Page images
PDF
EPUB

Huet et quelques autres, pour affaiblir la gloire de Descartes, ont prétendu qu'il avait emprunté plusieurs de ses découvertes à Bruno, à Snellius. Qu'importent les sources où il a puisé, s'il a bâti sur le roc, et non sur le sable, si le monument qu'il a fondé est d'un seul jet, ferme et stable à toujours, le plus magnifique à la fois et le plus solide de tous les ouvrages de l'esprit humain! On peut attaquer la philosophie de Descartes; mais tout ce qu'on a tenté depuis, tout ce qu'on accomplira désormais, datera de lui, quoi qu'on fasse. Le cartésianisme, comme système, a péri, et pour jamais; l'esprit du cartésianisme est immortel. Après Descartes, il survivait en Malebranche en s'y unissant à Platon; il s'étendait dans Spinoza, il se réformait dans Leibniz, il marquait de son irrésistible influence jusqu'aux systèmes élevés pour le détruire. Le père de la philosophie critique se croyait bien sûr d'avoir mis fin aux destinées du cartésianisme. En réalité il les continuait, et la Critique de la raison pure est en germe dans le doute méthodique. De nos jours, l'essor le plus hardi de la spéculation allemande, cette identification absolue de l'être et de la pensée, est-elle autre chose qu'un développement, téméraire peut-être, du Je pense, donc je suis? Mais ce qu'il y a de véritablement immortel dans le cartésianisme, c'est cette noble liberté de la pensée, cet esprit de mesure et à la fois de hardiesse, cette heureuse alliance de l'observation et de la spéculation où l'esprit humain, partant de soi-même, s'élève au-dessus de soi par la force divine qui l'anime, et atteint jusqu'à l'infini sans jamais perdre terre, sans renoncer au sentiment de la réalité et de la vie. C'est par là que Descartes a mis un terme à ce mouvement aveugle et déréglé du siècle qui l'avait précédé, à ce libertinage d'esprit qui excitait les ombrages de l'Église et alarmait la sagesse des politiques. C'est par là qu'il a fait de la philosophie une science sérieuse et respectable aux yeux de tous, une puissance libre et régu

lière tout ensemble, quelque chose enfin de grand et de légitime. C'est par là qu'après avoir constitué, il y a deux siècles, la philosophie moderne, il est encore aujourd'hui le maître et comme le génie protecteur de la philosophie de notre temps.

Jules SIMON.

DISCOURS

DE LA MÉTHODE

POUR BIEN CONDUIRE SA RAISON

ET CREHCHER LA VÉRITÉ DANS LES SCIENCES (')

Si ce discours semble trop long pour être lu en une fois, on le pourra distinguer en six parties: et en la première on trouvera diverses considérations touchant les sciences; en la seconde, les principales règles de la méthode que l'auteur a cherchée; en la troisième, quelques-unes de celles de la morale qu'il a tirée de cette méthode; en la quatrième, les raisons par lesquelles il prouve l'existence de Dieu et de l'âme humaine, qui sont les fondements de sa métaphysique; en la cinquième, l'ordre des questions de physique qu'il a cherchées, et particulièrement l'explication du mouvement du cœur et de quelques autres difficultés qui appartiennent à la médecine, puis aussi la différence qui est entre notre âme et celle des bêtes; et, en la dernière, quelles choses il croit être requises pour aller plus avant en la recherche de la nature qu'il n'a été, et quelles raisons l'ont fait écrire.

PREMIÈRE PARTIE.

Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la

(1) Le Discours de la Méthode parut écrit en français par Descartes, pour la première fois à Leyde, 1637, in-4o.

raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s'en éloignent.

Pour moi, je n'ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun: même j'ai souvent souhaité d'avoir la pensée aussi prompte, ou l'imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci qui servent à la perfection de l'esprit : car pour la raison, ou le sens, d'autant qu'elle est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire qu'elle est tout entière en un chacun, et suivre en ceci l'opinion commune des philosophes qui disent qu'il n'y a du plus ou du moins qu'entre les accidents, et non point entre les formes ou natures des individus d'une même espèce.

Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d'heur de m'être rencontré dès ma jeunesse en certains chemins qui m'ont conduit à des considérations et des maximes dont j'ai formé une méthode par laquelle il me semble que j'ai moyen d'augmenter par degrés ma connaissance, et de l'élever peu à peu au plus haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront permettre d'atteindre. Car j'en ai déjà recueilli de tels fruits, qu'encore qu'au jugement que je fais de moi-même je tâche toujours de pencher vers le côté de la défiance plutôt que vers celui de la présomption, et que regardant d'un œil de philosophe les diverses actions et entreprises de tous les hommes il n'y en ait quasi aucune qui ne me semble vaine et inutile, je ne laisse pas de recevoir une extrême satisfaction du progrès que je pense avoir déjà fait en la recherche de la vérité, et de concevoir de telles espérances pour l'avenir, que si, entre les occupations des hommes, purement hommes, il y en a quelqu'une qui soit so

« PreviousContinue »