Page images
PDF
EPUB

qu'aux choses que nous concevons clairement et distinctement, car on ne saurait feindre un autre bon usage de cette faculté), ce ne serait pas sans raison que Dieu, qui nous l'a donnée, serait tenu pour un trompeur.

Et ainsi vous voyez qu'après avoir connu que Dieu existe il est nécessaire de feindre qu'il soit trompeur si nous voulons révoquer en doute les choses que nous concevons clairement et distinctement; et parce que cela ne se peut pas même feindre, il faut nécessairement admettre ces choses comme très-vraies et très-assurées. Mais d'autant que je remarque ici que vous vous arrêtez encore aux doutes que j'ai proposés dans ma première Méditation, et que je pensais avoir levés assez exactement dans les suivantes, j'expliquerai ici derechef le fondement sur lequel il me semble que toute la certitude humaine peut être appuyée.

Premièrement, aussitôt que nous pensons concevoir clairement quelque vérité, nous sommes naturellement portés à la croire. Et si cette croyance est si ferme que nous ne puissions jamais avoir aucune raison de douter de ce que nous croyons de la sorte, il n'y a rien à rechercher davantage, nous avons touchant cela toute la certitude qui se peut raisonnablement souhaiter. Car que nous importe si peut-être quelqu'un feint que cela même de la vérité duquel nous sommes si fortement persuadés paraît faux aux yeux de Dieu ou des anges, et que partant, absolument parlant, il est faux? qu'avons-nous à faire de nous mettre en peine de cette fausseté absolue, puisque nous ne la croyons point du tout, et que nous n'en avons pas même le moindre soupçon ? Car nous supposons une croyance ou une persuasion si ferme qu'elle ne puisse être ébranlée, laquelle par conséquent est en tout la même chose qu'une très-parfaite certitude. Mais on peut bien douter si l'on a quelque certitude de cette nature, ou quelque persuasion qui soit ferme et immuable.

Et certes, il est manifeste qu'on n'en peut pas avoir des choses obscures et confuses, pour peu d'obscurité ou de confusion que nous y remarquions; car cette obscurité, quelle qu'elle soit, est une cause assez suffisante pour nous faire douter de ces choses. On n'en peut pas avoir aussi des choses qui ne sont aperçues que par les sens, quelque clarté qu'il y ait en leur perception, parce que nous avons souvent remarqué que dans le sens il peut y avoir de l'erreur, comme lorsqu'un hydropique a so ou que

la neige paraît jaune à celui qui a la jaunisse; car celui-là ne la voit pas moins clairement et distinctement de la sorte que nous, à qui elle paraît blanche; il reste donc que, si on en peut avoir, ce soit seulement des choses que l'esprit conçoit clairement et distinctement.

Or, entre ces choses il y en a de si claires et tout ensemble de si simples, qu'il nous est impossible de penser à elles que nous ne les croyions être vraies: par exemple, que j'existe lorsque je pense; que les choses qui ont une fois été faites ne peuvent n'avoir point été faites, et autres choses semblables, dont il est manifeste que nous avons une parfaite certitude. Car nous ne pouvons pas douter de ces choses-là sans penser à elles, mais nous n'y pouvons jamais penser sans croire qu'elles sont vraies, comme je viens de dire; donc nous n'en pouvons douter que nous ne les croyions être vraies, c'est-à-dire que nous n'en pouvons jamais douter.

Et il ne sert de rien de dire que « nous avons souvent expéri« menté que des personnes se sont trompées en des choses « qu'elles pensaient voir plus clairement que le soleil; » car nous n'avons jamais vu, ni nous ni personne, que cela soit arrivé à ceux qui ont tiré toute la clarté de leur perception de l'entendement seul, mais bien à ceux qui l'ont prise des sens ou de quelque faux préjugé. Il ne sert aussi de rien de vouloir feindre que peut-être ces choses semblent fausses à Dieu ou aux anges, parce que l'évidence de notre perception ne nous permettra jamais d'écouter celui qui le voudrait feindre et qui nous le voudrait persuader.

