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M. Descartes dit touchant la distinction qui est entre l'imagination et la conception pure ou l'intelligence; et que ç'a toujours été mon opinion que les choses que nous concevons par la raison sont beaucoup plus certaines que celles que les sens corporels nous font apercevoir. Car il y a longtemps que j'ai appris de saint Augustin, chap. xv, De la quantité de l'âme, qu'il faut rejeter le sentiment de ceux qui se persuadent que les choses que nous voyons par l'esprit sont moins certaines que celles que nous voyons par les yeux du corps, qui sont presque toujours troublés par la pituite. Ce qui fait dire au même saint Augustin, dans le livre ler de ses Soliloques, chap. rv, qu'il a expérimenté plusieurs fois qu'en matière de géométrie les sens sont comme des vaisseaux. Car (dit-il) lorsque, pour l'établissement et la preuve de quelque proposition de géométrie, je me suis laissé conduire par mes sens jusqu'au lieu où je prétendais aller, je ne les ai pas plus tôt quittés que, venant à repasser par ma pensée toutes les choses qu'ils semblaient m'avoir apprises, je me suis trouvé l'esprit aussi inconstant que sont les pas de ceux que l'on vient de mettre à terre après une longue navigation. C'est pourquoi je pense qu'on pourrait plutôt trouver l'art de naviguer sur la terre que de pouvoir comprendre la géométrie par la seule entremise des sens, quoiqu'il semble pourtant qu'ils n'aident pas peu ceux qui commencent à l'apprendre.

DE DIEU.

La première raison que notre auteur apporte pour démontrer l'existence de Dieu, laquelle il a entrepris de prouver dans sa troisième Méditation, contient deux parties: la première est que Dieu existe, parce que son idée est en moi; et la seconde, que moi, qui ai une telle idée, je ne puis venir que de Dieu.

Touchant la première partie, il n'y a qu'une seule chose que je ne puis approuver, qui est que M. Descartes ayant fait voir que la fausseté ne se trouve proprement que dans les jugements, il dit néanmoins un peu après qu'il y a des idées qui peuvent, non pas à la vérité formellement, mais matériellement, être fausses; ce qui me semble avoir de la répugnance avec ses principes. Mais de peur qu'en une matière si obscure je ne puisse pas expliquer ma pensée assez nettement, je me servirai d'un exemple qui la rendra plus manifeste. « Si, dit-il, le froid est seule

<< ment une privation de la chaleur, l'idée qui me le représente «< comme une chose positive sera matériellement fausse.» Au contraire, si le froid est seulement une privation, il ne pourra y avoir aucune idée du froid qui me le représente comme une chose positive; et ici notre auteur confond le jugement avec l'idée : car qu'est-ce que l'idée du froid? c'est le froid même, en tant qu'il est objectivement dans l'entendement; mais si le froid est une privation, il ne saurait être objectivement dans l'entendement par une idée de qui l'être objectif soit un être positif donc, si le froid est seulement une privation, jamais l'idée n'en pourra être positive, et conséquemment il n'y en pourra avoir aucune qui soit matériellement fausse.

Cela se confirme par le même argument que M. Descartes emploie pour prouver que l'idée d'un Être infini est nécessairement vraie : « Car, dit-il, bien que l'on puisse feindre qu'un << tel être n'existe point, on ne peut pas néanmoins feindre « que son idée ne me représente rien de réel. »

La même chose peut se dire de toute idée positive; car, encore que l'on puisse feindre que le froid, que je pense être représenté par une idée positive, ne soit pas une chose positive, on ne peut pas néanmoins feindre qu'une idée positive ne me représente rien de réel et de positif, vu que les idées ne sont pas appelées positives selon l'être qu'elles ont en qualité de modes ou de manières de penser, car en ce sens elles seraient toutes positives; mais elles sont ainsi appelées de l'être objectif qu'elles contiennent et représentent à notre esprit. Partant cette idée peut bien n'être pas l'idée du froid, mais elle ne peut pas être fausse.

