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de cent dix ans, on voit souvent paraître, dans les colonnes remplies à grand peine, un paragraphe ainsi conçu :

<< Jean-Pierre Duval, soldat de la grande armée, vient de rentrer dans son village natal, après une longue absence. Il était resté prisonnier au fond de la Sibérie, et ce n'est qu'en s'exposant à des fatigues et à des dangers de toutes sortes qu'il est enfin parvenu à regagner le sol de sa patrie; il a eu d'abord beaucoup de peine à se faire reconnaître ses parents étaient morts depuis longtemps, etc. »

Cette nouvelle, qui a dû être vraie quelquefois, n'est plus aujourd'hui qu'un canard et même un canard sauvage: il est tant revenu de soldats de Sibérie pendant la clôture des chambres, que la campagne de Russie, qui, jusqu'à présent, avait été regardée comme désastreuse, aurait contribué, au contraire, très-efficacement à augmenter la population de la France, si l'on additionnait le nombre des retours mentionnés par les journaux.

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Quoi qu'il en soit, cette donnée a un fond si naturellement poé tique, qu'elle ne pouvait manquer de séduire l'imagination des dramaturges aussi MM. Noël Parfait et Charles Lafont ont-ils bâti, sur ce texte, un mélodrame très-bien agencé, très-intéressant et même très-bien écrit; c'est là le seul reproche que nous adresserons aux auteurs. Hélas! le vrai, le pur, l'antique mélodrame a cessé d'exister! Où êtes-vous Aqueduc de Cozenza, Ruines de Babylone, Chien de Montargis, Paoli, Valentine de Milan et autres estimables productions où le crime reposait sa tête sur l'oreiller rembourré d'épines du remords, où la vertu malheureuse et persécutée gémissait dans la tour du Nord et finissait par recevoir sa récompense après mille tribulations? Vous êtes tombés dans le gouffre de l'oubli avec mille autres choses qui valaient mieux que vous avec la beauté des jolies femmes d'alors, qui sont vieilles maintenant, ou qui ne sont plus qu'une pincée de cendre sous le gazon; avec notre jeunesse enfuie, et les claires larmes de nos yeux, et les frais sourires de nos lèvres, et tout ce que le temps emporte en se renouvelant, il est vrai, mais par d'autres et pour d'autres, ce qui est une médiocre consolation pour celles et ceux qui font le plongeon dans l'eau noire du fleuve qui ne rend rien ! Chers mélodrames, niais, plats, stupides,

écrits en style uscoque ou malgache, vous aviez une qualité qui nous manque à tous tant que nous sommes vous étiez sérieux, vous aviez foi en vous-mêmes; vous étiez sincèrement convaincus d'être des mélodrames en trois ou en cinq actes. O croyance inaltérable! ô puissance des premiers âges! ô grands auteurs qui saviez à peine l'orthographe! ô poëtes inspirés, Eschyles de la Gaieté, Eurypides de l'Ambigu-Comique, qui étiez avec votre public en si parfaite communion, vastes cerveaux traversés par l'idée populaire! vous, si naïfs, si candides, que vous étiez la dupe de vos propres princesses et de vos propres tyrans, et qui pleuriez aux malheurs de votre invention, comme le plus simple chérubin du paradis à quatre sous! Ces temps sont loin l'ironie nous perd; nous ne croyons plus à rien, pas même aux mélodrames que nous faisons. Une peur semble dominer tous les esprits, la peur d'être soupçonné d'attacher de l'importance à quoi que ce soit. Aussi un auteur n'achève pas une phrase sans vous faire savoir qu'il ne croit pas un mot de ce qu'il dit et qu'il est infiniment trop spirituel pour s'attendrir sur de pareilles billevesées.

