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Vous demandez ici comment je démontre que le corps ne peut penser; mais pardonnez-moi si je réponds que je n'ai pas encore donné lieu à cette question, n'ayant commencé à en traiter que dans la sixième Méditation, par ces paroles : « C'est as«sez que je puisse clairement et distinctement concevoir une << chose sans une autre pour être certain que l'une est distincte << ou différente de l'autre, » etc.; et un peu après : « Encore « que j'aie un corps qui me soit fort étroitement conjoint, néan<< moins, parce que, d'un côté, j'ai une claire et distincte idée << de moi-même en tant que je sens seulement une chose qui « pense, et non étendue, et que, d'un autre, j'ai une claire et << distincte idée du corps, en tant qu'il est seulement une chose « étendue et qui ne pense point, il est certain que moi, c'est-à« dire mon esprit ou mon âme, par laquelle je suis ce que je « suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, « et qu'elle peut être ou exister sans lui. » A quoi il est aisé d'ajouter: « Tout ce qui peut penser est esprit ou s'appelle esprit. » Mais, puisque le corps et l'esprit sont réellement distincts, nul corps n'est esprit, donc nul corps ne peut penser. Et, certes, je ne vois rien en cela que vous puissiez nier; car nierez-vous qu'il suffit que nous concevions clairement une chose sans une autre pour savoir qu'elles sont réellement distinctes? Donneznous donc quelque signe plus certain de la distinction réelle, si toutefois on en peut donner aucun. Car que direz-vous ? Sera-ce que ces choses-là sont réellement distinctes, chacune desquelles peut exister sans l'autre? Mais derechef je vous demanderai d'où vous connaissez qu'une chose peut exister sans une autre: car, afin que ce soit un signe de distinction, il est nécessaire qu'il soit connu. Peut-être direz-vous que les sens vous le font connaître, parce que vous voyez une chose en l'absence de l'autre, ou que vous la touchez, etc. Mais la foi des sens est plus incertaine que celle de l'entendement; et il se peut faire en plusieurs façons qu'une seule et même chose paraisse à nos sens sous diverses formes, ou en plusieurs lieux ou manières, et qu'ainsi elle soit prise pour deux. Et enfin, si vous vous ressouvenez de ce qui a été dit de la cire à la fin de la seconde Méditation, vous saurez que les corps mêmes ne sont pas proprement connus par les sens, mais par le seul entendement; en telle sorte que sentir une chose sans une autre n'est rien autre chose sinon avoir l'idée d'une chose, et savoir que cette idée

n'est pas la même que l'idée d'une autre : or cela ne peut être connu d'ailleurs que de ce qu'une chose est conçue sans l'autre; et cela ne peut être certainement connu si l'on n'a l'idée claire et distincte de ces deux choses: et ainsi ce signe de réelle distinction doit être réduit au mien pour être certain.

Que s'il y en a qui nient qu'ils aient des idées distinctes de l'esprit et du corps, je ne puis autre chose que les prier de considérer assez attentivement les choses qui sont contenues dans cette seconde Méditation, et de remarquer que l'opinion qu'ils ont que les parties du cerveau concourent avec l'esprit pour former nos pensées n'est fondée sur aucune raison positive, mais seulement sur ce qu'ils n'ont jamais expérimenté d'avoir été sans corps, et qu'assez souvent ils ont été empêchés par lui dans leurs opérations; et c'est le même que si quelqu'un, de ce que dès son enfance il aurait eu des fers aux pieds, estimait que ces fers fissent une partie de son corps, et qu'ils lui fussent nécessaires pour marcher.