Il y a d'autres choses que notre entendement conçoit aussi fort clairement lorsque nous prenons garde de près aux raisons d'où dépend leur connaissance, et pour ce nous ne pouvons pas alors en douter; mais parce que nous pouvons oublier ces raisons, et cependant nous ressouvenir des conclusions qui en ont été tirées, on demande si on peut avoir une ferme et immuable persuasion de ces conclusions tandis que nous nous ressouvenons qu'elles ont été déduites de principes très-évidents; car ce souvenir doit être supposé pour pouvoir être appelées des conclusions. Et je réponds que ceux-là en peuvent avoir qui connaissent tellement Dieu qu'ils savent qu'il ne se peut pas faire que la faculté d'entendre, qui leur a été donnée par lui, ait autre chose que la vérité pour objet; mais que les autres

n'en ont point: et cela a été si clairement expliqué à la fin de la cinquième Méditation, que je ne pense pas y devoir ici rien ajouter.

En cinquième lieu, je m'étonne que vous niiez que la volonté se met en danger de faillir lorsqu'elle poursuit et embrasse les connaissances obscures et confuses de l'entendement; car, qu'est-ce qui la peut rendre certaine si ce qu'elle suit n'est pas clairement connu? Et quel a jamais été le philosophe ou le théologien, ou bien seulement l'homme usant de raison, qui n'ait confessé que le danger de faillir où nous nous exposons est d'autant moindre que plus claire est la chose que nous concevons auparavant que d'y donner notre consentement ; et que ceux-là pèchent qui, sans connaissance de cause, portent quelque jugement? Or, nulle conception n'est dite obscure ou confuse, sinon parce qu'il y a en elle quelque chose de contenu qui n'est pas connu.

Et partant, ce que vous objectez touchant la foi qu'on doit embrasser n'a pas plus de force contre moi que contre tous ceux qui ont jamais cultivé la raison humaine, et, à vrai dire, elle n'en a aucune contre pas un. Car, encore qu'on die que la foi a pour objet des choses obscures, néanmoins ce pourquoi nous les croyons n'est pas obscur, mais il est plus clair qu'aucune lumière naturelle. D'autant qu'il faut distinguer entre la matière ou la chose à laquelle nous donnons notre créance et la raison formelle qui meut notre volonté à la donner, car c'est dans cette seule raison formelle que nous voulons qu'il y ait de la clarté et de l'évidence. Et quant à la matière, personne n'a jamais nié qu'elle peut être obscure, voire l'obscurité même; car, quand je juge que l'obscurité doit être ôtée de nos pensées pour leur pouvoir donner notre consentement sans aucun danger de faillir, c'est l'obscurité même qui me sert de matière, pour former un jugement clair et distinct.

Outre cela, il faut remarquer que la clarté ou l'évidence par laquelle notre volonté peut être excitée à croire est de deux sortes l'une qui part de la lumière naturelle, et l'autre qui vient de la grâce divine.

Or, quoiqu'on die ordinairement que la foi est des choses obscures, toutefois cela s'entend seulement de sa matière, et non point de la raison formelle pour laquelle nous croyons; car, au contraire, cette raison formelle consiste en une certaine

lumière intérieure, de laquelle Dieu nous ayant surnaturellement éclairés, nous avons une confiance certaine que les choses qui nous sont proposées à croire ont été révélées par lui, et qu'il est entièrement impossible qu'il soit menteur et qu'il nous trompe, ce qui est plus assuré que toute autre lumière naturelle, et souvent même plus évident à cause de la lumière de la grâce. Et certes les Turcs et les autres infidèles, lorsqu'ils n'embrassent point la religion chrétienne, ne pèchent pas pour ne vouloir point ajouter foi aux choses obscures comme étant obscures; mais ils pèchent, ou de ce qu'ils résistent à la grâce divine qui les avertit intérieurement, ou que, péchant en d'autres choses, ils se rendent indignes de cette grâce. Et je dirai hardiment qu'un infidèle qui, destitué de toute grâce surnaturelle et ignorant tout à fait que les choses que nous autres chrétiens croyons ont été révélées de Dieu, néanmoins, attiré par quelques faux raisonnements, se porterait à croire ces mêmes choses qui lui seraient obscures, ne serait pas pour cela fidèle, mais plutôt qu'il pécherait en ce qu'il ne se servirait pas comme il faut de sa raison.

