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Mais ce dont je prévois que les théologiens s'offenseront le plus est que, selon ses principes, il ne semble pas que les choses que l'Église nous enseigne touchant le sacré mystère de l'eucharistie puissent subsister et demeurer en leur entier. Car nous tenons pour article de foi que la substance du pain étant ôtée du pain eucharistique, les seuls accidents y demeurent. Or ces accidents sont l'étendue, la figure, la couleur, l'odeur, la saveur, et les autres qualités sensibles.

De qualités sensibles notre autcur n'en reconnaît point, mais seulement certains différents mouvements des petits corps qui sont autour de nous, par le moyen desquels nous sentons ces différentes impressions, lesquelles puis après nous appelons du nom de couleur, de saveur, d'odeur, etc. Ainsi il reste sculement la figure, l'étendue et la mobilité. Mais notre auteur nie que ces facultés puissent être entendues sans quelque substance en laquelle elles résident, et partant aussi qu'elles puissent exister sans elle; ce que même il répète dans ses réponses aux premières objections.

Il ne reconnaît point aussi entre ces modes ou affections et la substance d'autre distinction que la formelle, laquelle ne suffit pas, ce semble, pour que les choses qui sont ainsi distinguées puissent être séparées l'une de l'autre, même par la toute-puissance de Dieu.

Je ne doute point que M. Descartes, dont la piété nous est très-connue, n'examine et ne pèse diligemment ces choses, et qu'il ne juge bien qu'il lui faut soigneusement prendre garde qu'en tâchant de soutenir la cause de Dieu contre l'impiété des libertins il ne semble pas leur avoir mis des armes en main pour combattre une foi que l'autorité du Dieu qu'il défend a fondée, et au moyen de laquelle il espère parvenir à cette vie immortelle qu'il a entrepris de persuader aux hommes.

RÉPONSES DE L'AUTEUR

AUX QUATRIÈMES OBJECTIONS.

LETTRE AU R. P. MERSENNE.

MON RÉVÉREND PÈRE,

Il m'eût été difficile de souhaiter un plus clairvoyant et plus officieux examinateur de mes écrits que celui dont vous m'avez envoyé les remarques, car il me traite avec tant de douceur et de civilité que je vois bien que son dessein n'a pas été de rien dire contre moi ni contre le sujet que j'ai traité; et néanmoins c'est avec tant de soin qu'il a examiné ce qu'il a combattu, que j'ai raison de croire que rien ne lui a échappé. Et outre cela il insiste si vivement contre les choses qui n'ont pu obtenir de lui son approbation, que je n'ai pas sujet de craindre qu'on estime que la complaisance lui ait rien fait dissimuler. C'est pourquoi je ne me mets pas tant en peine des objections qu'il m'a faites, que je me réjouis de ce qu'il n'y a point plus de choses en mon écrit auxquelles il contredise.

(RÉPONSE A LA PREMIÈRE PARTIE.

DE LA NATURE DE L'ESPRIT HUMAIN.

Je ne m'arrêterai point ici à le remercier du secours qu'il m'a donné en me fortifiant de l'autorité de saint Augustin, et de ce qu'il a proposé mes raisons de telle sorte qu'il semblait avoir peur que les autres ne les trouvassent pas assez fortes et convaincantes.

Mais je dirai d'abord en quet tieu j'ai commencé de prouver comment, de ce que je ne connais rien autre chose qui appartienne à mon essence, c'est-à-dire l'essence de mon esprit, sinon que je suis une chose qui pense, il s'ensuit qu'il n'y a aussi rien autre chose qui en effet lui appartienne : c'est au même lieu où j'ai prouvé que Dieu est ou existe, ce Dieu, dis-je, qui

peut faire toutes les choses que je conçois clairement et distinctement comme possibles. Car, quoique peut-être il y ait en moi plusieurs choses que je ne connais pas encore (comme en effet je supposais en ce lieu-là que je ne savais pas encore que l'esprit eût la force de mouvoir le corps ou qu'il lui fût substantiellement uni); néanmoins, d'autant que ce que je connais être en moi me suffit pour subsister avec cela seul, je suis assuré que Dieu me pouvait créer sans les autres choses que je ne connais pas encore, et partant que ces autres choses n'appartiennent point à l'essence de mon esprit. Car il me semble qu'aucune des choses sans lesquelles une autre peut être n'est comprise en son essence; et encore que l'esprit soit de l'essence de l'homme, il n'est pas néanmoins, à proprement parler, de l'essence de l'esprit qu'il soit uni au corps humain.

Il faut aussi que j'explique ici quelle est ma pensée lorsque je dis « qu'on ne peut pas inférer une distinction réelle entre deux « choses, de ce que l'une est conçue sans l'autre par une ab«straction de l'esprit qui conçoit la chose imparfaitement; mais << seulement de ce que chacune d'elles est conçue sans l'autre << pleinement ou comme une chose complète. » Car je n'estime pas que pour établir une distinction réelle entre deux choses il soit besoin d'une connaissance entière et parfaite, comme le prétend M. Arnauld; mais il y a en cela cette différence, qu'une connaissance, pour être entière et parfaite, doit contenir en soi toutes et chacunes les propriétés qui sont dans la chose connue: et c'est pour cela qu'il n'y a que Dieu seul qui sache qu'il a les connaissances entières et parfaites de toutes choses.