Mais, direz-vous, elle est fausse pour cela même qu'elle n'est pas l'idée du froid. Au contraire, c'est votre jugement qui est faux, si vous la jugez être l'idée du froid; mais pour elle, il est certain qu'elle est très-vraie; tout ainsi que l'idée de Dieu ne doit pas matériellement même être appelée fausse, encore que quelqu'un la puisse transférer et rapporter à une chose qui ne soit point Dieu, comme ont fait les idolâtres.

Enfin, cette idée du froid, que vous dites être matériellement fausse, que représente-t-elle à votre esprit ? une privation? donc elle est vraie; un être positif? donc elle n'est pas l'idée du froid. Et de plus, quelle est la cause de cet être positif objectif qui, selon votre opinion, fait que cette idée soit matériellernen!

fausse? « C'est, dites-vous, moi-même, en tant que je participe du néant. » Donc l'être objectif positif de quelque idée peut venir du néant, ce qui néanmoins répugne tout à fait à vos premiers fondements.

Mais venons à la seconde partie de cette démonstration, en laquelle on demande «si, moi qui ai l'idée d'un Être infini, je puis « être par un autre que par un Être infini, et principalement « si je puis être par moi-même. » M. Descartes soutient que je ne puis être par moi-même, d'autant que « si je me donnais « l'être, je me donnerais aussi toutes les perfections dont je << trouve en moi quelque idée. » Mais l'auteur des premières objections réplique fort subtilement : Etre par soi ne doit pas être pris positivement, mais négativement; en sorte que ce soit le même que n'être pas par autrui. Or (ajoute-t-il), si quelque chose est par soi, c'est-à-dire non par autrui, comment prouverez-vous pour cela qu'elle comprend tout et qu'elle est infinie? Car à présent je ne vous écoute point si vous dites: Puisqu'elle est par soi, elle se sera aisément donné toutes choses; d'autant qu'elle n'est pas par soi comme par une cause, et qu'il ne lui a pas été possible, avant qu'elle fût, de prévoir ce qu'elle pourrait étre, pour choisir ce qu'elle serait après.

Pour soudre cet argument, M. Descartes répond que cette façon de parler, étre par soi, ne doit pas être prise négativement, mais positivement, eu égard même à l'existence de Dieu : en telle sorte que « Dieu fait en quelque façon la même chose « à l'égard de soi-même, que la cause efficiente à l'égard de son effet. » Ce qui me semble un peu hardi, et n'être pas véritable.

C'est pourquoi je conviens en partie avec lui, et en partie je n'y conviens pas. Car j'avoue bien que je ne puis être par moimême que positivement, mais je nie que le même se doive dire de Dieu. Au contraire, je trouve une manifeste contradiction que quelque chose soit par soi positivement et comme par une cause. C'est pourquoi je conclus la même chose que notre auteur, mais par une voie tout à fait différente; en cette sorte: « Pour être par moi-même, je devrais être par moi positivement et comme par une cause; donc il est impossible que je sois par moi-même. La majeure de cet argument est prouvée parce qu'il dit lui-même, « que les parties du temps pouvant « être séparées et ne dépendant point les unes des autres, il ne

« s'ensuit pas de ce que je suis que je doive être encore à l'ave« nir, si ce n'est qu'il y ait en moi quelque puissance réelle et << positive qui me créé quasi derechef en tous les moments. >> Quant à la mineure, à savoir, que je ne puis être par moi positivement et comme par une cause, elle me semble si manifeste par la lumière naturelle, que ce serait en vain qu'on s'arrêterait à la vouloir prouver, puisque ce serait perdre le temps à prouer une chose connue par une autre moins connue. Notre auteur même semble en avoir reconnu la vérité, lorsqu'il n'a pas osé la nier ouvertement. Car, je vous prie, examinons soigneusement ces paroles de sa réponse aux premières Objections

