis pas le seul de cette opinion: Aristote même et quantité d'autres philosophes avant moi en ont été. De sorte que, par exemple, le pain et le vin ne sont point aperçus par les sens, sinon en tant que leur superficie est touchée par l'organe du sens, ou immédiatement ou médiatement par le moyen de l'air ou des autres corps, comme je l'estime, ou bien, comme disent plusieurs philosophes, par le moyen des espèces intentionnelles.

Et il faut remarquer que ce n'est pas la seule figure exté

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