En second lieu, lorsque vous dites que a nous trouvons de « nous-mêmes un fondement suffisant pour former l'idée de Dieu,» vous ne dites rien de contraire à mon opinion; car j'ai dit moi-même en termes exprès, à la fin de la troisième Médi«<tation, » que cette idée est née avec moi, et qu'elle ne me << vient point d'ailleurs que de moi-même. J'avoue aussi que « nous la pourrions former encore que nous ne sussions pas << qu'il y a un souverain Ètre, mais non pas si en effet il n'y en << avait point; car au contraire j'ai averti que toute la force de << mon argument consiste en ce qu'il ne se pourrait faire que la « faculté de former cette idée fût en moi si je n'avais été créé << de Dieu. >>

Et ce que vous dites des mouches, des plantes, etc., ne prouve en aucune façon que quelque degré de perfection peut être dans un effet qui n'ait point été auparavant dans sa cause. Car, ou il est certain qu'il n'y a point de perfection dans les animaux qui n'ont point de raison qui ne se rencontre aussi dans les corps inanimés, ou, s'il y en a quelqu'une, qu'elle leur vient d'ailleurs, et que le soleil, la pluie et la terre ne sont point les causes totales de ces animaux. Et ce serait une chose fort éloiguée de la raison si quelqu'un, de cela seul qu'il ne connait point de cause qui concoure à la génération d'une mouche et qui ait autant de degrés de perfection qu'en a une mouche,

n'étant pas cependant assuré qu'il n'y en ait point d'autres que celles qu'il connaît, prenait de là occasion de douter d'une chose laquelle, comme je dirai tantôt plus au long, est manifeste par la lumière naturelle.

A quoi j'ajoute que ce que vous objectez ici des mouches, étant tiré de la considération des choses matérielles, ne peut venir en l'esprit de ceux qui, suivant l'ordre de mes méditations, détourneront leurs pensées des choses sensibles pour commencer à philosopher.

Il ne me semble pas aussi que vous prouviez rien contre moi en disant que « l'idée de Dieu qui est en nous n'est qu'un être << de raison. >> Car cela n'est pas vrai, si par un étre de raison l'on entend une chose qui n'est point, mais seulement si toutes les opérations de l'entendement sont prises pour des étres de raison, c'est-à-dire pour des êtres qui partent de la raison; auquel sens tout ce monde peut aussi être appelé un être de raison divine, c'est-à-dire un être créé par un simple acte de l'entendement divin. Et j'ai déjà suffisamment averti en plusieurs lieux que je parlais seulement de la perfection ou réalité objective de cete idée de Dieu, laquelle ne requiert pas moins une cause qui contienne en effet tout ce qui n'est contenu en elle qu'objectivement ou par représentation que fait l'artifice objectif ou représenté qui est en l'idée que quelque artisan a d'une machine fort artificielle.

Et certes je ne vois pas que l'on puisse rien ajouter pour faire connaître plus clairement que cette idée ne peut être en nous si un souverain Être n'existe, si ce n'est que le lecteur, prenant garde de plus près aux choses que j'ai déjà écrites, se délivre lui-même des préjugés qui offusquent peut-être sa lumière naturelle, et qu'il s'accoutume à donner créance aux premières notions, dont les connaissances sont si vraies et si évidentes que rien ne le peut être davantage, plutôt qu'à des opinions obscures et fausses, mais qu'un long usage a profondément gravées en nos esprits. Car, qu'il n'y ait rien dans un effet qui n'ait été d'une semblable ou plus excellente façon dans sa cause, c'est une première notion, et si évidente qu'il n'y en a point de plus claire; et cette autre commune notion, que de rien rien ne se fait, la comprend en soi, parce que, si on accorde qu'il y ait quelque chose dans l'effet qui n'ait point été dans sa cause, il faut aussi demeurer d'accord que cela procède du néant; et s'il

