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chose soit conçue séparément et distinctement d'une autre, par une abstraction de l'esprit qui conçoive la chose imparfaitement, mais non pas pour faire que deux choses soient conçues tellement distinctes et séparées l'une de l'autre que nous entendions que chacune est un être complet et différent de tout autre; car pour cela il est besoin d'une distinction réelle. Ainsi, par exemple, entre le mouvement et la figure d'un même corps il y a une distinction formelle, et je puis fort bien concevoir le mouvement sans la figure, et la figure sans le mouvement, et l'un et l'autre sans penser particulièrement au corps qui se meut ou qui est figuré; mais je ne puis pas néanmoins concevoir pleinement et parfaitement le mouvement sans quelque corps auquel ce mouvement soit attaché, ni la figure sans quelque corps où réside cette figure, ni enfin je ne puis pas feindre que le mouvement soit une chose dans laquelle la figure ne puisse être, ou la figure en une chose incapable de mouvement. De même je ne puis pas concevoir la justice sans un juste, ou la miséricorde sans un miséricordieux; et on ne peut pas feindre que celui-là même qui est juste ne puisse pas être miséricordieux. Mais je conçois pleinement ce que c'est que le corps (c'est-à-dire je conçois le corps même comme une chose complète), en pensant seulement que c'est une chose étendue, figurée, mobile, etc., encore que je nie de lui toutes les choses qui appartiennent à la nature de l'esprit ; et je conçois aussi que l'esprit est une chose complète, qui doute, qui entend, qui veut, etc., encore que je nie qu'il y ait en lui aucune des choses qui sont contenues en l'idée du corps; ce qui ne se pourrait aucunement faire s'il n'y avait une distinction réelle entre le corps et l'esprit.

Voilà, Messieurs, ce que j'ai eu à répondre aux objections subtiles et officieuses de votre ami commun. Mais si je n'ai pas été assez heureux d'y satisfaire entièrement, je vous prie que je puisse être averti des lieux qui méritent une plus ample explication, ou peut-être même sa censure; que si je puis obtenir cela de lui par votre moyen, je me tiendrai à tous infiniment votre obligé.

DEUXIÈMES OBJECTIONS

RECUEILLIES PAR LE R. P. MERSENNE

DE LA BOUCHE DE DIVERS THÉOLOGIENS ET PHILOSOPHES

CONTRE

LES II, III, IV, Ve ET VI MEDITATIONS,

MONSIEUR,

Puisque, pour confondre les nouveaux géants du siècle, qui osent attaquer l'auteur de toutes choses, vous avez entrepris d'en affermir le trône en démontrant son existence, et que votre dessein semble si bien conduit que les gens de bien peuvent espérer qu'il ne se trouvera désormais personne qui, après avoir lu attentivement vos Méditations, ne confesse qu'il y a un Dieu éternel de qui toutes choses dépendent, nous avons jugé à propos de vous avertir et vous prier tout ensemble de répandre encore sur de certains lieux, que nous vous marquerons ci-après, une telle lumière qu'il ne reste rien dans votre ouvrage qui ne soit, s'il est possible, très-clairement et très-manifestement démontré. Car d'autant que depuis plusieurs années yous avez, par de continuelles méditations, tellement exercé votre esprit, que les choses qui semblent aux autres obscures et incertaines vous peuvent paraître plus claires, et que vous les concevez peut-être par une simple inspection de l'esprit, sans vous apercevoir de l'obscurité que les autres y trouvent, il sera bon que vous soyez averti de celles qui ont besoin d'être plus clairement et plus amplement expliquées et démontrées; et, lorsque vous nous aurez satisfaits en ceci, nous ne jugeons pas qu'il y ait guère personne qui puisse nier que les raisons dont vous avez commencé la déduction pour la gloire de Dieu et l'utilité du public ne doivent être prises pour des démonstrations.

Premièrement, vous vous ressouviendrez que ce n'est pas tout de bon et en vérité, mais seulement par une fiction d'esprit, que vous avez rejeté, autant qu'il vous a été possible, tous

les fantômes des corps, pour conclure que vous êtes seulement une chose qui pense, de peur qu'après cela vous ne croyiez peut-être que l'on puisse conclure qu'en effet et sans fiction vous n'êtes rien autre chose qu'un esprit ou une chose qui pense; et c'est tout ce que nous avons trouvé digne d'observation touchant vos deux premières Méditations, dans lesquelles vous faites voir clairement qu'au moins il est certain que vous qui pensez êtes quelque chose. Mais arrêtons-nous un peu ici. Jusquelà vous connaissez que vous êtes une chose qui pense, mais vous ne savez pas encore ce que c'est que cette chose qui pense. Et que savez-vous si ce n'est point un corps qui, par ses divers mouvements et rencontres, fait cette action que nous appelons du nom de pensée? Car encore que vous croyiez avoir rejeté toutes sortes de corps, vous vous êtes pu tromper en cela que vous ne vous êtes pas rejeté vous-même, qui peut-être êtes un corps. Car comment prouvez-vous qu'un corps ne peut penser, ou que des mouvements corporels ne sont point la pensée même ? Et pourquoi tout le système de votre corps, que vous croyez avoir rejeté, ou quelques parties d'icelui, par exemple, celles du cerveau, ne pourraient-elles pas concourir à former ces sortes de mouvements que nous appelons des pensées? Je suis, dites-vous, une chose qui pense; mais que savez-vous si vous n'êtes point aussi un mouvement corporel ou un corps remué?

