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ce qui certes ne serait pas ainsi si cette idée n'était rien autre chose en nous qu'une fiction.

Et elle ne serait pas aussi conçue si exactement de la même façon de tout le monde; car c'est une chose très-remarquable que tous les métaphysiciens s'accordent unanimement dans la description qu'ils font des attributs de Dieu, au moins de ceux qui peuvent être connus par la seule raison humaine, en telle sorte qu'il n'y a aucune chose physique ni sensible, aucune chose dont nous avons une idée si expresse et si palpable, touchant la nature de laquelle il ne se rencontre chez les philosoples une plus grande diversité d'opinions qu'il ne s'en rencontre touchant celle de Dieu.

Et certes jamais les hommes ne pourraient s'éloigner de la vraie connaissance de cette nature divine s'ils voulaient seulement porter leur attention sur l'idée qu'ils ont de l'Ètre souverainement parfait. Mais ceux qui mêlent quelques autres idées avec celle-là composent par ce moyen un Dieu chimérique, en la nature duquel il y a des choses qui se contrarient; et, après l'avoir ainsi composé, ce n'est pas merveille, s'ils nient qu'un tel Dieu, qui leur est représenté par une fausse idée, existe. Ainsi, lorsque vous parlez ici d'un être corporel très-parfait, si vous prenez le nom de très-parfait absolument, en sorte que vous entendiez que le corps est un être dans lequel toutes les perfections se rencontrent, vous dites des choses qui se contrarient, d'autant que la nature du corps enferme plusieurs imperfections par exemple, que le corps soit divisible en parties, que chacune de ses parties ne soit pas l'autre, et autres semblables; car c'est une chose de soi manifeste que c'est une plus grande perfection de ne pouvoir être divisé que de le pouvoir être, etc.; que si vous entendez seulement ce qui est très-parfait dans le genre du corps, cela n'est point le vrai Dieu.

Ce que vous ajoutez de l'idée d'un ange, laquelle est plus parfaite que nous, à savoir, qu'il n'est pas besoin qu'elle ait été mise en nous par un ange, j'en demeure aisément d'accord; car j'ai déjà dit moi-même, dans la troisième Méditation, qu'elle « peut être composée des idées que nous avons de Dieu et de l'homme. » Et cela ne m'est en aucune façon contraire.

Quant à ceux qui nient d'avoir en eux l'idée de Dieu, et qui au licu d'elle forgent quelque idole, etc., ceux-là, dis-je, nient le nom et accordent la chose: certainement je ne pense pas

que cette idée soit de même nature que les images des choses matérielles dépeintes en la fantaisie; mais, au contraire, je crois qu'elle ne peut être conçue que par l'entendement seul, et qu'en effet elle n'est que cela même que nous apercevons par son moyen, soit lorsqu'il conçoit, soit lorsqu'il juge, soit lorsqu'il raisonne. Et je prétends maintenir que de cela seul que quelque perfection qui est au-dessus de moi devient l'objet de mon entendement, en quelque façon que ce soit qu'elle se présente à lui: par exemple, de cela seul que j'aperçois que je ne puis jamais, en nombrant, arriver au plus grand de tous les nombres, et que de là je connais qu'il y a quelque chose en matière de nombrer qui surpasse mes forces, je puis conclure nécessairement, non pas à la vérité qu'un nombre infini existe, ni aussi que son existence implique contradiction, comme vous dites; mais que cette puissance que j'ai de comprendre qu'il y a toujours quelque chose de plus à concevoir dans le plus grand des nombres que je ne puis jamais concevoir, ne me vient pas de moi-même, et que je l'ai reçue de quelque autre être qui est plus parfait que je ne suis.

Et il importe fort peu qu'on donne le nom d'idée à ce concept d'un nombre indéfini, ou qu'on ne le lui donne pas. Mais, pour entendre quel est cet être plus parfait que je ne suis, et si ce n'est point ce même nombre dont je ne puis trouver la fin qui est réellement existant et infini, ou bien si c'est quelque autre chose, il faut considérer toutes les autres perfections, lesquelles, outre la puissance de me donner cette idée, peuvent être en la même chose en qui est cette puissance; et ainsi on trouvera que cette chose est Dieu.

