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tes lesquelles choses sont obscures, impropres, et fort éloignées de la netteté ordinaire de M. Descartes.

RÉPONSE.

Je ne nie pas que moi, qui pense, ne sois distinguée de ma pensée, comme une chose l'est de son mode; mais où je demande: Qu'y a-t-il donc qui soit distingué de ma pensée ? j'entends cela de diverses façons de penser, qui sont là énoncées, et non pas de ma substance; et où j'ajoute : Qu'y a-t-il que l'on puisse dire être séparé de moi-même ? je veux dire seulement que toutes ces manières de penser qui sont en moi ne peuvent avoir aucune existence hors de moi: et je ne vois pas qu'il y ait en cela aucun lieu de douter, ni pourquoi l'on me blâme ici d'obscurité.

OBJECTION QUATRIÈME.

Sur la seconde Méditation.

« Il faut donc que je demeure d'accord que je ne saurais pas « même comprendre par mon imagination ce que c'est que ce « morceau de cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul « qui le comprenne. »

Il y a grande différence entre imaginer, c'est-à-dire avoir quelque idée, et concevoir de l'entendement, c'est à-dire conclure en raisonnant que quelque chose est ou existe : mais M. Descartes ne nous a pas expliqué en quoi ils different. Les anciens péripatéticiens ont aussi enseigné assez clairement que la substance ne s'aperçoit point par les sens, mais qu'elle se conçoit par la raison.

Que dirons-nous maintenant si peut-être le raisonnement n'est rien autre chose qu'un assemblage et un enchaînement de noms par ce mot est? D'où il s'ensuivrait que par la raison nous ne concluons rien du tout touchant la nature des choses, mais seulement touchant leurs appellations; c'est-à-dire que par elle nous voyons simplement si nous assemblons bien ou mal les noms des choses, selon les conventions que nous avons faites à notre fantaisie touchant leurs significations. Si cela est ainsi, comme il peut être, le raisonnement dépendra des noms, les noms de l'imagination, et l'imagination peut-être (et ceci

selon mon sentiment) du mouvement des organes corporels, et ainsi l'esprit ne sera rien autre chose qu'un mouvement en certaines parties du corps organique.

RÉPONSE.

J'ai expliqué, dans la seconde Méditation, la différence qui est entre l'imagination et le pur concept de l'entendement ou de l'esprit, lorsqu'en l'exemple de la cire j'ai fait voir quelles sont les choses que nous imaginons en elle, et quelles sont celles que nous concevons par le seul entendement; mais j'ai encore expliqué ailleurs comment nous entendons autrement une chose que nous ne l'imaginons, en ce que pour imaginer, par exemple, un pentagone, il est besoin d'une particulière contention d'esprit qui nous rende cette figure (c'est-à-dire ses cinq côtés et l'espace qu'ils renferment) comme présente, de laquelle nous ne nous servons point pour concevoir. Or l'assemblage qui se fait dans le raisonnement n'est pas celui des noms, mais bien celui des choses signifiées par les noms; et je m'étonne que le contraire puisse venir en l'esprit de personne.

Car qui doute qu'un Français et qu'un Allemand ne puissent avoir les mêmes pensées ou raisonnements touchant les mêmes choses, quoique néanmoins ils conçoivent des mots entièrement différents? Et ce philosophe ne se condamne-t-il pas luimême lorsqu'il parle des conventions que nous avons faites à notre fantaisie touchant la signification des mots ? Car s'il admet que quelque chose est signifiée par des paroles, pourquoi ne veut-il pas que nos discours et raisonnements soient plutôt de la chose qui est signifiée que des paroles seules? Et certes, de la même façon et avec une aussi juste raison qu'il conclut que l'esprit est un mouvement, il pourrait aussi conclure que la terre est le ciel, ou telle autre chose qu'il lui plaira; pour ce qu'il n'y a point de choses au monde entre lesquelles il n'y ait autant de convenance qu'il y a entre le mouvement et l'esprit, qui sont de deux genres entièrement différents.

OBJECTION CINQUIÈME.

Sur la troisième Méditation.

DE DIEU.

« Quelques-unes d'entre elles (à savoir d'entre les pensées des « hommes) sont comme les images des choses auxquelles seules «< convient proprement le nom d'idée, comme lorsque je pense « à un homme, à une chimère, au ciel, à un ange, ou à un << Dieu. >>

Lorsque je pense à un homme, je me représente une idée ou une image composée de couleur et de figure, de laquelle je puis douter si elle a la ressemblance d'un homme ou si elle ne l'a pas. Il en est de même lorsque je pense au ciel. Lorsque je pense à une chimère, je me représente une idée ou une image, de laquelle je puis douter si elle est le portrait de quelque animal qui n'existe point, mais qui puisse être, ou qui ait été autrefois, ou bien qui n'ait jamais été. Et lorsque quelqu'un pense à un ange, quelquefois l'image d'une flamme se présente à son esprit, et quelquefois celle d'un jeune enfant qui a des ailes, de laquelle je pense pouvoir dire avec certitude qu'elle n'a point la ressemblance d'un ange, et partant qu'elle n'est point l'idée d'un ange; mais, croyant qu'il y a des créatures invisibles et immatérielles qui sont les ministres de Dieu, nous donnons à une chose que nous croyons ou supposons le nom d'ange, quoique néanmoins l'idée sous laquelle j'imagine un ange soit composée des idées des choses visibles.