Un seul dramaturge moderne semble avoir conservé le sérieux des anciens jours. C'est M. Joseph Bouchardy, et cela explique son immense succès. Certainement, M. Bouchardy possède une habileté extrême pour enchevêtrer les charpentes d'une action; il sait par mille ressources faire naître et grandir la curiosité; il pousse l'intérêt jusqu'à l'exaspération; mais il a un avantage sur tous ses rivaux : c'est la foi profonde en son œuvre; chez lui, jamais un mot sceptique ne vient jeter de doute sur les sentiments des personnages. Le style, quoique souvent incorrect, est toujours sincère. Voilà le secret des fortes recettes et des nombreuses représentations de Gaspardo, du Sonneur de Saint-Paul et de Lazare le Pâtre. Comment voulez-vous que le spectateur croie à votre fable si vous n'y croyez pas vous-même, et si vous l'avertissez de la supercherie par des éclats de rire à demi étouffés?

Venons maintenant à l'analyse du drame de MM. Lafont et Noël Parfait. Étienne Morin est parti comme sergent en 1812 pour la campagne de Russie, laissant un fils né d'une union contractée hors de France. Les papiers qui constatent la légitimité d'Auguste (c'est

le nom de ce fils) ont été confiés par Étienne Morin à son frère Bernard. Ce Bernard, homme honnête, mais faible, cédant aux mauvaises instigations d'une certaine madame Duval, espèce de servante maîtresse ornée d'un garnement de fils, a supprimé les titres d'Auguste et s'est approprié un héritage qui devait revenir à ce dernier. Cela se passe seize ans après la déroute de Moscou. Bernard Morin, qui se fait appeler Desgraviers, du nom de la terre qu'il habite, pour dépister les recherches de son frère, au cas où il serait encore vivant, se sent nuit et jour la peau entamée à vif par ce cilice de poil de chameau qu'on appelle la conscience. Il a la conviction d'être une parfaite canaille, malgré son air bourgeois, ses naïfs pantalons de nankin et sa redingote patriarcale.

Pour réparer autant que possible le tort qu'il a fait à Auguste, il veut lui donner sa fille Louise en mariage. Cela ne fait pas le compte de madame Duval, qui a formé le projet d'unir Louise avec son che napan de fils, gaillard extrêmement fort au noble jeu de billard, très expert dans l'art d'absorber une infinité de petits verres de dif férentes liqueurs et autres exercices d'estaminet. Ce digne jeune homme conçoit, tout en méditant ses carambolages, un projet d'une profondeur passablement machiavélique, pour se débarrasser de son rival il persuade au débonnaire et confiant Auguste que son père n'est pas mort et qu'il travaille aux mines de Sibérie: la tète du jeune homme se monte, et, dans un bel accès d'amour filial, il part pour la Russie, abandonnant sa fiancée dans l'espoir de retrouver son père.

Au second acte, nous sommes en Sibérie: un brave paysage saupoudré de neige avec des sapins et des cabanes en trones d'arbres. Cela nous a fait plaisir et nous a rappelé agréablement Élisabeth, ou l'Orpheline russe, de madame Cottin. Il faisait une chaleur atroce dans la salle en général et dans notre loge en particulier, ce qui nuisait peut-être un peu à l'effet de la scène, car l'on ne pouvait s'empêcher d'envier le sort de malheureux si fraîchement détenus !

Parmi les prisonniers se trouve un Français qui n'est autre, comme vous l'avez déjà deviné, que le sergent Étienne Morin, à la recherche duquel est parti, nouveau Japhet, l'honnête Auguste, malgré l'amour de Louise et les remontrances de M. Desgraviers.

Étienne Morin a la manie des évasions; ces évasions manquent toujours, comme toutes les évasions, et procurent au vieux troupier d'abondantes volées de coups de knout, qui ne contribuent pas peu à conserver dans son âme le souvenir de sa patrie et le désir d'y retourner. Les mineurs ont beau chanter plus ou moins en chœur et sur un ton fort attendrissant :

Pauvres mineurs, plongés dans l'ombre,

Nous vivons où dorment les morts;

Notre ciel est la voûte sombre
Qui doit s'écrouler sur nos corps!
La terre couvre d'épais voiles
Nos jours aussi noirs que des nuits,
Et nous ne voyons les étoiles
Que par la bouche de nos puits!