Enfin, lorsque Dieu est dit être inconcevable, cela s'entend d'une pleine et entière conception qui comprenne et embrasse parfaitement tout ce qui est en lui, et non pas de cette médiocre et imparfaite qui est en nous, laquelle néanmoins suffit pour connaître qu'il existe. Et vous ne prouvez rien contre moi en disant que l'idée de l'unité de toutes les perfections qui sont en Dieu est formée de la même façon que l'unité générique et celle des autres universaux. Mais néanmoins elle en est fort différente; car elle dénote une particulière et positive perfection en Dieu, au lieu que l'unité générique n'ajoute rien de réel à la nature de chaque individu.

En troisième lieu, où j'ai dit que nous ne pouvons rien sa

voir certainement, si nous ne connaissons premièrement que Dieu existe, j'ai dit en termes exprès que je ne parlais que de la science de ces conclusions, « dont la mémoire nous peut << revenir en l'esprit lorsque nous ne pensons plus aux raisons « d'où nous les avons tirées. » Car la connaissance des premiers principes ou axiomes n'a pas accoutumé d'être appelée science par les dialecticiens. Mais quand nous apercevons que nous sommes des choses qui pensent, c'est une première notion qui n'est tirée d'aucun syllogisme et lorsque quelqu'un dit: Je pense, donc je suis, ou j'existe, il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi; il la voit par une simple inspection de l'esprit : comme il paraît de ce que, s'il la déduisait d'un syllogisme, il aurait dû auparavant connaîtrė cette majeure: Tout ce qui pense est ou existè. Mais au contraire elle lui est enseignée de ce qu'il sent en lui-même qu'il ne se peut pas faire qu'il pense s'il n'existe. Car c'est le propre de notre esprit de former les propositions générales de la connaissance des particulières.

Or, qu'un athée puisse connaître clairement que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, je ne le nie pas; mais je maintiens seulement que la connaissance qu'il en à n'est pas une vraie science, parce que toute connaissance qui peut être rendue douteuse ne doit pas être appelée du nom de science; et puisque l'on suppose que celui-là est un athée, il ne peut pas être certain de n'être point déçu dans les choses qui lui semblent être très-évidentes, comme il a déjà été montré ci-devant; et encore que peut-être ce doute ne lui vienne point en la pensée, il lui peut néanmoins venir s'il l'examine, ou s'il lui est proposé par un autre, et jamais il ne sera hors du danger de l'avoir si premièrement il ne reconnaît un Dieu.

Et n'importe pas que peut-être il estime qu'il a des démonstrations pour prouver qu'il n'y a point de Dieu; car ces démonstrations prétendues étant fausses, on lui en peut toujours faire connaître la fausseté, et alors on le fera changer d'opinion. Ce qui, à la vérité, ne sera pas difficile, si, pour toutes raisons, il apporte seulement celles que vous alléguez ici : c'est à savoir que l'infini en tout genre de perfection exclut toute autre sorte d'étre, etc.

Car, premièrement, si on lui demande d'où il a pris que cette exclusion de tous les autres êtres appartient à la nature de l'infini, il n'aura rien qu'il puisse répondre pertinemment; d'autant que, par le nom d'infini, on n'a pas coutume d'entendre ce qui exclut l'existence des choses finies, et qu'il ne peut rien savoir de la nature d'une chose qu'il pense n'être rien du tout, et par conséquent n'avoir point de nature, sinon ce qui est contenu dans la seule et ordinaire signification du nom de cette chose.

De plus, à quoi servirait l'infinie puissance de cet infini imaginaire, s'il ne pouvait jamais rien créer? et enfin de ce que nous expérimentons avoir en nous-mêmes quelque puissance de penser, nous concevons facilement qu'une telle puissance peut être en quelque autre, et même plus grande qu'en nous; mais encore que nous pensions que celle-là s'augmente à l'infini, nous ne craindrons pas pour cela que la nôtre devienne moindre. Il en est de même de tous les autres attributs de Dieu, même de la puissance de produire quelques effets hors de soi, pourvu que nous supposions qu'il n'y en a point en nous qui ne soit soumise à la volonté de Dieu; et partant il peut être conçu tout à fait infini sans aucune exclusion des choses créées.