Secondement, de l'idée d'un Être souverain, laquelle vous soutenez ne pouvoir être produite par vous, vous osez concluré l'existence d'un souverain Être, « duquel seul peut procéder « l'idée qui est en votre esprit. » Comme si nous ne trouvions pas en nous un fondement suffisant sur lequel seul étant appuyés nous pouvons former cette idée, quoiqu'il n'y eût point de souverain Être, ou que nous ne sussions pas s'il y en a un, et que son existence ne nous vînt pas même à la pensée ; car ne vois-je pas que moi, qui pense, j'ai quelque degré de perfection? Et ne vois-je pas aussi que d'autres que moi ont un semblable degré ? Ce qui me sert de fondement pour penser à quelque nombre que ce soit, et ainsi pour ajouter un degré de perfection à un autre jusqu'à l'infini; tout de même que, bien qu'il n'y eût au monde qu'un degré de chaleur ou de lumière, je pourrais néanmoins en ajouter et en feindre toujours de nouveaux jusqu'à l'infini. Pourquoi pareillement ne pourrai-je pas

ajouter à quelque degré d'être que j'aperçois en moi tel autre degré que ce soit, et, de tous les degrés capables d'être ajoutés, former l'idée d'un être parfait ? « Mais, dites-vous, l'effet ne « peut avoir ancun degré de perfection ou de réalité qui n'ait « été auparavant dans sa cause. » Mais, outre que nous voyons tous les jours que les mouches et plusieurs autres animaux, comme aussi les plantes, sont produits par le soleil, la pluie et la terre, dans lesquels il n'y a point de vie comme en ces animaux, laquelle vie est plus noble qu'aucun autre degré purement corporel, d'où il arrive que l'effet tire quelque réalité de sa cause qui néanmoins n'était pas dans sa cause; mais, dis-je, cette idée n'est rien autre chose qu'un être de raison, qui n'est pas plus noble que votre esprit qui la conçoit. De plus, que savez-vous si cette idée se fût jamais offerte à votre esprit, si vous eussiez passé toute votre vie dans un désert, et non point en la compagnie de personnes savantes? Et ne peut-on pas dire que vous l'avez puisée de pensées que vous avez eues auparavant, des enseignements, des livres, des discours et entretiens de vos amis, etc., et non pas de votre esprit seul ou d'un souverain Ètre existant? Et partant il faut prouver plus clairement que cette idée ne pourrait être en vous, s'il n'y avait point de souverain Être; et alors nous serons les premiers à nous rendre à votre raisonnement, et nous y donnerons tous les mains. Or, que cette idée procède de ces notions anticipées, cela paraît, ce semble, assez clairement de ce que les Canadiens, les Hurons et les autres hommes sauvages n'ont point en eux une telle idée, laquelle vous pouvez même former de la connaissance que vous avez des choses corporelles; en sorte que votre idée ne représente rien que ce monde corporel, qui embrasse toutes les perfections que vous sauriez imaginer; de sorte que vous ne pouvez conclure autre chose sinon qu'il y a un être corporel très-parfait, si ce n'est que vous ajoutiez quelque chose de plus qui élève notre esprit jusqu'à la connaissance des choses spirituelles ou incorporelles. Nous pouvons ici encore dire que l'idée d'un ange peut être en vous aussi bien que celle d'un être très-parfait, sans qu'il soit besoin pour cela qu'elle soit formée en vous par un ange réellement existant, bien que l'ange soit plus parfait que vous. Mais je dis de plus que vous n'avez pas l'idée de Dieu, non plus que celle d'un nombre ou d'une ligne infinie; laquelle quand vous pourriez avoir, ce nombre

néanmoins est entièrement impossible. Ajoutez à cela que l'idée de l'unité et simplicité d'une seule perfection qui embrasse et contienne toutes les autres se fait seulement par l'opération de l'entendement qui raisonne, tout ainsi que se font les unités universelles, qui ne sont point dans les choses, mais seulement dans l'entendement, comme on peut voir par l'unité générique transcendentale, etc.

En troisième lieu, puisque vous n'êtes pas encore assuré de l'existence de Dieu, et que vous dites néanmoins que vous ne sauriez être assuré d'aucune chose, ou que vous ne pouvez rien connaître clairement et distinctement si premièrement vous ne connaissez certainement et clairement que Dieu existe, il s'ensuit que vous ne savez pas encore que vous êtes une chose qui pense, puisque, selon vous, cette connaissance dépend de la connaissance claire d'un Dieu existant, laquelle vous n'avez pas encore démontrée aux lieux où vous concluez que vous connaissez clairement ce que vous êtes. Ajoutez à cela qu'un athée connaît clairement et distinctement que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, quoique néanmoins il soit fort éloigné de croire l'existence de Dieu, puisqu'il la nie tout à fait parce, dit-il, que si Dieu existait, il y aurait un souverain être et un souverain bien, c'est-à-dire un infini; or, ce qui est infini en tout genre de perfection exclut toute autre chose que ce soit, non-seulement toute sorte d'être et de bien, mais aussi toute sorte de non-être et de mal; et néanmoins il y a plusieurs êtres et plusieurs biens, comme aussi plusieurs non-êtres et plusieurs maux; à laquelle objection nous jugeons à propos que vous répondiez, afin qu'il ne reste plus rien aux impies à objecter, et qui puisse servir de prétexte à leur impiété.

En quatrième lieu, vous niez que Dieu puisse mentir ou décevoir, quoique néanmoins il se trouve des scolastiques qui tiennent le contraire, comme Gabriel Ariminensis, et quelques autres, qui pensent que Dieu ment, absolument parlant, c'est-àdire qu'il signifie quelque chose aux hommes contre son intention et contre ce qu'il a décrété et résolu, comme lorsque, sans ajouter de condition, il dit aux Ninivites par son prophète : Encore quarante jours, et Ninive sera subvertie, et lors qu'il a dit plusieurs autres choses qui ne sont point arrivées, parce qu'il n'a point voulu que telles paroles répondissent à son intention ou à

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