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être conçu sans cette particulière différence spécifique, ou sans celle-là, l'espèce toutefois ne peut en aucune façon être conçue sans le genre. Ainsi, par exemple, nous concevons aisément la figure sans penser au cercle, quoique cette conception ne soit pas distincte, si elle n'est pas rapportée à quelque figure particulière; ni d'une chose complète, si elle ne comprend la nature du corps; mais nous ne pouvons concevoir aucune différence spécifique du cercle que nous ne pensions en même temps à la figure. Au lieu que l'esprit peut être conçu distinctement et pleinement, c'est-à-dire autant qu'il faut pour être tenu pour une chose complète, sans aucune de ces formes ou attributs au moyen desquels nous reconnaissons que le corps est une substance, comme je pense avoir suffisamment démontré dans la seconde Méditation; et le corps est aussi conçu distinctement et comme une chose complète, sans aucune des choses qui appartiennent à l'esprit.

Ici néanmoins M. Arnauld passe plus avant, et dit: « Encore « que je puisse acquérir quelque notion de moi-même sans la « notion du corps, il ne résulte pas néanmoins de là que cette << notion soit complète et entière, en telle sorte que je sois as« suré que je ne me trompe point lorsque j'exclus le corps de << mon essence. >> Ce qu'il explique par l'exemple du triangle inscrit au demi-cercle, que nous pouvons clairement et distinctement concevoir être rectangle, encore que nous ignorions ou même que nous niions que le carré de sa base soit égal aux carrés des côtés; et néanmoins on ne peut pas de là inférer qu'on puisse faire un triangle rectangle duquel le carré de la base ne soit pas égal aux carrés des côtés. Mais pour ce qui est de cet exemple, il diffère en plusieurs façons de la chose proposée; car, premièrement, encore que peut-être par un triangle on puisse entendre une substance dont la figure est triangulaire, certes la propriété d'avoir le carré de la base égal aux carrés des côtés n'est pas une substance, et partant chacune de ces deux choses ne peut pas être entendue comme une chose complète, ainsi que le sont l'esprit et le corps; et même cette propriété ne peut pas être appelée une chose, au même sens que j'ai dit que c'est assez que je puisse concevoir une chose (c'est à savoir, une chose complète) sans une autre, etc., comme il est aisé de voir par ces paroles qui suivent: «De plus, je trouve en moi des facultés, etc. » Car je n'ai pas dit que ces facultés fus

sent des choses, mais j'ai voulu expressément faire distinction entre les choses, c'est-à-dire entre les substances et les modes de ces choses, c'est-à-dire les facultés de ces substances.

En second lieu, encore que nous puissions clairement et distinctement concevoir que le triangle au demi-cercle est rectangle, sans apercevoir que le carré de sa base est égal aux carrés des côtés, néanmoins nous ne pouvons pas concevoir ainsi clairement un triangle duquel le carré de la base soit égal aux carrés des côtés, sans que nous apercevions en même temps qu'il est rectangle; mais nous concevons clairement et distinctement l'esprit sans le corps, et réciproquement le corps sans l'esprit.

En troisième lieu, encore que le concept ou l'idée du triangle inscrit au demi-cercle puisse être telle qu'elle ne contienne point l'égalité qui est entre le carré de la base et les carrés des côtés, elle ne peut pas néanmoins être telle que l'on conçoive que nulle proportion qui puisse être entre le carré de la base et les carrés des côtés n'appartient à ce triangle; et partant, tandis que l'on ignore quelle est cette proportion, on n'en peut nier aucune que celle qu'on connaît clairement ne lui point appartenir, ce qui ne peut jamais être entendu de la proportion d'égalité qui est entre eux.

Mais il n'y a rien de contenu dans le concept du corps de ce qui appartient à l'esprit, et réciproquement dans le concept de l'esprit rien n'est compris de ce qui appartient au corps. C'est pourquoi, bien que j'aie dit que « c'est assez que je puisse con«cevoir clairement et distinctement une chose sans une au«< tre, » etc., on ne peut pas pour cela former cette mineure : « Or, est-il que je conçois clairement et distinctement que ce <«< triangle est rectangle, encore que je doute ou que je nie que «<le carré de sa base soit égal aux carrés des côtés, » etc.