L'or et l'argent, fleurs de la mine,
Ont beau s'ouvrir dans le sillon,
Hélas! nul astre n'illumine

Leurs cents couleurs d'un seul rayon!

De la nuit et de l'esclavage

Délivre-nous, Dieu de bonté

Qui donnas à tous en partage

Le soleil et la liberté !

Le vieux grognard, peu satisfait de ces couplets élégiaques, répète le refrain de Lepeintre jeune dans les Cabinets particuliers : « Je voudrais bien m'en aller!» Il communique cette idée louable à une jeune mougike qui vend aux prisonniers de l'eau-de-vie de pomme de terre quand ils ont quelques kopecks, et leur fait crédit quand ils n'en ont pas. Dût-il recevoir la plus atroce raclée, Étienne Morin est décidé à revoir, non pas sa Normandie, mais bien son Alsace.— La récréation accordée aux prisonniers (deux heures par mois!) une fois terminée, on les fait redescendre dans les noires profondeurs de la mine. Adieu, pâle rayon d'un soleil glacé, mais qui semble bien doux pourtant aux yeux éblouis des pauvres mineurs. Une nuit de trente jours va peser sur eux ! Que la roche ne s'éboule pas sur leur tête! que le feu grisou s'arrête aux grilles de leur lampe! que la veine trop dure ne les blesse pas de ses éclats meurtriers!

Les mineurs rentrés comme des taupes dans leurs couloirs souterrains, arrive un étranger mourant de faim et de fatigue, blanc de neige, hérissé de glaçons; vous avez déjà reconnu Auguste dans ce voyageur égaré, Auguste en route pour Tobolsk. Il raconte sa longue odyssée de misère; il est parti de France avec quatre-vingts francs, et vous pensez bien que sou voyage n'a pas été un voyage d'agrément. Pendant qu'il débite son récit, un vacarme effroyable se fait entendre, on sonne la cloche d'alarme, on bat le tambour :.un éboulement a eu lieu dans la mine; l'éboulement n'a fait qu'une seule victime, c'est le prisonnier français. - Dufavel anticipé, il est resté engagé sous les décombres. Auguste n'a pas plus tôt entendu ce mot, qu'il s'élance dans la mine et parvient à tirer le pauvre diable de ce sépulcre. Être enterré mort, ce n'est pas déjà trop gai, ètre enterré vivant est encore plus mélancolique, et le brave Auguste a bien fait d'arriver tout à point de Strasbourg pour éviter ce désagrément à monsieur son père. Aussi, tout grognard et tout grognon qu'il est, Étienne Morin remercie son libérateur avec effusion.

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Survient Borisoff, l'intendant général des mines, qui raille les prisonniers de la terreur que leur a inspirée l'éboulement, et les force, le knout à la main, de retourner au travail. Étienne, à cet outrage, sent bouillonner son vieux sang dans ses veines; il arrache le bâton des mains de Borisoff, et le lui briserait sur le corps, s'il n'en était empêché par les soldats. Dans cette querelle, le nom d'Étienne Morin est prononcé. Auguste pousse un cri. Ce mineur qu'il vient d'arracher à la mort, c'est son père! son père, pour lequel il a obtenu, à Saint-Pétersbourg, un ordre de délivrance de l'empereur. Il montre cet ordre à Borisoff, en le sommant de mettre en liberté le vieux soldat. Borisoff refuse, car les mines étant devenues la propriété du prince Golovkine, Étienne Morin se trouve serf, et doit, pour être libré, payer une somme de deux cents cinquante roubles. Auguste, qui n'a emporté de Paris que quatre-vingts francs, après un voyage de quinze cents lieues, n'a pas sur lui deux cents cinquante roubles. Bien au contraire! Heureusement, MM. Lafont et Noël Parfait sont gens de ressources : ils vont faire trouver au pieux Auguste la somme dont il a besoin.

Le fiancé de la petite cantinière doit partir pour l'armée, ce qui

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