est évident que le néant ne peut être la cause de quelque chose, c'est seulement parce que dans cette cause il n'y aurait pas la même chose que dans l'effet. C'est aussi une première notion que toute la réalité, ou toute la perfection, qui n'est qu'objectivement dans les idées, doit être formellement ou éminemment dans leurs causes; et toute l'opinion que nous avons jamais eue de l'existence des choses qui sont hors de notre esprit n'est appuyée que sur elle seule. Car d'où nous a pu venir le soupçon qu'elles existaient, sinon de cela seul que leurs idées venaient par les sens frapper notre esprit? Or, qu'il y ait en nous quelque idée d'un être souverainement puissant et parfait, et aussi que la réalité objective de cette idée ne se trouve point en nous, ni formellement, ni éminemment, cela deviendra manifeste à ceux qui y penserout sérieusement, et qui voudront avec moi prendre la peine d'y méditer; mais je ne le saurais pas mettre par force en l'esprit de ceux qui ne liront mes Méditations que comme un roman, pour se désennuyer, et sans y avoir grande attention. Or de tout cela on conclut très-manifestement que Dieu existe. Et toutefois, en faveur de ceux dont la lumière naturelle est si faible qu'ils ne voient pas que c'est une première notion que « toute la perfection qui est objecti<«<vement dans une idée doit être réellement dans quelqu'une « de ces causes,» je l'ai encore démontré d'une façon plus aisée à concevoir, en montrant que l'esprit qui a cette idée ne peut pas exister par soi-même; et partant je ne vois pas ce que vous pourriez désirer de plus pour donner les mains, ainsi que vous avez promis.

Je ne vois pas aussi que vous prouviez rien contre moi en disant que j'ai peut-être reçu l'idée qui me représente Dieu «<des « pensées que j'ai eues auparavant des enseignements des li«vres, des discours et entretiens de mes amis, etc., et non pas de << mon esprit seul. » Car mon argument aura toujours la même force, si, m'adressant à ceux de qui l'on dit que je l'ai reçue, je leur demande s'ils l'ont par eux-mêmes ou bien par autrui, au lieu de le demander de moi-même; et je conclurai toujours que celui-là est Dieu de qui elle est premièrement dérivée.

Quant à ce que vous ajoutez en ce lieu-là, qu'elle peut être formée de la considération des choses corporelles, cela ne me semble pas plus vraisemblable que si vous disiez que nous n'avons aucune faculté pour ouïr, mais que, par la seule vue des

couleurs, nous parvenons à la connaissance des sons. Car on peut dire qu'il y a plus d'analogie ou de rapport entre les couleurs et les sons qu'entre les choses corporelles et Dieu. Et lorsque vous demandez que j'ajoute quelque chose qui nous élève jusqu'à la connaissance de l'être immatériel ou spirituel, je ne puis mieux faire que de vous renvoyer à ma seconde Méditation, afin qu'au moins vous connaissiez qu'elle n'est pas tout à fait inutile; car que pourrais-je faire ici par une ou deux périodes, si je n'ai pu rien avancer par un long discours préparé seulement pour ce sujet, et auquel il me semble n'avoir pas moins apporté d'industrie qu'en aucun autre écrit que j'aie publié !

Et encore qu'en cette Méditation j'aie seulement traité de l'esprit humain, elle n'est pas pour cela moins utile à faire connaìtre la différence qui est entre la nature divine et celle des choses matérielles. Car je veux bien ici avouer franchement que l'idée que nous avons, par exemple, de l'entendement divin ne me semble point différer de celle que nous avons de notre propre entendement, sinon seulement comme l'idée d'un nombre infini diffère de l'idée du nombre binaire ou du ternaire; et il en est de même de tous les attributs de Dieu dont nous reconnaissons en nous quelque vestige.

Mais outre cela, nous concevons en Dieu une immensité, simplicité ou unité absolue, qui embrasse et contient tous ses autres attributs, et de laquelle nous ne trouvons ni en nous ni ailleurs aucun exemple; mais elle est, ainsi que j'ai dit auparavant, comme la marque de l'ouvrier imprimée sur son ouvrage. Et, par son moyen, nous connaissons qu'aucune des choses que nous concevons être en Dieu et en nous, et que nous considérons en lui par parties, et comme si elles étaient distinctes, à cause de la faiblesse de notre entendement, et que nous les expérimentons telles en nous, ne conviennent point à Dieu et à nous en la façon qu'on nomme univoque dans les écoles; comme aussi nous connaissons que de plusieurs choses particulières qui n'ont point de fin, dont nous avons les idées, comme d'une connaissance sans fin, d'une puissance, d'un nombre, d'une longueur, etc., qui sont aussi sans fin, il y en a quelques-unes qui sont contenues formellement dans l'idée que nous avons de Dieu, comme la connaissance et la puissance, et d'autres qui n'y sont qu'éminemment, comme le nombre et la longueur;

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