En quatrième lieu, lorsque je dis que Dieu ne peut mentir ni être trompeur, je pense convenir avec tous les théologiens qui ont jamais été et qui seront à l'avenir. Et tout ce que vous alléguez au contraire n'a pas plus de force que si, ayant nié que Dieu se mît en colère ou qu'il fût sujet aux autres passions de l'âme, vous m'objectiez les lieux de l'Écriture où il semble que quelques passions humaines lui sont attribuées. Car tout le monde connaît assez la distinction qui est entre ces façons de parler de Dieu dont l'Écriture se sert ordinairement, qui sont accommodées à la capacité du vulgaire, et qui contiennent bien quelque vérité, mais seulement en tant qu'elle est rapportée aux hommes; et celles qui expriment une vérité plus simple et plus pure, et qui ne change point de nature, encore qu'elle ne leur soit point rapportée, desquelles chacun doit user en philosophant, et dont j'ai dû principalement me servir dans mes Méditations, vu qu'en ce lieu-là même je ne supposais pas encore qu'aucun homme me fût connu, et que je ne me considérais pas non plus en tant que composé de corps et d'esprit, mais comme un esprit seulement. D'où il est évident que je n'ai

point parlé en ce lieu-là du mensonge qui s'exprime par des paroles, mais seulement de la malice interne et formelle qui se rencontre dans la tromperie, quoique néanmoins ces paroles que vous apportez du prophète : Encore quarante jours, et Ninive sera subvertie, ne soient pas même un mensonge verbal, mais une simple menace, dont l'événement dépendait d'une condition; et lorsqu'il est dit que Dieu a endurci le cœur de Pharaon, ou quelque chose de semblable, il ne faut pas penser qu'il ait fait cela positivement, mais seulement négativement, à savoir, ne donnant pas à Pharaon une grâce efficace pour se convertir.

Je ne voudrais pas néanmoins condamner ceux qui disent que Dieu peut proférer par ses prophètes quelque mensonge verbal, tels que sont ceux dont se servent les médecins quand ils déçoivent leurs malades pour les guérir, c'est-à-dire qui fût exempt de toute la malice qui se rencontre ordinairement dans la tromperie; mais, bien davantage, nous voyons quelquefois que nous sommes réellement trompés par cet instinct naturel qui nous a été donné de Dieu, comme lorsqu'un hydropique a soif; car alors il est réellement poussé à boire par la nature qui lui a été donnée de Dieu pour la conservation de son corps, quoique néanmoins cette nature le trompe, puisque le boire lui doit être nuisible; mais j'ai expliqué dans la sixième Méditation comment cela peut compatir avec la bonté et la vérité de Dieu. Mais dans les choses qui ne peuvent pas être ainsi expliquées, à savoir, dans nos jugements très-clairs et très-exacts, lesquels, s'ils étaient faux, ne pourraient être corrigés par d'autres plus clairs, ni par l'aide d'aucune autre faculté naturelle, je soutiens hardiment que nous ne pouvons être trompés. Car Dieu étant le souverain Ètre, il est aussi nécessairement le souverain bien et la souveraine vérité, et partant il répugne que quelque chose vienne de lui qui tende positivement à la fausseté. Mais puisqu'il ne peut y avoir en nous rien de réel qui ne nous ait été donné par lui, comme il a été démontré en prouvant son existence, et puisque nous avons en nous une faculté réelle pour connaître le vrai et le distinguer d'avec le faux, comme on le peut prouver de cela seul que nous avons en nous les idées du vrai et du faux, si cette faculté ne tendait au vrai, au moins lorsque nous nous en servons comme il faut (c'est-à-dire lorsque nous ne donnons notre consentement

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