Mais quoiqu'un entendement créé ait peut-être en effet les connaissances entières et parfaites de plusieurs choses, néanmoins jamais il ne peut savoir qu'il les a, si Dieu même ne les lui révèle particulièrement; car, pour faire qu'il ait une connaissance pleine et entière de quelque chose, il est seulement requis que la puissance de connaître qui est en lui égale cette chose, ce qui se peut faire aisément; mais, pour faire qu'il sa⚫ che qu'il a une telle connaissance, ou bien que Dieu n'a rien mis de plus dans cette chose que ce qu'il en connaît, il faut que par sa puissance de connaître il égale la puissance infinie de Dieu, ce qui est entièrement impossible.

Or, pour connaître la distinction réelle qui est entre deux choses, il n'est pas nécessaire que la connaissance que nous

avons de ces choses soit entière et parfaite, si nous ne savons en même temps qu'elle est telle; mais nous ne le pouvons jamais savoir, comme je viens de prouver : donc il n'est pas nécessaire qu'elle soit entière et parfaite.

C'est pourquoi, où j'ai dit « qu'il ne suffit pas qu'une chose « soit conçue sans une autre par une abstraction de l'esprit qui « conçoit la chose imparfaitement, » je n'ai pas pensé que de là l'on pût inférer que, pour établir une distinction réelle, il fût besoin d'une connaissance entière et parfaite, mais seulement d'une qui fût telle que nous ne la rendissions point imparfaite et défectueuse par l'abstraction et restriction de notre esprit. Car il y a bien de la différence entre avoir une connaissance entièrement parfaite, de laquelle personne ne peut jamais être assuré, si Dieu même ne la lui révèle, et avoir une connaissance parfaite jusqu'à ce point que nous sachions qu'elle n'est point rendue imparfaite par aucune abstraction de notre esprit.

Ainsi, quand j'ai dit qu'il fallait concevoir pleinement une chose, ce n'était pas mon intention de dire que notre conception devait être entière et parfaite, mais seulement que nous la devions assez connaître pour savoir qu'elle était complète. Ce que je pensais être manifeste, tant par les choses que j'avais dites auparavant, que par celles qui suivent immédiatement après; car j'avais distingué un peu auparavant les êtres incomplets de ceux qui sont complets, et j'avais dit «< qu'il était nécessaire que «< chacune de ces choses, qui sont distinguées réellement, fùt «< conçue comme un être par soi et distinct de tout autre. >>

Et un peu après, au même sens que j'ai dit que je concevais pleinement ce que c'est que le corps, j'ai ajouté au même lieu que je concevais aussi que l'esprit est une chose complète, prenant ces deux façons de parler, concevoir pleinement, et concevoir que c'est une chose complète, en une seule et même signification.

Mais on peut demander ici avec raison ce que j'entends par une chose complète, et comment je prouve que, pour la distinction réelle, il suffit que deux choses soient conçues l'une sans l'autre comme deux choses complètes.

A la première demande je réponds que, par une chose complète, je n'entends autre chose qu'une substance revêtue de formes ou d'attributs qui suffisent pour me faire connaître qu'elle est une substance.

Car, comme j'ai déjà remarqué ailleurs, nous ne connaissons point les substances immédiatement par elles-mêmes; mais de ce que nous apercevons quelques formes ou attributs qui doivent être attachés à quelque chose pour exister, nous appelons du nom de substance cette chose à laquelle ils sont attachés.

Que si après cela nous voulions dépouiller cette même substance de tous ces attributs qui nous la font connaître, nous détruirions toute la connaissance que nous en avons, et ainsi nous pourrions bien à la vérité dire quelque chose de la substance, mais tout ce que nous en dirions ne consisterait qu'en paroles, desquelles nous ne concevrions pas clairement et distinctement la signification.

Je sais bien qu'il y a des substances que l'on appelle vulgairement incompletes; mais si on les appelle ainsi parce que de soi elles ne peuvent pas subsister toutes seules et sans être soutenues par d'autres choses, je confesse qu'il me semble qu'en cela il y a de la contradiction qu'elles soient des substances, c'est-àdire des choses qui subsistent par soi, et qu'elles soient aussi incomplètes, c'est-à-dire des choses qui ne peuvent pas subsister par soi. Il est vrai qu'en un autre sens on les peut appeler incomplètes, non qu'elles aient rien d'incomplet en tant qu'elles sont des substances, mais seulement en tant qu'elles se rapportent à quelque autre substance avec laquelle elles composent un tout par soi et distinct de tout autre. Ainsi la main est une substance incomplète, si vous la rapportez à tout le corps, dont elle est partie; mais si vous la considérez toute seule, elle est une substance complète. Et pareillement l'esprit et le corps sont des substances incomplètes, lorsqu'ils sont rapportés à l'homme qu'ils composent; mais étant considérés séparément, ils sont des substances complètes. Car tout ainsi qu'être étendu, divisible, figuré, etc., sont des formes ou des attributs par le moyen desquels je connais cette substance qu'on appelle corps; de même être intelligent, voulant, doutant, etc., sont des formes par le moyen desquelles je connais cette substance qu'on appelle esprit, et je ne comprends pas moins que la substance qui pense est une chose complète, que je comprends que la substance étendue en est une.

Et ce que M. Arnauld a ajouté ne se peut dire en façon quelconque, à savoir que « peut-être le corps se rapporte à l'esprit «< comme le genre à l'espèce; » car encore que le genre puisse

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