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nous aider d'aucun autre raisonnement, nous suivons seulement le témoignage de nos sens, nous aurons juste sujet de douter si quelque chose existe ou non. Nous reconnaissons donc la vérité de cette Méditation. Mais d'autant que Platon a parlé de cette incertitude des choses sensibles, et plusieurs autres auciens philosophes avant et après lui, et qu'il est aisé de remarquer la difficulté qu'il y a de discerner la veille du sommeil, j'eusse voulu que cet excellent auteur de nouvelles spéculations se fût abstenu de publier des choses si vieilles.

RÉPONSE.

Les raisons de douter qui sont ici reçues pour vraies par ce philosophe n'ont été proposées par moi que comme vraisemblables; et je m'en suis servi, non pour les débiter comme nouvelles, mais en partie pour préparer les esprits des lecteurs à considérer les choses intellectuelles, et les distinguer des corporelles, à quoi elles m'ont toujours semblé très-nécessaires; en partie pour y répondre dans les Méditations suivantes, et en partie aussi pour faire voir combien les vérités que je propose ensuite sont fermes et assurées, puisqu'elles ne peuvent être ébranlées par des doutes si généraux et si extraordinaires. Et ce n'a point été pour acquérir de la gloire que je les ai rapportées, mais je pense n'avoir pas été moins obligé de les expliquer qu'un médecin de décrire la maladie dont il a entrepris d'enseigner la cure.

OBJECTION DEUXIÈME.

Sur la seconde Méditation.

DE LA NATURE de l'esprit HUMAIN

« Je suis une chose qui pense. » C'est fort bien dit; car de ce que je pense ou de ce que j'ai une idée, soit en veillant, soit en dormant, l'on infère que je suis pensant; car ces deux choses, je pense et je suis pensant, signifient la même chose. De ce que je suis pensant, il s'ensuit que je suis; parce que ce qui pense n'est pas un rien. Mais, où notre auteur ajoute « c'est-à-dire un esprit, une âme, un entendement, une raison, » de là naît un

doute. Car ce raisonnement ne me semble pas bien déduit de dire: Je suis pensant, donc je suis une pensée ; ou bien : Je suis intelligent, donc je suis un entendement. Car de la même façon je pourrais dire: Je suis promenant, donc je suis une promenade.

M. Descartes donc prend la chose intelligente et l'intellection, qui en est l'acte, pour une même chose; ou du moins il dit que c'est le même que la chose qui entend et l'entendement, qui est une puissance ou faculté d'une chose intelligente. Néanmoins tous les philosophes distinguent le sujet de ses facultés et de ses actes, c'est-à-dire de ses propriétés et de ses essences; car c'est autre chose que la chose même qui est, et autre chose que son essence; il se peut donc faire qu'une chose qui pense soit le sujet de l'esprit, de la raison ou de l'entendement, et partant que ce soit quelque chose de corporel, dont le contraire est pris ou avancé, et n'est pas prouvé. Et néanmoins c'est en cela que consiste le fondement de la conclusion qu'il semble que M. Descartes veuille établir.

Au même endroit il dit : « Je connais que j'existe, et je cher«< che quel je suis, moi que je connais être. Or il est très-certain << que cette notion et connaissance de moi-même, ainsi précisé«ment prise, ne dépend point des choses dont l'existence ne « m'est pas encore connue. »

Il est très-certain que la connaissance de cette proposition: J'existe, dépend de celle-ci : Je pense, comme il nous a fort bien enseigné; mais d'où nous vient la connaissance de celle-ci: Je pense? Certes, ce n'est point d'autre chose que de ce que nous ne pouvons concevoir aucun acte sans son sujet, comme la pensée sans une chose qui pense, la science sans une chose qui sache, et la promenade sans une chose qui se promène.

Et de là il semble suivre qu'une chose qui pense est quelque chose de corporel; car les sujets de tous les actes semblent être seulement entendus sous une raison corporelle, ou sous une raison de matière, comme il a lui-même montré un peu après par l'exemple de la cire, laquelle, quoique sa couleur, sa dureté, sa figure et tous ses autres actes soient changés, est toujours conçue être la même chose, c'est-à-dire la même matière sujette à tous ces changements. Or ce n'est pas par une autre pensée que j'infère que je pense; car encore que quelqu'un puisse penser qu'il a pensé, laquelle pensée n'est rien autre chose qu'un

souvenir, néanmoins il est tout à fait impossible de penser qu'on pense, ni de savoir qu'on sait : car ce serait une interrogation qui ne finirait jamais: D'où savez-vous que vous savez que vous savez que vous savez, etc.

Et partant, puisque la connaissance de cette proposition: J'ixiste, dépend de la connaissance de celle-ci : Je pense, et la connaissance de celle-ci de ce que nous ne pouvons séparer la pensée d'une matière qui pense, il semble qu'on doit plutôt inférer qu'une chose qui pense est matérielle qu'immatérielle.

RÉPONSE

Où j'ai dit : « c'est-à-dire un esprit, une âme, un entendement, une raison, » etc., je n'ai point entendu par ces noms les seules facultés, mais les choses douées de la faculté de penser, comme par les deux premiers on a coutume d'entendre, et assez souvent aussi par les deux derniers: ce que j'ai si souvent expliqué, et en termes si exprès, que je ne vois pas qu'il y ait eu lieu d'en douter.

Et il n'y a point ici de rapport ou de convenance entre la pro menade et la pensée, parce que la promenade n'est jamais prise autrement que pour l'action même; mais la pensée se prend quelquefois pour l'action, quelquefois pour la faculté, et quelquefois pour la chose en laquelle réside cette faculté.