Il en est de même du nom vénérable de Dieu, de qui nous n'avons aucune image ou idée; c'est pourquoi on nous défend de l'adorer sous une image, de peur qu'il ne nous semble que nous concevions celui qui est inconcevable.

Nous n'avons donc point en nous, ce semble, aucune idée de Dieu; mais tout ainsi qu'un aveugle-né qui s'est plusieurs fois approché du feu, et qui a senti la chaleur, reconnaît qu'il y a quelque chose par quoi il a été échauffé, et, entendant que cela s'appelle du feu, conclut qu'il y a du feu, et néanmoins n'en connaît pas la figure ni la couleur, et n'a, à vrai dire, aucune idée ou image du feu qui se présente à son esprit :

De même l'homme, voyant qu'il doit y avoir quelque cause

de ses images ou de ses idées, et de cette canse une autre première, et ainsi de suite, est enfin conduit à une fin ou à une supposition de quelque cause éternelle, qui, pour ce qu'elle n'a jamais commencé d'être, ne peut avoir de cause qui la précède, ce qui fait qu'il conclut nécessairement qu'il y a un Étre éternel qui existe; et néanmoins il n'a point d'idée qu'il puisse dire être celle de cet Être éternel, mais il nomme ou appelle du nom de Dieu cette chose que sa foi ou sa raison lui persuade. Maintenant, d'autant que de cette supposition, à savoir que nous avons en nous l'idée de Dieu, M. Descartes vient à la preuve de cette proposition : que Dieu (c'est-à-dire un Etre tout-puissant, très-sage, créateur de l'univers, etc.) existe, il a dû mieux expliquer cette idée de Dieu, et de là en conclure non-seulement son existence, mais aussi la création du monde.

RÉPONSE.

Par le nom d'idée, il veut seulement qu'on entende ici les images des choses matérielles dépeintes en la fantaisie corporelle; et cela étant supposé, il lui est aisé de montrer qu'on ne peut avoir aucune propre et véritable idée de Dieu ni d'un ange; mais j'ai souvent averti, et principalement en ce lieu-là même, que je prends le nom d'idée pour tout ce qui est conçu immédiatement par l'esprit, en sorte que, lorsque je veux et que je crains, parce que je conçois en même temps que je veux et que je crains, ce vouloir et cette crainte sont mis par moi au nombre des idées; et je me suis servi de ce mot, parce qu'il était déjà communément reçu par les philosophes pour signifier les formes des conceptions de l'entendement divin, encore que nous ne reconnaissions en Dieu aucune fantaisie ou imagination corporelle, et je n'en savais point de plus propre. Et je pense avoir assez expliqué l'idée de Dieu pour ceux qui veulent concevoir le sens que je donne à mes paroles; mais pour ceux qui s'attachent à les entendre autrement que je ne fais, je ne le pourrais jamais assez. Enfin, ce qu'il ajoute ici de la création du monde est tout à fait hors de propos; car j'ai prouvé que Dieu existe avant que d'examiner s'il y avait un monde crée par lui, et de cela seul que Dieu, c'est-à-dire un Etre souverainement puissant, existe, il suit que, s'il y a un monde, il doit avoir été créé par lui.

OBJECTION SIXIÈME.

Sur la troisième Méditation.

« Mais il y en a d'autres (à savoir d'autres pensées) qui con<< tiennent de plus d'autres formes : par exemple, lorsque je « veux, que je crains, que j'affirme, que je nie, je conçois bien « à la vérité toujours quelque chose comme le sujet de l'action « de mon esprit, mais j'ajoute aussi quelque autre chose par « cette action à l'idée que j'ai de cette chose-là; et de ce genre « de pensées, les unes sont appelées volontés ou affections, et « les autres jugements. »

Lorsque quelqu'un veut ou craint, il a bien à la vérité l'image de la chose qu'il craint et de l'action qu'il veut; mais qu'est-ce que celui qui veut ou qui craint embrasse de plus par sa pensée, cela n'est pas ici expliqué. Et quoique, à le bien prendre, la crainte soit une pensée, je ne vois pas comment elle peut être autre que la pensée ou l'idée de la chose que l'on craint. Car qu'est-ce antre chose que la crainte d'un lion qui s'avance vers nous sinon l'idée de ce lion, et l'effet, qu'une telle idée engendre dans le cœur, par lequel celui qui craint est porté à ce mouvement animal que nous appelons fuite? Maintenant ce mouvement de fuite n'est pas une pensée; et partant il reste que dans la crainte il n'y a point d'autre pensée que celle qui consiste en la ressemblance de la chose que l'on craint le même se peut dire aussi de la volonté.

De plus l'affirmation et la négation ne se font point sans parole et sans noms, d'où vient que les bêtes ne peuvent rien affirmer ni nier, non pas même par la pensée, et partant ne peuvent aussi faire aucun jugement; et néanmoins la pensée peut être semblable dans un homme et dans une bête. Car, quand nous affirmons qu'un homme court, nous n'avons point d'autre pensée que celle qu'a un chien qui voit courir son maître, et partant l'affirmation et la négation n'ajoutent rien aux simples pensées, si ce n'est peut-être la pensée que les noms dont l'affirmation est composée sont les noms de la chose même qui est en l'esprit de celui qui affirme ; et cela n'est rien autre chose que comprendre par la pensée la ressemblance de la chose, mais cette ressemblance deux fois.

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