« Je n'ai pas dit, dit-il, qu'il est impossible qu'une chose soit << la cause efficiente de soi-même; car, encore que cela soit ma« nifestement véritable, quand on restreint la signification d'ef«<ficient à ces sortes de causes qui sont différentes de leurs « effets ou qui les précèdent en temps, il ne semble pas néan« moins que dans cette question on la doive ainsi restreindre, « parce que la lumière naturelle ne nous dicte point que ce « soit le propre de la cause efficiente de précéder en temps son « effet. »

Cela est fort bon pour ce qui regarde le premier membre de cette distinction; mais pourquoi a-t-il omis le second, et que n'a-t-il ajouté que la même lumière naturelle ne nous dicte point que ce soit le propre de la cause efficiente d'être différente de son effet, sinon parce que la lumière naturelle ne lui permettait pas de le dire? Et de vrai, tout effet étant dépendant de sa cause et recevant d'elle son être, n'est-il pas très-évident qu'une même chose ne peut pas dépendre ni recevoir l'être de soi-même ?

De plus, toute cause est la cause d'un effet, et tout effet est l'effet d'une cause; et partant il y a un rapport mutuel entre la cause et l'effet: or il ne peut v avoir de rapport mutuel qu'entre deux choses.

En après on ne peut concevoir sans absurdité qu'une chose reçoive l'être, et que néanmoins cette même chose ait l'être auparavant que nous ayons conçu qu'elle l'ait reçu. Or, cela arriverait si nous attribuïons les notions de cause et d'effet à une même chose au regard de soi-même. Car quelle est la notion d'une cause? donner l'être; quelle est la notion d'un effet ? le

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recevoir. Or la notion de la cause précède naturellement la notion de l'effet.

Maintenant nous ne pouvons pas concevoir une chose sous la notion de cause comme donnant l'être, si nous ne concevons qu'elle l'a, car personne ne peut donner ce qu'il n'a pas : donc nous concevrions premièrement qu'une chose a l'être que nous ne concevrions qu'elle l'a reçu; et néanmoins, en celui qui reçoit, recevoir précède l'avoir.

Cette raison peut être encore ici expliquée personne ne donne ce qu'il n'a pas, donc personne ne se peut donner l'être que celui qui l'a déjà : or, s'il l'a déjà, pourquoi se le donnerait-il ?

Enfin il dit «qu'il est manifeste, par la lumière naturelle, que << la création n'est distinguée de la conservation que par la rai« son ; » mais il est aussi manifeste, par la même lumière naturelle, que rien ne se peut créer soi-même, ni par conséquent aussi se conserver.

Que si de la thèse générale nous descendons à l'hypothèse spéciale de Dieu, la chose sera encore, à mon avis, plus manifeste, à savoir, que Dieu ne peut être par soi positivement, mais seulement négativement, c'est-à-dire non par autrui.

. Et premièrement cela est évident par la raison que M. Descartes apporte pour prouver que si un corps est par soi, il doit être par soi positivement. « Car, dit-il, les parties du temps ne « dépendent point les unes des autres; et partant, de ce que <«<l'on suppose qu'un corps jusqu'à cette heure a été par soi, « c'est-à-dire sans cause, il ne s'ensuit pas pour cela qu'il doive « être encore à l'avenir, si ce n'est qu'il y ait en lui quelque << puissance réelle et positive qui pour ainsi dire le produise «< continuellement. >>

Mais tant s'en faut que cette raison puisse avoir lieu lorsqu'il est question d'un Être souverainement parfait et infini, qu'au contraire, pour des raisons tout à fait opposées, il faut conclure tout autrement : car, dans l'idée d'un être infini, l'infinité de sa durée y est aussi contenue, c'est-à-dire qu'elle n'est renfermée d'aucunes limites, et partant qu'elle est indivisible, permanente et subsistante tout à la fois, et dans laquelle on ne peut sans erreur et qu'improprement, à cause de l'imperfection de notre esprit, concevoir de passé ni d'avenir.

D'où il est manifeste qu'on ne peut concevoir qu'un Être in

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