Et je ne dis pas que l'intellection et la chose qui entend soient une même chose, non pas même la chose qui entend et l'entendement, si l'entendement est pris pour une faculté, mais seulement lorsqu'il est pris pour la chose même qui entend. Or j'avoue franchement que pour signifier une chose ou une substance, laquelle je voulais dépouiller de toutes les choses qui ne lui appartiennent point, je me suis servi de termes autant simples et abstraits que j'ai pu; comme au contraire ce philosophe, pour signifier la même substance, en emploie d'autres fort concrets et composés, à savoir, ceux de sujet, de matière et de corps, afin d'empêcher autant qu'il peut qu'on ne puisse séparer la pensée d'avec le corps. Et je ne crains pas que la façon dont il se sert, qui est de joindre ainsi plusieurs choses ensemble, soit trouvée plus propre pour parvenir à la connaissance de la vérité qu'est la mienne, par laquelle je distingue autant que je puis chaque chose. Mais ne nous arrêtons pas da

vantage aux paroles, venons à la chose dont il est question.

« Il se peut faire, dit-il, qu'une chose qui pense soit quelque «< chose de corporel, dout le contraire est pris ou avancé et n'est «< pas prouvé. » Tant s'en faut. Je n'ai point avancé le contraire et ne m'en suis en façon quelconque servi pour fondement ; mais je l'ai laissé entièrement indéterminé jusqu'à la sixième Méditation, dans laquelle il est prouvé.

En après il dit fort bien que « nous ne pouvons concevoir <«< aucun acte sans son sujet, comme la pensée sans une chose «< qui pense, parce que la chose qui pense n'est pas un rien ; »> mais c'est sans aucune raison et contre toute bonne logique, et même contre la façon ordinaire de parler, qu'il ajoute que « de <«<là il semble suivre qu'une chose qui pense est quelque chose « de corporel; » car les sujets de tous les actes sont bien à la vérité entendus comme étant des substances, ou si vous voulez comme des matières, à savoir, des matières métaphysiques, mais non pas pour cela comme des corps. Au contraire, tous les logiciens, et presque tout le monde avec eux, ont coutume de dire qu'entre les substances les unes sont spirituelles et les autres corporelles. Et je n'ai prouvé autre chose par l'exemple de la cire, sinon que la couleur, la dureté, la figure, etc., n'appartiennent point à la raison formelle de la cire, c'est-à-dire qu'on peut concevoir tout ce qui se trouve nécessairement dans la cire sans avoir besoin pour cela de penser à elle; je n'ai point aussi parlé en ce lieu-là de la raison formelle de l'esprit, ni même de celle du corps.

Et il ne sert de rien de dire, comme fait ici ce philosophe, qu'une pensée ne peut pas être le sujet d'une autre pensée. Car qui a jamais feint cela que lui? Mais je tâcherai ici d'expliquer en peu de paroles tout le sujet dont est question:

Il est certain que la pensée ne peut pas être sans une chose qui pense, et en général aucun accident ou aucun acte ne peut être sans une substance de laquelle il soit l'acte. Mais d'autant que nous ne connaissons pas la substance immédiatement par elle-même, mais seulement parce qu'elle est le sujet de quelques actes, il est fort convenable à la raison, et l'usage même le requiert, que nous appelions de divers noms ces substances que nous connaissons être les sujets de plusieurs actes ou accidents entièrement différents, et qu'après cela nous examinions si ces divers noms signifient des choses différentes, ou une seule

et même chose. Or il y a certains actes que nous appelons corporels, comme la grandeur, la figure, le mouvement, et toutes les autres choses qui peuvent être conçues sans une extension locale; et nous appelons du nom de corps la substance en laquelle ils résident; et on ne peut pas feindre que ce soit une autre substance qui soit le sujet de la figure, une autre qui soit le sujet du mouvement local, etc., parce que tous ces actes conviennent entre eux, en ce qu'ils présupposent l'étendue. En après, il y a d'autres actes que nous appelons intellectuels, comme entendre, vouloir, imaginer, sentir, etc., tous lesquels conviennent entre eux en ce qu'ils ne peuvent être sans pensée, ou perception, ou conscience et connaissance; et la substance en laquelle ils résident, nous la nommons une chose qui pense, ou un esprit, ou de tel autre nom qu'il nous plaît, pourvu que nous ne la confondions point avec la substance corporelle: d'autant que les actes intellectuels n'ont aucune affinité avec les actes corporels, et que la pensée, qui est la raison commune en laquelle ils conviennent, differe totalement de l'extension, qui est la raison commune des autres.

Mais après que nous avons formé deux concepts clairs et distincts de ces deux substances, il est aisé de connaître, par ce qui a été dit en la sixième Méditation, si elles ne sont qu'une même chose, ou si elles en sont deux différentes.

OBJECTION TROISIÈME.'

Sur la seconde Méditation.

« Qu'y a-t-il donc qui soit distingué de ma pensée, qu’y a-t« il que l'on puisse dire être séparé de moi-même ? »

Quelqu'un répondra peut-être à cette question: « Je suis distingué de ma pensée moi-même qui pense; et quoiqu'elle ne soit pas à la vérité séparée de moi-même, elle est néanmoins différente de moi de la même façon que la promenade, comme il a été dit ci-dessus, est distinguée de celui qui se promène. Que si M. Descartes montre que celui qui entend et l'entendement sont une même chose, nous tomberons dans cette façon de parler scolastique: L'entendement entend, la vue voit, la volonté veut; et, par une juste analogie, on pourra dire que la promenade, ou du moins la faculté de se promener, se promène; tou

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