Et je ne pense pas que jamais aucun théologien orthodoxe ait eu d'autres sentiments touchant cela; et ceux aussi qui liront mes Méditations n'auront pas sujet de croire que je n'aie point connu cette lumière surnaturelle, puisque, dans la quatrième, où j'ai soigneusement recherché la cause de l'erreur ou fausseté, j'ai dit, en paroles expresses, «qu'elle dispose l'inté«rieur de notre pensée à vouloir, et que néanmoins elle ne di<< minue point la liberté. »

Au reste, je vous prie ici de vous souvenir que, touchant les choses que la volonté peut embrasser, j'ai toujours mis une très-grande distinction entre l'usage de la vie et la contemplation de la vérité. Car, pour ce qui regarde l'usage de la vie, tant s'en faut que je pense qu'il ne faille suivre que les choses que nous connaissons très-clairement, qu'au contraire je tiens qu'il ne faut pas même toujours attendre les plus vraisemblables, mais qu'il faut quelquefois, entre plusieurs choses tout à fait inconnues et incertaines, en choisir une et s'y déterminer, et après cela s'y arrêter aussi fermement (lant que nous ne voyons point de raisons au contraire) que si nous l'avions choisie pour des raisons certaines et très-évidentes, ainsi que je l'ai déjà expliqué dans le Discours de la Méthode. Mais où il ne s'agit

que de la contemplation de la vérité, qui a jamais nié qu'il faille suspendre son jugement à l'égard des choses obscures et qui ne sont pas assez distinctement connues? Or, que cette seule contemplation de la vérité soit le seul but de mes Méditations, outre que cela se reconnaît assez clairement par ellesmêmes, je l'ai de plus déclaré en paroles expresses sur la fin de la première, en disant que « je ne pouvais pour lors user de << trop de défiance, d'autant que je ne m'appliquais pas aux <«< choses qui regardent l'usage de la vie, mais seulement à la « recherche de la vérité. »

En sixième lieu, où vous reprenez la conclusion d'un syllogisme que j'avais mis en forme, il semble que vous péchiez vous-mêmes en la forme; car pour conclure ce que vous voulez, la majeure devait être telle: «Ce que clairement et distinc<< tement nous concevons appartenir à la nature de quelque chose, «< cela peut être dit ou affirmé avec vérité appartenir à la nature << de cette chose; » et ainsi elle ne contiendrait rien qu'une inutile et superflue répétition. Mais la majeure de mon argument a été telle: « Ce que clairement et distinctement nous concevons

appartenir à la nature de quelque chose, cela peut être dit ou << affirmé avec vérité de cette chose. » C'est-à-dire, si être animal appartient à l'essence ou à la nature de l'homme, on peut assurer que l'homme est animal; si avoir les trois angles égaux à deux droits appartient à la nature du triangle rectiligne, on peut assurer que le triangle rectiligne a ses trois angles égaux à deux droits; si exister appartient à la nature de Dieu, on peut assurer que Dieu existe, etc. Et la mineure a été telle: «< Or est-il qu'il appartient à la nature de Dieu d'exister. >> D'où il est évident qu'il faut conclure comme j'ai fait, c'est à savoir: << Donc on peut avec vérité assurer de Dieu qu'il existe; » et non pas, comme vous voulez: «Donc nous pouvons assurer «< avec vérité qu'il appartient à la nature de Dieu d'exister. » Et partant, pour user de l'exception que vous apportez ensuite, il vous eût fallu nier la majeure, et dire que ce que nous concevons clairement et distinctement appartenir à la nature de quelque chose ne peut pas pour cela être dit ou affirmé de cette chose, si ce n'est que sa nature soit possible ou ne répugne point. Mais voyez, je vous prie, la faiblesse de cette exception. Car, ou bien par ce mot de possible vous entendez, comme l'on fait d'ordinaire, tout ce qui ne répugne point à la pensée hu

« PreviousContinue »