Premièrement, parce que la proportion qui est entre le carré de la base et les carrés des côtés n'est pas une chose complète; Secondement, parce que cette proportion d'égalité ne peut être clairement entendue que dans un triangle rectangle;

Et en troisième lieu, parce qu'un triangle même ne saurait être distinctement conçu si on nie la proportion qui est entre les carrés de ses côtés et de sa base.

S

Mais maintenant il faut passer à la seconde demande, et montrer comment il est vrai que, « de cela seul que je conçois clai«<rement et distinctement une substance sans une autre, je

« suis assuré qu'elles s'excluent mutuellement l'une l'autre, et « sont réellement distinctes; » ce que je montre en cette sorte: La notion de la substance est telle qu'on la conçoit comme une chose qui peut exister par soi-même, c'est-à-dire sans le secours d'aucune autre substance; et il n'y a jamais eu personne qui ait conçu deux substances par deux différents concepts, qui n'ait jugé qu'elles étaient réellement distinctes. C'est pourquoi, si je n'eusse point cherché de certitude plus grande que la vulgaire, je me fusse contenté d'avoir montré en la seconde Méditation que l'esprit est conçu comme une chose subsistante, quoiqu'on ne lui attribue rien de ce qui appartient au corps; et qu'en même façon le corps est conçu comme une chose subsistante, quoiqu'on ne lui attribue rien de ce qui appartient à l'esprit. Et je n'aurais rien ajouté davantage pour prouver que l'esprit est réellement distingué du corps, d'autant que nous avons coutume de juger que toutes les choses sont en effet et selon la vérité telles qu'elles paraissent à notre pensée. Mais, d'autant qu'entre ces doutes hyperboliques que j'ai proposés dans ma première Méditation, cettuy-ci en était un, à savoir, que je ne pouvais être assuré que « les choses « fussent en effet et selon la vérité telles que nous les conce«vons,» tandis que je supposais que je ne connaissais pas l'auteur de mon origine, tout ce que j'ai dit de Dieu et de la vérité dans la troisième, quatrième et cinquième Méditation sert à cette conclusion de la réelle distinction de l'esprit d'avec le corps, laquelle enfin j'ai achevée dans la sixième.

« Je conçois fort bien, dit M. Arnauld, la nature du triangle <«< inscrit dans le demi-cercle, sans que je sache que le carré de « sa base est égal aux carrés des côtés. » A quoi je réponds que ce triangle peut véritablement être conçu sans que l'on pense à la proportion qui est entre le carré de sa base et les carrés de ses côtés, mais qu'on ne peut pas concevoir que cette proportion doive être niée de ce triangle, c'est-à-dire qu'elle n'appartient point à sa nature. Or il n'en est pas de même de l'esprit ; car non-seulement nous concevons qu'il est dans le corps, mais aussi nous pouvons nier qu'aucune des choses qui appartiennent au corps appartienne à l'esprit, car c'est le propre et la nature des substances de s'exclure mutuellement l'une l'autre.

Et ce que M. Arnauld a ajouté ne m'est aucunement contraire, à savoir, que « ce n'est pas merveille si, lorsque de ce

« que je pense je viens à conclure que je suis, l'idée que de là « je forme de moi-même me représente seulement comme une << chose qui pense : » car, de la même façon, lorsque j'examine la nature du corps, je ne trouve rien en elle qui ressente la pensée; et on ne saurait avoir un plus fort argument de la distinction de deux choses que lorsque, venant à les considérer toutes deux séparément, nous ne trouvons aucune chose dans l'une qui ne soit entièrement différente de ce qui se retrouve en l'autre. Je ne vois pas aussi pourquoi «< cet argument semble prouver trop; » car je ne pense pas que pour montrer qu'une chose est réellement distincte d'une autre on puisse rien dire de moins, sinon que par la toute-puissance de Dieu elle en peut être séparée; et il m'a semblé que j'avais pris garde assez soigneusement à ce que personne ne pût pour cela penser que l'homme n'est rien qu'un esprit usant ou se servant du corps.

Car, même dans cette sixième Méditation, où j'ai parlé de la distinction de l'esprit d'avec le corps, j'ai aussi montré qu'il lui est substantiellement uni; et, pour le prouver, je me suis servi de raisons qui sont telles que je n'ai point souvenance d'en avoir jamais lu ailleurs de plus fortes et convaincantes. Et comme celui qui dirait que le bras d'un homme est une substance réellement distincte du reste de son corps ne nierait pas pour cela qu'il est de l'essence de l'homme entier, et que celui qui dit que ce même bras est de l'essence de l'homme entier ne donne pas pour cela occasion de croire qu'il ne peut pas subsister par soi; ainsi je ne pense pas avoir trop prouvé en montrant que l'esprit peut être sans le corps, ni avoir aussi trop peu dit en disant qu'il lui est substantiellement uni; parce que cette union substantielle n'empêche pas qu'on ne puisse avoir une claire et distincte idée ou concept de l'esprit seul, comme d'une chose complète; c'est pourquoi le concept de l'esprit differe beaucoup de celui de la superficie et de la ligne, qui ne peuvent pas être ainsi entendues comme des choses complètes, si outre la longueur et la largeur on ne leur attribue aussi la profondeur.

Et enfin, de ce que la faculté de penser est assoupie dans les enfants, et que dans les fous elle est, non pas à la vérité « éteinte,» mais troublée, il ne faut pas penser qu'elle soit tellement attachée aux organes corporels qu'elle ne puisse être sans eux; car, de ce que nous voyons souvent qu'elle est em

pêchée par ces organes, il ne s'ensuit aucunement qu'el lesoit produite par eux; et il n'est pas possible d'en donner aucune raison, tant légère qu'elle puisse être.

Je ne nie pas néanmoins que cette étroite liaison de l'esprit et du corps que nous expérimentons tous les jours ne soit cause que nous ne découvrons pas aisément et sans une profonde méditation la distinction réelle qui est entre l'un et l'autre. Mais, à mon jugement, ceux qui repasseront souvent dans leur esprit les choses que j'ai écrites dans ma seconde Méditation, se persuaderont aisément que l'esprit n'est pas distingué du corps par une senle fiction ou abstraction de l'entendement, mais qu'il est connu comme une chose distincte, parce qu'il est tel en effet. Je ne réponds rien à ce que M. Arnauld a ici ajouté touchant l'immortalité de l'âme, puisque cela ne m'est point contraire; mais pour ce qui regarde les âmes des bêtes, quoique leur considération ne soit pas de ce lieu, et que, sans l'explication de toute la physique, je n'en puisse dire davantage que ce que j'ai déjà dit dans la cinquième partie de mon traité de la Méthode, toutefois je dirai encore ici qu'il me semble que c'est une chose fort remarquable qu'aucun mouvement ne se peut faire, soit dans le corps des bêtes, soit même dans les nôtres, si ces corps n'ont en eux tous les organes et instruments par le moyen desquels ces mêmes mouvements pourraient aussi être accomplis dans une machine; en sorte que même dans nous ce n'est pas l'esprit ou l'âme qui meut immépiatement les membres extérieurs, mais seulement il peut déterminer le cours de cette liqueur fort subtile qu'on nomme les esprits animaux, laquelle, coulant continuellement du cœur par le cerveau dans les muscles, est la cause de tous les mouvements de nos membres, et souvent en peut causer plusieurs différents aussi facilement les uns que les autres. Et même il ne le détermine pas toujours, car entre les mouvements qui se font en nous il y en a plusieurs qui ne dépendent point du tout de l'esprit, comme sont le battement du cœur, la digestion des viandes, la nutrition, la respiration de ceux qui dorment, et même en ceux qui sont éveillés, le marcher, chanter, et autres actions semblables, quand elles se font sans que l'esprit y pense. Et lorsque ceux qui tombent de haut présentent leurs mains les premières pour sauver leur tête, ce n'est point par le conseil de leur raison qu'ils font cette action; et elle ne dépend point

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